Dorian Evergreen
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Ce soir-là, je me trouvais devant une magnifique librairie, avec une luxueuse vitrine illuminée et de rares livres présentés sur leurs socles, un peu à la manière des bijoux et des parures que l’on admire dans les joailleries de la Place Vendôme. J’avais eu beaucoup de difficulté à la trouver, c’était la dernière à proposer de véritables livres avec une couverture cartonnée et un certain nombre de pages recouvertes de signes imprimés. Parmi les quatre livres présentés, trônait sur un piédestal recouvert de velours rouge un ouvrage sans doute d’importance majeure vu le nombre de spots braqués sur lui et la banderole dorée indiquant : « Le dernier livre de Stéphane de Villetord, celui que tout homme intelligent se doit d’avoir lu... »
Un peu intimidé par une telle présentation, à une époque où l’on trouvait des visiolivres partout et de vrais livres quasiment nulle part, je me décidais à rentrer dans ce magasin si select. Moquette épaisse, lumière tamisée, musique d’ambiance, fauteuils profonds, une sorte de compromis entre le musée et la maison de haute couture.
Quelques messieurs d’âge mûr, sans doute de grands professeurs ou des bibliophiles experts, consultaient les ouvrages qui étaient présentés un par casier, la couverture tournée vers l’extérieur. Les plus précieux étaient même enfermés dans des vitrines aux parois de verre blindé.
Une hôtesse vêtue d’un tailleur bleu s’avança vers moi en me demandant : « Puis-je vous aider ? »
- Oui, lui répondis-je. Je viens de remarquer le livre de Monsieur de Villetord dans votre vitrine...
- Excellent choix, Monsieur. C’est le livre du moment, celui qu’il faut absolument avoir lu !
Et comme par enchantement, elle m’en présente un exemplaire en me demandant de l’examiner tranquillement. La quatrième de couverture m’intrigue. « Le livre fondamental pour notre époque déboussolée... Une réflexion totalement nouvelle sur l’absurde... L’actualité brutale d’une pensée décapante... L’oeuvre inégalée d’un penseur exceptionnel… Le poète du vacillement, de l’incertitude et de l’incommunicable à l’apogée de son art... ». Avec des éloges aussi dithyrambiques on ne peut qu’avoir envie d’acheter l’ouvrage.
Comme je le fais toujours, j’ouvre le livre au hasard et j’en lis quelques lignes. Ou plutôt j’essaie sans vraiment y arriver. Des mots, par centaines, par milliers, des phrases qui me semblent obscures, absconses. Je n’y comprends rien. Je me demande même si tout cela a un sens, si l’auteur a voulu transmettre quelque chose ou s’il a simplement souhaité se faire plaisir. Sans doute se comprend-il ? Moi, je n’y arrive pas.
La charmante hôtesse blonde revient vers moi...
- Il est excellent, n’est-ce pas? L’ouvrage est publié chez Gallirion... Savez-vous que c’est le tout dernier grand éditeur du pays ? Il publie six livres par an. Certains titres, comme celui-ci, atteignent jusqu’à mille exemplaires !
- L’ennui, c’est que je n’ai pas très bien compris le peu que je viens d’en lire...
- C’est normal, au début avec les grands auteurs, on peut avoir un peu de difficulté, mais en s’accrochant, on finit par entrer dans le livre.
- J’ai bien l’impression que moi, je ne vais pas y arriver du tout. Je n’ai pas fait beaucoup d’études. Je travaille toute la journée et il ne me reste que la nuit pour me cultiver...
- Dans ce cas, c’est tout à fait ce qu’il vous faut. C’est un ouvrage très complet à la fois philosophique, littéraire et poétique. Vous verrez, vous ne serez pas déçu. Le tout est de ne pas vous décourager à la première difficulté...
- Vous savez, je n’ai eu que 35 au test de Warchild, alors je suis loin d’être une lumière. J’ai même l’impression qu’il doit falloir au moins 90 ou 100 pour avoir une chance de comprendre..
- Evidemment, reprit-elle, songeuse. 35 au Warchild... Eh bien, c’est prévu. L’éditeur propose un livre d’accompagnement et de décryptage qui vous permettra de tout appréhender sans difficulté.
C’était proposé si gentiment et avec un si charmant sourire que j’acceptais. Quelle ne fut pas surprise quand elle m’annonça la somme à régler pour les deux ouvrages : 1350 dolros !
- Mais, il y en a pour une fortune, m’écriais-je.
- Oui, le livre a beaucoup augmenté ces temps-ci. C’est dû au prix du papier qui a explosé depuis le choc de la filière bois, aux tirages de plus en plus réduits et surtout au monopole de la maison Gallirion.
- C’est vraiment trop cher pour moi, avouais-je piteusement. Je n’ai que l’allocation de solidarité pour vivre...
- L’objet culturel « livre sur papier » devient un véritable produit de luxe. Quelque chose de rare, d’excessivement recherché. Et ce qui est rare est cher. Pourquoi croyez-vous que nous mettons certains in-quarto sous vitrine de protection ?
- J’essaie simplement d’acquérir un peu de culture et ce n’est pas facile. Les bibliothèques papier ont disparues au profit des bibliothèques sur support digital et ce n’est pas la même chose du tout. Rien que du spectaculaire ou du divertissement. Moi, je voulais commencer ma rééducation par la philosophie...
- Dans ce cas, Monsieur, il faut faire cet indispensable effort financier.
Quand on aime, on ne compte pas. J’avais déjà deux vrais livres à la maison, celui-ci serait mon troisième et mon plus précieux. Un véritable embryon de bibliothèque.
- Je suis sûre que vous ne regretterez pas votre décision, ajouta-t-elle en faisant passer ma carte de paiement devant un lecteur laser. Au revoir, Monsieur et bonne lecture ! Je vous ai ajouté une petite plaquette de mots croisés à titre d’échantillon... Ne me remerciez pas, c’est offert juste pour vous donner un avant goût du véritable recueil qui compte plus de 1000 pages avec reliure pleine peau...
Elle devait parler d’un ouvrage-vedette de l’éditeur, un de ceux qui avaient droit à la vitrine individuelle, aux drapés de velours rouge ou vert et aux spots entrecroisés. A peine de retour chez moi, je me mis au décryptage. J’en perdis l’appétit et le sommeil à m’échiner sur ces pages, ces phrases amphigouriques, ce salmigondis imbuvable, ces notes de plusieurs pages, ces addenda censés éclairer les méandres d’une pensée labyrinthique et ténébreuse. Le livre d’accompagnement, au lieu de m’aider à comprendre, m’enfonçait un peu plus à chaque page dans les marécages insalubres de l’incompréhension. De deux choses l’une : ou j’étais crétin ou Monsieur de Villetord se moquait du monde. Ou les deux. Ou rien de tout cela. En tout cas, l’auteur, son interprète et moi, nous ne nous comprenions pas. Sans doute parlions-nous des langages différents. M’étant accordé une semaine pour entrer dans le bouquin et n’y étant toujours pas parvenu, je me présentais à nouveau dans la librairie de luxe. L’hôtesse blonde n’était plus là. Ce fut une brune qui me reçut avec un grand sourire.
- Qu’y a-t-il pour votre service ?
- Je vous rapporte « Code Léonard » ainsi que son livre d’explications « Code Léonard décrypté ». Ca ne me convient pas du tout...
- Ah, oui ... C’est du Villetord. C’est un peu particulier...
- Serait-il possible que vous me le repreniez ou que vous me l’échangiez ?
- Je suis désolée, Monsieur, mais la maison ne reprend pas les ouvrages vendus ! Nous ne commercialisons que du neuf…
- C’est qu’ils m’ont coûté fort cher et que ça m’aurait arrangé si vous me les aviez remboursés...
- Ce n’est pas possible, répondit-elle. Voyez sur le marché de l’occasion. Du Villetord de cette qualité, en vélin 90 g entièrement piqué main avec couverture ski vertex, vous trouverez facilement un amateur...
- Vous croyez ? lançais-je dubitatif.
- En tout cas, en neuf, ça ne reste pas. « Code Léonard » est notre meilleure vente depuis soixante cinq semaines, c’est tout dire !
Le lendemain, je me retrouvais au square du Lendit, sorte de marché aux puces miniature où quelques passants vendaient aux pieds de statues abstraites un bric à brac d’objets de brocante des plus divers : épaves du passé devenues inut
iles tels machines à écrire, tourne-disques ou magnétophones à bande par exemple. La Mairie tolérait ce minuscule marché noir à la condition que tous les objets d’un même vendeur tiennent sur un seul et unique morceau de tissu d'un mètre carré et puissent être immédiatement enlevés si un agent de la force publique de mauvaise humeur vous le demandait. J’installais mes deux livres bien à plat sur un grand mouchoir à carreaux et attendis le chaland, assis sur un banc. Comme je devais être le seul à proposer de la littérature, je pensais ne pas avoir à attendre longtemps. Quelle erreur! La matinée passa, puis l’après-midi. Rien. Les gens défilaient, regardaient de loin, sans montrer le moindre signe d’intérêt. Vers le soir, j’en étais venu à les interpeller. « Une affaire ! Le dernier Villetord pour 100 dolros ! N’hésitez pas, c’est unique ! »
Quelques badauds s’arrêtaient, regardaient, soupesaient l’ouvrage, comptaient le nombre de pages... J’essayais de faire l’article : « Vous allez voir, c’est un excellent essai, très bien écrit, très facile à lire… »
Comme je n’ai jamais vraiment su mentir, je ne devais pas être bien convaincant. J’attaquai sur l’objet lui-même : « Vous avez vu la couverture ? C’est du solide, de la qualité. Ca vient du meilleur éditeur, Gallirion, pensez donc, y a pas mieux... Et le papier, du vélin authentique ! »
Les gens tripotaient, hésitaient puis reposaient l’ouvrage avec une petite grimace.
- ... et l’encre, vous avez vu la qualité de l’encre ? continuais-je allégrement. Touchez, c’est quasiment sublime... Vous pouvez frottez, pas de traces sur les doigts, n’est-ce pas merveilleux ?
Finalement un vieux monsieur qui semblait intéressé me demanda : « C’est écrit en quelle langue ? ».
- En français standard, enfin en hexagonal...
- Ca ne m’intéresse pas, je cherche un livre écrit en hébreu...
Avec ses lunettes, sa barbe blanche, son grand manteau noir, il avait tout du vieux professeur. Je le regardais avec de grands yeux étonnés ;
- Mais, oui, jeune homme, en hébreu... La langue divine, la langue révélée aux hommes, la langue de la Sagesse, que dis-je, des Sagesses, la langue de la kabbale ! Je voudrais lire tout ce qui reste de disponible dans ce divin langage avant l'arrivée de la grande catastrophe finale...
- De quoi voulez-vous parler, Monsieur ?
- De la catastrophe des catastrophes ! Du cataclysme des cataclysmes ! Celui qui se produira immanquablement le jour où le dernier androïde brûlera le dernier livre en hébreu ! Croyez-moi, jeune homme, ce jour n’est pas loin...
Et il s’éloigna d’un pas traînant. Un jeune me demanda s’il y avait une version visio et un autre combien on y trouvait de photos d’illustration.
- Je suis désolé, cet ouvrage ne comporte pas la moindre photo, c’est un livre sérieux.
La nuit venue, je remballais ma marchandise et me dirigeais vers les entrepôts de la banlieue. Un des autres vendeurs m’avait parlé d’un récupérateur de papier qui rachetait de vieux livres.
- Si tu n’arrives pas à vendre, tu peux toujours te rabattre là-dessus. L’ennui, c’est qu’il reprend pour pas cher. Un vrai voleur...
Avec un peu de difficulté, je parvins à dénicher l’endroit où il se cachait. Une cour sale, encombrée de déchets divers et de grandes flaques d’eaux zébrées de traces irisées de gas-oil. La grille d’entrée était surmontée par un panneau rouillé sur lequel était écrit : « Célestin Marceau, récupération en tous genres ». Le portail était ouvert, les portes des hangars également. Je tombais sur un type bedonnant vêtu d’une salopette bleue pleine de taches.
- Si c’est pour la ferraille, c’est trop tard ! Arthur a fermé le hangar 3 et j’ai pas la clé...
- Non, Monsieur, c’est pour vous proposer deux beaux ouvrages...
- M’en moque, ici on s’occupe juste du poids de papier...
Je lui tendis les deux livres qu’il prit du bout des doigts avec dédain, un peu comme si c’était quelque chose de malpropre.
- Juste ces deux-là ? Ca va pas faire lourd...
Il les posa sur une antique balance à cristaux liquides très semblable à celles qu’utilisaient autrefois les poissonniers et annonça péremptoire : « Cinquante centimes les deux.. »
- C’est pas possible ! Ils sont comme neufs ! Je viens juste de les acheter..
- Vieux ou neufs, pour moi c’est du pareil au même, qu’il me répond.
- Mais c’est un Villetord, un ouvrage capital, un sommet de la philosophie...
- Rien à secouer, mon gars. Ici, c’est le pilon. Alors que ce soit la Bible, le Coran ou le dernier torchecul, c’est toujours la même chose pour nous !
- Mais quand même, je les ai payé 1350 dolros…
Il me jeta un regard plein de commisération et me dit : « Le prix d’une centaine de visios! Faut vraiment être sonné pour gaspiller le pognon comme ça... »
J’étais à court d’arguments. Je m’étais fait avoir...
- Alors, à cinquante centimes, il marche ?
J’acquiesçai d’un simple signe de tête. Il sortit une pièce orange de son tiroir-caisse, la posa sur le comptoir juste devant moi et lança à la volée les deux bouquins qui atterrirent sur un grand tas de journaux, bouquins et paperasses diverses qui emplissait presque entièrement une benne métallique. Je tournais les talons et rentrais chez moi, bien décidé à ne plus jamais me laisser prendre à cet étrange miroir aux alouettes que certains appellent Culture...
Copyright by Bernard Viable 2012
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