by Lynda Curnyn
Pour éviter qu’elle ne me parle encore de Kirk, je la branche sur un autre sujet.
— Maman, comment se fait-il que tu ne portes pas la robe que je t’ai offerte ? Qu’est-ce que tu en as fait, tu l’as jetée?
— Non. Elle est dans le placard.
Je n’en doute pas une seconde. Elle est dans le placard… Avec les parures de lit qu’elle a achetées en solde et n’a jamais utilisées, et les nappes importées d’Italie qu’elle garde pour une « occasion spéciale » qui ne se présente jamais…
— Je ne sais pas ce que tu attends pour la mettre.
— Ne t’inquiète pas pour moi. Occupe-toi plutôt de toi, dit-elle en sortant les œufs de la poêle pour les disposer dans une assiette.
— Qui se fait du souci pour Angela ? demande Nonnie, qui émerge de sa chambre pour nous rejoindre dans la cuisine.
— Bonjour, Nonnie !
Je bondis sur elle pour la serrer dans mes bras. Elle sent bon les fleurs et je recule pour mieux la regarder. Quelle douceur sur ce visage qui sourit en permanence ! Et elle n’est pas du tout ringarde : elle porte un corsage rouge vif, et un pantalon corsaire (mais oui !) en polyester. Comme la plupart des gens de son âge, qui ont dépassé les quatre-vingts ans, elle ne peut résister aux tissus synthétiques !
Ma grand-mère, c’est une brise d’air frais dans la grisaille qui prend possession de ma mère chaque fois qu’elle soupçonne un de ses enfants d’être malheureux. Et comme c’est en général moi qui fais partie de cette catégorie, j’en suis arrivée à compter sur Nonnie pour mettre de l’ambiance.
— Tu vas faire la cuisine avec ça ?
Ma mère arrête provisoirement de tourner la sauce pour détailler la tenue yé-yé de ma grand-mère (agrémentée d’un soupçon de maquillage).
— Bien sûr que oui, dit Nonnie d’un air de défi.
Elle s’empare d’un bol de viande coupée en morceaux qui traînait sur la table de travail. Après avoir ajouté à la mie de pain l’ail que je viens de hacher, plus une foule d’autres ingrédients dont elle assure qu’elle emportera le nom avec elle jusque dans la tombe, Nonnie saisit le bol de viande rouge et d’épices et commence à mélanger le tout à la main, sans se soucier de ses bagues…
— Alors, c’est quoi le souci de ta mère aujourd’hui ?
Nonnie s’est adressée à moi, ignorant la présence de maman, qui est debout près du four, un mètre à peine derrière elle.
— Oh, tu le sais bien, toujours à propos de Kirk et moi.
— Tiens au fait, c’est vrai ! Où est-il, celui-là ?
Comme si elle venait de s’apercevoir que je suis venue sans ma « moitié »… Elle donne toujours ce surnom à Kirk, c’est sa façon à elle de le considérer comme partie intégrante de ma vie. Pour elle, avec tous les repas qu’il a pris chez nous, il mérite le titre d’Italien honoraire. Et qui arrive à rester mince ! Chaque fois qu’il se tape une énorme assiettée de pâtes et de viande, elle ne peut s’empêcher de dire :
— Je me demande bien où il peut mettre tout ça !
Elle attrape un morceau de viande et commence à en faire une boulette.
— Il est allé chez lui.
Nonnie laisse tomber la boulette dans la poêle que ma mère a laissée sur la table et s’empare d’un nouveau morceau de viande.
— C'est vrai? Dommage, il adore les aubergines de ta mère.
Et elle me fait un clin d’œil en achevant la confection d’une nouvelle boulette.
Je souris. Après tout, autant laisser Nonnie présenter les choses à sa manière… Avec elle, on a l’impression que c’est Kirk qui rate quelque chose !
Je me mets à l’aider dans la confection des boulettes. Ma mère intervient dans la conversation.
— Tu trouves ça bien, toi ? dit-elle en malaxant une dernière fois la sauce avant de nous rejoindre à table. Il est venu ici je ne sais combien de fois, et il n’invite pas Angela chez lui pour qu’elle fasse connaissance de ses parents !
Nonnie hausse les épaules et poursuit sa tâche.
— Ses parents habitent bien dans le… c’est quoi déjà ? le Massachusetts ?
A l’entendre, il est clair qu’elle n’est pas emballée. Dans le monde de Nonnie, il n’existe pas d’autre endroit que Brooklyn où il fasse bon vivre. Sa propre mère a quitté Naples quand elle était encore ado pour s’installer à New York. Elle a grandi dans le quartier de Delancey, juste au pied du pont de Brooklyn. Et pendant toute sa vie, elle n’a jamais vraiment éprouvé l’envie d’habiter ailleurs. Elle est convaincue que Brooklyn offre tout ce dont on peut avoir besoin : le boucher Al est l’empereur de la saucisse italienne, et c’est à la Brooklyn Bagelry qu’on trouve les meilleurs bagels de toute la ville de New York (je ne parle même pas du reste du pays…). Avec en prime le Kings Plaza à quelques minutes à pied, où une ribambelle de boutiques la fournissent en fringues en polyester et en chaussures à hauts talons. Que demander de plus ?
— Je me demande si ses intentions sont sérieuses, et je n’aime pas ça, lance ma mère en mettant l’eau sur le feu pour cuire les pâtes.
— Sérieuses? Qui parle d’être sérieux? Ils ont tout le temps devant eux pour ça, décrète Nonnie.
Après tout, elle a raison. Pourquoi suis-je si pressée, finalement ? Il n’y a même pas deux ans que je sors avec Kirk… Faire une fixation sur le mariage est peut-être un peu… prématuré, non ?
Ma mère revient vers la table et s’empare d’un énorme morceau de viande. Elle demande à Nonnie :
— Tu as pris la saucisse dans le congélateur ?
— Non, il n’y en avait pas, mais ne t’inquiète pas. J’ai demandé à Artie de me l’apporter.
— Artie ? Le mari de Gloria Matarrazzo ?
— Gloria est morte, dit Nonnie en continuant de rouler la viande. Ça fait bien un an maintenant. Paix à son âme ! Tu devrais le savoir, Maria, tu es allée à son enterrement.
— Mais pourquoi vient-il ici ?
— C'est moi qui l’ai invité, répond Nonnie.
Elle ne voit absolument pas ce qu’il y a de surprenant à ça.
Ma mère abandonne un instant ses boulettes, abasourdie.
— Tu as quoi ?
— Mais enfin, qu’est-ce qui te prend ? répond Nonnie, le regard innocent. Nous sommes amis, nous jouons ensemble au poker tous les vendredis soir depuis quinze ans, et je ne pourrais pas l’inviter à dîner chez moi ?
Puis Nonnie reporte son attention sur la viande. Je mettrais ma main au feu qu’elle a les pommettes un peu rouges !
— Mais qu’est-ce que tu as derrière la tête ? s’enquiert ma mère.
La question reste sans réponse car on vient de sonner à la porte.
— J’y vais, lance ma grand-mère.
Elle se précipite sur l’évier pour se rincer les mains. Elle regarde d’un œil critique son reflet dans la porte du micro-ondes, remet rapidement quelques boucles en place et passe dans le salon pour aller ouvrir, suivie par deux paires d’yeux ébahis.
— Artie ! Je suis heureuse que tu aies pu venir.
Quelques instants après, Nonnie revient dans la cuisine, le fameux Artie sur les talons. Elle lui agrippe la main.
— Regardez un peu qui est là ! Tu te souviens certainement de ma fille Maria, et ma petite-fille Angela.
Ce brave Artie a l’air de se demander ce qu’il fabrique dans notre cuisine, et plus encore aux côtés de ma grand-mère… On pourrait croire qu’il a déboulé chez nous par accident, à en juger sa mise un rien chiffonnée et sa façon de nous fixer d’un air ahuri. Mais je change d’avis en le voyant extirper de son sac à provisions une magnifique saucisse.
— Oh, Artie, tu n’as pas oublié !
Nonnie regarde le paquet comme s’il s’agissait d’une douzaine de roses. Elle se penche un peu pour embrasser la joue rebondie du monsieur.
Non mais je rêve ! me dis-je in petto en échangeant un regard avec ma mère.
Et pourtant, c’est bien vrai, Nonnie a un soupirant.
Environ une heur
e plus tard, c’est au tour de mon frère Sonny d’arriver, flanqué de sa femme, Vanessa. Nous avons pratiquement fini de préparer le dîner, et la table est même déjà mise. Sonny et Vanessa n’ont plus qu’une chose à faire : rester debout au milieu du salon pendant que ma mère et Nonnie s’extasient sur Vanessa. Ou plus exactement, sur son abdomen rond et proéminent à souhait puisqu’ils attendent leur premier enfant. Pensez donc, le premier petit-fils de ma mère !
— Mon premier petit-fils de naissance, précise toujours ma mère.
Car les jumeaux de mon frère Joey sont en réalité les enfants de sa fiancée, Miranda. Après s’être fait à l’idée que son fils aîné ne lui donnerait probablement pas de petits-enfants sauf s’il épousait Miranda, elle a accueilli les petits Tracy et Timmy comme faisant partie des siens.
— Il n’y a rien de plus merveilleux que de savoir que son propre fils va avoir un bébé, déclare ma mère, comme elle le fait souvent lorsque Joey et Miranda ne sont pas dans les parages.
Bien entendu, Vanessa est aux anges. Debout face à ma mère, elle se caresse le ventre de la main (dûment baguée !). Elle étire le tissu rose de son haut sur son ventre pour mieux le faire ressortir, et s’exclame :
— Je n’en reviens pas d’être aussi grosse… et je n’en suis qu’à mon cinquième mois !
C'est vrai que Vanessa est énorme, mais je ne pense pas que ce soit uniquement dû au bébé… Un mètre soixante-douze, la crinière blonde déployée si haut qu’elle atteint pratiquement le bois du plafond, elle porte toujours des talons aiguilles de dix centimètres, sa « marque de fabrique ». Elle est couverte d’énormes bijoux en or qui bringuebalent de tous les côtés. Elle en a aux oreilles, autour du cou, au poignet, ce qui apporte une petite note curieusement glamour à son imposant tour de taille. Compte tenu de son impressionnante stature, sa grossesse n’en paraît que plus glorieuse. Lorsque Vanessa est dans la pièce, on ne voit plus qu’elle. On dirait qu’elle prend toute la place, qu’elle l’absorbe tout entière. Impossible de ne pas parler d’elle !
— Comment te sens-tu ? Tu as toujours des nausées le matin ? Tu devrais t’asseoir, tu sais ? Avec cette chaleur… L'été vient à peine de commencer, et l’humidité est déjà insupportable. Angela, va chercher un des fauteuils de la salle à manger pour Vanessa.
Quand Vanessa est dans la pièce, pas de doute, c’est elle la reine ! J’obtempère tandis que Sonny se met à raconter les derniers potins sur l’échographie de sa femme.
— Je suis certain d’avoir vu quelque chose sur l’écran. Je mettrais ma main à couper que c’est un garçon.
Il n’y a qu’une chose qui puisse nous faire changer un peu de conversation. Ou plus exactement deux : Tracy et Timmy, les jumeaux, les deux terreurs qui viennent justement d’arriver vers nous comme deux fusées après avoir pratiquement défoncé la porte d’entrée. Dans leur exubérance d’enfants de six ans, ils ont failli envoyer rouler Vanessa par terre comme un vieux tonneau. Joey, qui les suit de près, le bras autour de la taille de guêpe de Miranda, décide d’intervenir :
— Du calme, tous les deux !
Je suis toujours frappée de voir Joey dans son rôle de « papa ». Il faut dire que ça lui est tombé dessus d’un seul coup il y a un an, lorsqu’il a rencontré Miranda. Jusque-là, il avait consacré tout son temps et toute son énergie à la gestion de l’héritage paternel : la fameuse entreprise d’accessoires automobiles. Quand il avait un peu de temps libre, il le passait à briquer et décorer la Cadillac 1967, sa raison d’être. Et puis soudain, Tracy et Timmy ont pris la place de la Cadillac dans son cœur.
Ma mère aurait dû se réjouir de la tournure des événements. Pendant des années, elle reprochait à Joey de ne pas lever le nez de sa Cadillac, de ne pas faire sa vie, de ne pas lui donner les petits-enfants dont elle rêvait. Mais elle n’a jamais pu avaler le coup de Miranda. Comme si elle ne voyait en elle qu’une mère célibataire sans le sou et qui n’avait qu’une chose en tête : faire main basse sur le fric que rapporte l’entreprise familiale.
Heureusement, Miranda ne s’est rendu compte de rien… ou du moins, elle a fait comme si.
— Bonjour, madame Di ! dit-elle en se penchant pour embrasser ma mère.
Les bras de maman se referment sur la chétive silhouette de Miranda, mais je vois bien que ma mère ne se laisse pas aller aux effusions d’usage. En revanche, quand arrive le tour de Joey, elle le serre à l’étouffer et le gratifie en prime d’une solide tape sur les fesses.
— Il devient de plus en plus beau ! confie-t-elle à Nonnie.
Il y a dans sa voix comme un brin de regret, que l’observatrice avisée que je suis n’a aucune peine à interpréter. Que son Apollon de fils fasse les beaux jours de Miranda, pour elle, c’est du gâchis !
— Il est très bien, répond Nonnie avec un clin d’œil signifiant que Joey est encore mieux que ça.
Elle se jette sur lui pour le prendre dans ses bras avec une telle vigueur que je vois disparaître le mètre quatre-vingts de mon frère dans son étreinte.
— Tu te souviens d’Artie Matarrazzo, n’est-ce pas ? dit-elle en traînant Joey vers Artie, sagement assis sur le canapé.
— Bien sûr. Comment allez-vous, monsieur Matarrazzo ? dit Joey en serrant la main du vieil homme.
Il est aussi surpris que mon frère Sonny en voyant ma grand-mère rougissante et radieuse devant un autre homme que son défunt mari, qui nous a quittés il y a une bonne dizaine d’années.
Mais personne n’a le temps de se poser des questions sur Artie. Les jumeaux viennent de lancer une attaque en règle dans le salon… Ils ont déjà retiré tous les coussins du canapé et sont sur le point d’entamer une bataille d’oreillers lorsque ma mère intervient. Elle les prend dans ses bras et leur remet les cadeaux qu’elle avait gardés à portée de main sous le canapé et qui l’ont échappé belle. Elle maîtrise les deux gamins sans difficulté — il faut dire qu’ils sont craquants avec leurs grands yeux bleus et leurs mèches bouclées châtaines. Miranda, elle, est hors du coup. La pauvre reste là, debout, à regarder la scène avec attendrissement.
Puis tout redevient normal lorsque Nonnie, qui s’était éclipsée dans la cuisine pour surveiller la sauce, réapparaît en nous annonçant que le dîner est servi.
Nous nous retrouvons tous assis autour de la table. On m’a mise entre les jumeaux pour éviter qu’ils ne se tirent les cheveux pendant le repas. Et naturellement, c’est à ce moment-là que Sonny s’aperçoit brusquement que ma moitié n’est pas là.
— Mais dis-moi, où est Kirk ? s’enquiert-il entre deux bouchées d’aubergines aux tagliatelles.
Tracy — qui ne se souvient absolument pas de ce type qui l’avait fait rire pendant tout l’après-midi avec ses blagues idiotes, la dernière fois que nous nous sommes réunis — s’informe :
— C’est qui ?
— Ce que tu peux être bête! lui lance Timmy. C’est le petit ami d’Angela.
— Non, je ne suis pas bête, c’est toi !
Et sur ces bonnes paroles, elle se penche derrière mon dos pour tirer les cheveux de son frère. Elle me bouscule dans la foulée, et ma tête pique en avant. J’ai failli atterrir le nez dans mon assiette.
L'occasion est trop belle pour ma mère, qui s’empresse d’embrayer sur le sujet qui lui tient à cœur :
— Il est allé rendre une petite visite à ses parents.
Et elle reste plantée là, le sourcil relevé, comme si elle attendait que quelqu’un se décide à poser des questions sur les intentions de Kirk.
— Ah bon ? dit Sonny. Je ne pensais pas que ce type avait encore ses parents étant donné le nombre de fois où il est venu manger chez nous.
— Sa famille vit bien dans le Massachusetts ? demande Vanessa, toute fière de se remémorer quelques détails sur la vie de mon copain.
On pourra dire ce qu’on veut sur Vanessa, mais il faut reconnaître que dès qu’il est question de la famille, elle fait vraiment des efforts.
— Oui, à Newton, dis-je en m’adossant à ma chaise.
/> Du coup, je sabote les efforts désespérés de Tracy pour agripper les cheveux de son frère.
Je poursuis sur le ton badin de la conversation.
— C’est à environ six heures de train.
Kirk n’a jamais pris le train pour aller là-bas. Il a même cumulé tellement de points « Fréquence voyages » qu’il pourrait nous payer un voyage de rêve à tous les deux sans prendre le moindre centime de son compte d’épargne bien garni. Le salaud !
J’ai dit ça parce que ça me donne un argument de poids.
— Ce n’est pas un simple saut de puce, depuis New York!
Ma mère proteste, niant le message subliminal que son mouvement de sourcils a envoyé à toute la tablée.
— Mais je n’ai rien dit !
Et pour le cas où quelqu’un aurait raté ledit message, voilà Miranda qui se met à le décoder en toute innocence. Pour que tout le monde comprenne bien.
— Tu as déjà rencontré les parents de Kirk ?
Tandis que je cherche désespérément une réponse, c’est ma mère qui se charge de la donner.
— Non, toujours pas. Vous trouvez ça bien, vous ?
Joey n’a pas l’air de suivre… Ma mère reprend :
— Moi, je pense que lorsqu’un homme est vraiment amoureux d’une femme…
— Quoi ? l’interrompt Sonny. Parce que tu songes à épouser ce type ?
La réaction classique d’un grand frère qui a besoin de s’habituer à l’idée que sa petite sœur est devenue adulte.
— Je ne sais pas ce que je…
Ma mère enfonce le clou :
— Et pourquoi pas ? Elle a quand même trente et un ans.
— Crois-moi, tu ferais mieux d’attendre, intervient Miranda. J’ai épousé Fred à vingt-cinq ans, et regarde le résultat.
Elle fait une de ces têtes ! Comme toujours lorsqu’elle évoque son ex-mari.
Sur le moment, ma mère en reste bouche bée… Mais elle regarde ensuite son fils aîné bien-aimé, qui s’apprête à épouser Miranda, et elle se dit assurément que sa future belle-fille ne s’est pas si mal débrouillée que ça…