Jules Verne - L'île mystérieuse 2eme partie
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habitués à cette route du corral. Ils remontèrent la rive gauche de la Mercy, atteignirent le plateau, passèrent le pont du creek Glycérine et s'avancèrent à travers la forêt.
Ils marchaient d'un bon pas, en proie à une émotion très vive. Pour eux, cela ne faisait pas doute, ils allaient apprendre enfin le mot tant cherché de l'énigme, le nom de cet être mystérieux, si profondément entré dans leur vie, si généreux dans son influence, si puissant dans son action! Ne fallait-il pas, en effet, que cet inconnu eût été mêlé à leur existence, qu'il en connût les moindres détails, qu'il entendit tout ce qui se disait à Granite-house, pour avoir pu toujours agir à point nommé ?
Chacun, abîmé dans ses réflexions, pressait le pas. Sous cette voûte d'arbres, l'obscurité était telle que la lisière de la route ne se voyait même pas. Aucun bruit, d'ailleurs, dans la forêt. Quadrupèdes et oiseaux, influencés par la lourdeur de l'atmosphère, étaient immobiles et silencieux. Nul souffle n'agitait les feuilles. Seul, le pas des colons résonnait, dans l'ombre, sur le sol durci.
Le silence, pendant le premier quart d'heure de marche, ne fut interrompu que par cette observation de Pencroff :
« Nous aurions dû prendre un fanal. »
Et par cette réponse de l'ingénieur :
« Nous en trouverons un au corral. »
Cyrus Smith et ses compagnons avaient quitté Granite-house à neuf heures douze minutes. A neuf heures quarante-sept, ils avaient franchi une distance de trois milles sur les cinq qui séparaient l'embouchure de la Mercy du corral.
En ce moment, de grands éclairs blanchâtres s'épanouissaient au-dessus de l'île et dessinaient en noir les découpures du feuillage. Ces éclats intenses éblouissaient et aveuglaient. L'orage, évidemment, ne pouvait tarder à se déchaîner. Les éclairs devinrent peu à peu plus rapides et plus lumineux. Des grondements lointains roulaient dans les profondeurs du ciel. L'atmosphère était étouffante.
Les colons allaient, comme s'ils eussent été poussés en avant par quelque irrésistible force.
A neuf heures un quart, un vif éclair leur montrait l'enceinte palissadée, et ils n'avaient pas franchi la porte, que le tonnerre éclatait avec une formidable violence.
En un instant, le corral était traversé, et Cyrus Smith se trouvait devant l'habitation.
Il était possible que la maison fût occupée par l'inconnu, puisque c'était de la maison même que le télégramme avait dû partir. Toutefois, aucune lumière n'en éclairait la fenêtre.
L'ingénieur frappa à la porte. Pas de réponse.
Cyrus Smith ouvrit la porte, et les colons entrèrent dans la chambre, qui était profondément obscure.
Un coup de briquet fut donné par Nab, et, un instant après, le fanal était allumé et promené à tous les coins de la chambre...
Il n'y avait personne. Les choses étaient dans l'état où on les avait laissées.
« Avons-nous été dupes d'une illusion? » murmura Cyrus Smith.
Non! Ce n'était pas possible! Le télégramme avait bien dit :
« Venez au corral en toute hâte. »
On s'approcha de la table qui était spécialement affectée au service du fil. Tout y était en place, la pile et la boîte qui la contenait, ainsi que l'appareil récepteur et transmetteur.
« Qui est venu pour la dernière fois ici? demanda l'ingénieur.
Moi, monsieur Smith, répondit Ayrton.
Et c'était?...
Il y a quatre jours.
Ah! Une notice! » S’écria Harbert, qui montra un papier déposé sur la table.
Sur ce papier étaient écrits ces mots, en anglais :
« Suivez le nouveau fil. »
« En route! » s'écria Cyrus Smith, qui comprit que la dépêche n'était pas partie du corral, mais bien de la retraite mystérieuse qu'un fil supplémentaire, raccordé à l'ancien, réunissait directement à Granite-house.
Nab prit le fanal allumé, et tous quittèrent le corral.
L'orage se déchaînait alors avec une extrême violence. L'intervalle qui séparait chaque éclair de chaque coup de tonnerre diminuait sensiblement. Le météore allait bientôt dominer le mont Franklin et l'île entière. A l'éclat des lueurs intermittentes, on pouvait voir le sommet du volcan empanaché de vapeurs.
Il n'y avait, dans toute la portion du corral qui séparait la maison de l'enceinte palissadée, aucune communication télégraphique. Mais, après avoir franchi la porte, l'ingénieur, courant droit au premier poteau, vit à la lueur d'un éclair qu'un nouveau fil retombait de l'isoloir jusqu'à terre.
« Le voilà! » dit-il.
Ce fil traînait sur le sol, mais sur toute sa longueur il était entouré d'une substance isolante, comme l'est un câble sous-marin, ce qui assurait la libre transmission des courants. Par sa direction, il semblait s'engager à travers les bois et les contreforts méridionaux de la montagne, et, conséquemment, il courait vers l'ouest.
« Suivons-le! » dit Cyrus Smith.
Et tantôt à la lueur du fanal, tantôt au milieu des fulgurations de la foudre, les colons se lancèrent sur la voie tracée par le fil.
Les roulements du tonnerre étaient continus alors, et leur violence telle, qu'aucune parole n'eût pu être entendue. D'ailleurs, il ne s'agissait pas de parler, mais d'aller en avant.
Cyrus Smith et les siens gravirent d'abord le contrefort dressé entre la vallée du corral et celle de la rivière de la Chute, qu'ils traversèrent dans sa partie la plus étroite. Le fil, tantôt tendu sur les basses branches des arbres, tantôt se déroulant à terre, les guidait sûrement.
L'ingénieur avait supposé que ce fil s'arrêterait peut-être au fond de la vallée, et que là serait la retraite inconnue.
Il n'en fut rien. Il fallut remonter le contrefort du sud-ouest et redescendre sur ce plateau aride que terminait cette muraille de basaltes si étrangement amoncelés. De temps en temps, l'un ou l'autre des colons se baissait, tâtait le fil de la main et rectifiait la direction au besoin. Mais il n'était plus douteux que ce fil courût directement à la mer. Là, sans doute, dans quelque profondeur des roches ignées, se creusait la demeure si vainement cherchée jusqu’'alors.
Le ciel était en feu. Un éclair n'attendait pas l'autre. Plusieurs frappaient la cime du volcan et se précipitaient dans le cratère au milieu de l'épaisse fumée. On eût pu croire, par instants, que le mont projetait des flammes.
A dix heures moins quelques minutes, les colons étaient arrivés sur la haute lisière qui dominait l'Océan à l'ouest. Le vent s'était levé. Le ressac mugissait à cinq cents pieds plus bas.
Cyrus Smith calcula que ses compagnons et lui avaient franchi la distance d'un mille et demi depuis le corral.
A ce point, le fil s'engageait au milieu des roches, en suivant la pente assez raide d'un ravin étroit et capricieusement tracé.
Les colons s'y engagèrent, au risque de provoquer quelque éboulement de rocs mal équilibrés et d'être précipités dans la mer. La descente était extrêmement périlleuse, mais ils ne comptaient pas avec le danger, ils n'étaient plus maîtres d'eux-mêmes, et une irrésistible attraction les attirait vers ce point mystérieux, comme l'aimant attire le fer.
Aussi descendirent-ils presque inconsciemment ce ravin, qui, même en pleine lumière, eût été pour ainsi dire impraticable. Les pierres roulaient et resplendissaient comme des bolides enflammés, quand elles traversaient les zones de lumière. Cyrus Smith était en tête. Ayrton fermait la marche. Ici, ils allaient pas à pas; là, ils glissaient sur la roche polie; puis ils se relevaient et continuaient leur route.
Enfin, le fil, faisant un angle brusque, toucha les roches du littoral, véritable semis d'écueils que les grandes marées devaient battre. Les colons avaient atteint la limite inférieure de la muraille basaltique.
Là se développait un étroit épaulement qui courait horizontalement et parallèlement à la mer. Le fil le suivait, et les colons s'y engagèrent. Ils n'avaient pas fait cent pas, que l'épaulement, s'inclinant par une pente modérée, arrivait ainsi au niveau même des lames.
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L'ingénieur saisit le fil, et il vit qu'il s'enfonçait dans la mer.
Ses compagnons, arrêtés près de lui, étaient stupéfaits.
Un cri de désappointement, presque un cri de désespoir, leur échappa! Faudrait-il donc se précipiter sous ces eaux et y chercher quelque caverne sous-marine? Dans l'état de surexcitation morale et physique où ils se trouvaient, ils n'eussent pas hésité à le faire.
Une réflexion de l'ingénieur les arrêta.
Cyrus Smith conduisit ses compagnons sous une anfractuosité des roches, et là :
« Attendons, dit-il. La mer est haute. A mer basse, le chemin sera ouvert.
Mais qui peut vous faire croire ?... demanda Pencroff.
Il ne nous aurait pas appelés, si les moyens devaient manquer pour arriver jusqu'à lui! »
Cyrus Smith avait parlé avec un tel accent de conviction, qu'aucune objection ne fut soulevée. Son observation, d'ailleurs, était logique. Il fallait admettre qu'une ouverture, praticable à mer basse, que le flot obstruait en ce moment, s'ouvrait au pied de la muraille.
C'étaient quelques heures à attendre. Les colons restèrent donc silencieusement blottis sous une sorte de portique profond, creusé dans la roche. La pluie commençait alors à tomber, et ce fut bientôt en torrents que se condensèrent les nuages déchirés par la foudre. Les échos répercutaient le fracas du tonnerre et lui donnaient une sonorité grandiose.
L'émotion des colons était extrême. Mille pensées étranges, surnaturelles traversaient leur cerveau, et ils évoquaient quelque grande et