Complete Works of Gustave Flaubert
Page 395
ANTOINE
Quel air d’autorité ! Il me semble que tu grandis …
En effet, la taille d’Hilarion s’est progressivement élevée ; et Antoine, pour ne plus le voir, ferme les yeux.
HILARION
Rassure-toi, bon ermite !
Asseyons-nous là, sur cette grosse pierre, — comme autrefois, quand à la première lueur du jour je te saluais, en t’appelant « claire étoile du matin » ; et tu commençais tout de suite mes instructions. Elles ne sont pas finies. La lune nous éclaire suffisamment. Je t’écoute.
Il a tiré un calame de sa ceinture ; et, par terre, jambes croisées, avec son rouleau de papyrus à la main, il lève la tête vers saint Antoine, qui, assis près de lui, reste le front penché.
Après un moment de silence, Hilarion reprend :
La parole de Dieu, n’est-ce pas, nous est confirmée par les miracles ? Cependant les sorciers de Pharaon en faisaient ; d’autres imposteurs peuvent en faire ; on s’y trompe. Qu’est-ce donc qu’un miracle ? Un événement qui nous semble en dehors de la nature. Mais connaissons-nous toute sa puissance ? et de ce qu’une chose ordinairement ne nous étonne pas, s’ensuit-il que nous la comprenions ?
ANTOINE
Peu importe ! il faut croire l’Écriture !
HILARION
Saint Paul, Origène et bien d’autres ne l’entendaient pas littéralement ; mais si on l’explique par des allégories, elle devient le partage d’un petit nombre et l’évidence de la vérité disparaît. Que faire ?
ANTOINE
S’en remettre a l’Église !
HILARION
Donc l’Écriture est inutile ?
ANTOINE
Non pas ! quoique l’Ancien Testament, je l’avoue, ait … des obscurités
… Mais le Nouveau resplendit d’une lumière pure.
HILARION
Cependant l’ange annonciateur, dans Matthieu, apparaît à Joseph, tandis que dans Luc, c’est à Marie. L’onction de Jésus par une femme se passe, d’après le premier Évangile, au commencement de sa vie publique, et, selon les trois autres, peu de jours avant sa mort. Le breuvage qu’on lui offre sur la croix, c’est, dans Matthieu, du vinaigre avec du fiel, dans Marc du vin et de la myrrhe. Suivant Luc et Matthieu, les apôtres ne doivent prendre ni argent ni sac, pas même de sandales et de bâton, dans Marc, au contraire, Jésus leur défend de rien emporter si ce n’est des sandales et un bâton. Je m’y perds !…
ANTOINE
avec ébahissement :
En effet … en effet …
HILARION
Au contact de l’hémorroïdesse, Jésus se retourna en disant : « Qui m’a touché ? » Il ne savait donc pas qui le touchait ? Cela contredit l’omniscience de Jésus. Si le tombeau était surveillé par des gardes, les femmes n’avaient pas à s’inquiéter d’un aide pour soulever la pierre de ce tombeau. Donc, il n’y avait pas de gardes, ou bien les saintes femmes n’étaient pas là. A Emmaüs, il mange avec ses disciples et leur fait tâter ses plaies. C’est un corps humain, un objet matériel, pondérable, et cependant qui traverse les murailles. Est-ce possible ?
ANTOINE
Il faudrait beaucoup de temps pour te répondre !
HILARION
Pourquoi reçut-il le Saint-Esprit, bien qu’étant le Fils ? Qu’avait-il besoin du baptême s’il était le Verbe ? Comment le Diable pouvait-il le tenter, lui, Dieu ?
Est-ce que ces pensées-là ne te sont jamais venues ?
ANTOINE
Oui !… souvent ! Engourdies ou furieuses, elles demeurent dans ma conscience. Je les écrase, elles renaissent, m’étouffent ; et je crois parfois que je suis maudit.
HILARION
Alors, tu n’as que faire de servir Dieu ?
ANTOINE
J’ai toujours besoin de l’adorer !
Après un long silence :
HILARION
reprend :
Mais en dehors du dogme, toute liberté de recherches nous est permise. Désires-tu connaître la hiérarchie des Anges, la vertu des Nombres, la raison des germes et des métamorphoses ?
ANTOINE
Oui ! oui ! ma pensée se débat pour sortir de sa prison. Il me semble qu’en ramassant mes forces j’y parviendrai. Quelquefois même, pendant la durée d’un éclair, je me trouve comme suspendu ; puis je retombe !
HILARION
Le secret que tu voudrais tenir est gardé par des sages. Ils vivent dans un pays lointain, assis sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des Dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards tout à l’entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu les écouteras ; et la face de l’Inconnu se dévoilera !
ANTOINE
soupirant :
La route est longue, et je suis vieux !
HILARION
Oh ! oh ! les hommes savants ne sont pas rares ! Il y en a même tout près de toi ; ici ! — Entrons !
IV
Et Antoine voit devant lui une basilique immense.
La lumière se projette du fond, merveilleuse comme serait un soleil multicolore. Elle éclaire les têtes innombrables de la foule qui emplit la nef et reflue entre les colonnes, vers les bas côtés, — où l’on distingue dans des compartiments de bois, des autels, des lits, des chaînettes de petites pierres bleues, et des constellations peintes sur les murs.
Au milieu de la foule, des groupes, çà et là, stationnent. Des hommes, debout sur des escabeaux, haranguent le doigt levé ; d’autres prient les bras en croix, sont couchés par terre, chantent des hymnes, ou boivent du vin ; autour d’une table, des fidèles font les agapes ; des martyrs démaillotent leurs membres pour montrer leurs blessures ; des vieillards, appuyés sur des bâtons, racontant leurs voyages.
Il y en a du pays des Germains, de la Thrace et des Gaules, de la Scythie et des Indes, — avec de la neige sur la barbe, des plumes dans la chevelure, des épines aux franges de leur vêtement, les sandales noires de poussière, la peau brûlée par le soleil. Tous les costumes se confondent, les manteaux de pourpre et les robes de lin, des dalmatiques brodées, des sayons de poil, des bonnets de matelots, des mitres d’évêques. Leurs yeux fulgurent extraordinairement. Ils ont l’air de bourreaux ou l’air d’eunuques.
Hilarion s’avance au milieu d’eux. Tous le saluent. Antoine, en se serrant contre son épaule, les observe. Il remarque beaucoup de femmes. Plusieurs sont habillées en hommes, avec les cheveux ras ; il en a peur.
HILARION
Ce sont des chrétiennes qui ont converti leurs maris. D’ailleurs les femmes sont toujours pour Jésus, même les idolâtres, témoin Procula l’épouse de Pilate et Poppée la concubine de Néron. Ne tremble plus ! avance !
Et il en arrive d’autres, continuellement.
Ils se multiplient, se dédoublent, légers comme des ombres, tout en faisant une grande clameur où se mêlent des hurlements de rage, des cris d’amour, des cantiques et des objurgations.
ANTOINE
à voix basse :
Que veulent-ils ?
HILARION
Le Seigneur a dit « j’aurais encore à vous parler de bien des choses. »
Ils possèdent ces choses.
Et il le pousse vers un trône d’or à cinq marches où, entouré de quatre-vingt-quinze disciples, tous frottés d’huile, maigres et très-pâles, siège le prophète Manès, — beau comme un archange, immobile comme une statue, portant une robe indienne, des escarboucles dans ses cheveux nattés, à sa main gauche un livre d’images peintes, et sous sa droite un globe. Les images représentent les créatures qui sommeillaient dans le chaos. Antoine se penche pour les voir. Puis,
MANÈS
fait tourner son globe ; et réglant ses paroles sur une lyre d’où s’échappent des sons cristallins :
La terre céleste est à l’extrémité supérieure, la terre mortelle à l’extrémité inférieure. Elle est soutenue par deux anges, le Splenditenens et l’Omophore à six visages.
Au sommet du c
iel le plus haut se tient la Divinité impassible ; en dessous, face à face, sont le Fils de Dieu et le Prince des ténèbres.
Les ténèbres s’étant avancées jusqu’à son royaume, Dieu tira de son essence une vertu qui produisit le premier homme ; et il l’environna des cinq éléments. Mais les démons des ténèbres lui en dérobèrent une partie, et cette partie est l’âme.
Il n’y a qu’une seule âme — universellement épandue, comme l’eau d’un fleuve divisé en plusieurs bras. C’est elle qui soupire dans le vent, grince dans le marbre qu’on scie, hurle par la voix de la mer ; et elle pleure des larmes de lait quand on arrache les feuilles du figuier.
Les âmes sorties de ce monde émigrent vers les astres, qui sont des êtres animés.
ANTOINE
se met à rire.
Ah ! ah ! quelle absurde imagination !
UN HOMME
sans barbe, et d’apparence austère :
En quoi ?
Antoine va répondre. Mais Hilarion lui dit tout bas que cet homme est l’immense Origène ; et
MANÈS
reprend :
D’abord elles s’arrêtent dans la lune, où elles se purifient. Ensuite elles montent dans le soleil.
ANTOINE
lentement :
Je ne connais rien … qui nous empêche … de le croire.
MANÈS
Le but de toute créature est la délivrance du rayon céleste enfermé dans la matière. Il s’en échappe plus facilement par les parfums, les épices, l’arôme du vin cuit, les choses légères qui ressemblent à des pensées. Mais les actes de la vie l’y retiennent. Le meurtrier renaîtra dans le corps d’un celèphe, celui qui tue un animal deviendra cet animal ; si tu plantes une vigne, tu seras lié dans ses rameaux. La nourriture en absorbe. Donc, privez-vous ! jeûnez !
HILARION
Ils sont tempérants, comme tu vois !
MANÈS
Il y en a beaucoup dans les viandes, moins dans les herbes. D’ailleurs les Purs, grâce à leurs mérites, dépouillent les végétaux de cette partie lumineuse et elle remonte à son foyer. Les animaux, par la génération, l’emprisonnent dans la chair. Donc, fuyez les femmes !
HILARION
Admire leur continence !
MANÈS
Ou plutôt, faites si bien qu’elles ne soient pas fécondes. — Mieux vaut pour l’âme tomber sur la terre que de languir dans des entraves charnelles !
ANTOINE
Ah ! l’abomination !
HILARION
Qu’importe la hiérarchie des turpitudes ? l’Église a bien fait du mariage un sacrement !
SATURNIN
en costume de Syrie :
Il propage un ordre de choses funestes ! Le Père, pour punir les anges révoltés, leur ordonna de créer le monde. Le Christ est venu, afin que le Dieu des Juifs qui était un de ces anges …
ANTOINE
Un ange ? lui ! le Créateur !
CERDON
N’a-t-il pas voulu tuer Moïse, tromper ses prophètes, séduit les peuples, répandu le mensonge et l’idolâtrie ?
MARCION
Certainement, le Créateur n’est pas le vrai Dieu !
SAINT CLÉMENT D’ALEXANDRIE
La matière est éternelle !
BARDESANES en mage de Babylone :
Elle a été formée par les Sept Esprits planétaires.
LES HERNIENS
Les anges ont fait les âmes !
LES PRISCILLIANIENS
C’est le Diable qui a fait le monde !
ANTOINE
se rejette en arrière :
Horreur !
HILARION
le soutenant :
Tu te désespères trop vite ! tu comprends mal leur doctrine ! En voici un qui a reçu la sienne de Théodas, l’ami de saint Paul. Écoute-le !
Et, sur un signe d’Hilarion,
VALENTIN
en tunique de toile d’argent, la voix sifflante et le crâne pointu :
Le monde est l’oeuvre d’un Dieu en délire.
ANTOINE
baisse la tête.
L’oeuvre d’un Dieu en délire !…
Après un long silence :
Comment cela ?
VALENTIN
Le plus parfait des êtres, des Éons, l’Abîme, reposait au sein de la Profondeur avec la Pensée. De leur union sortit l’Intelligence, qui eut pour compagne la Vérité.
L’Intelligence et la Vérité engendrèrent le Verbe et la Vie, qui à leur tour, engendrèrent l’Homme ; et l’Église ; — et cela fait huit Éons !
Il compte sur ses doigts.
Le Verbe et la Vérité produisirent dix autres Éons, c’est-à-dire cinq couples. L’Homme et l’Église en avaient produit douze autres, parmi lesquels le Paraclet et la Foi, l’Espérance et la Charité, le Parfait et la Sagesse, Sophia.
L’ensemble de ces trente Éons constitue le Plérôme, ou Universalité de Dieu. Ainsi, comme les échos d’une voix qui s’éloigne, comme les effluves d’un parfum qui s’évapore, comme les feux du soleil qui se couche, les Puissances émanées du Principe vont toujours s’affaiblissant.
Mais Sophia, désireuse de connaître le Père, s’élança hors du Plérôme ; — et le Verbe fit alors un autre couple, le Christ et le Saint-Esprit, qui avait relié entre eux tous les Éons ; et tous ensemble ils formèrent Jésus, la fleur du Plérôme.
Cependant, l’effort de Sophia pour s’enfuir avait laissé dans le vide une image d’elle, une substance mauvaise, Acharamoth. Le Sauveur en eut pitié, la délivra des passions ; — et du sourire d’Acharamoth délivrée la lumière naquit ; ses larmes firent les eaux, sa tristesse engendra la matière noire.
D’Acharamoth sortit le Démiurge, fabricateur des mondes, des cieux et du Diable. Il habite bien plus bas que le Plérôme, sans même l’apercevoir, tellement qu’il se croit le vrai Dieu, et répète par la bouche de ses prophètes : « Il n’y a d’autre Dieu que moi ! » Puis il fit l’homme, et lui jeta dans l’âme la semence immatérielle, qui était l’Église, reflet de l’autre Église placée dans le Plérôme.
Acharamoth, un jour, parvenant à la région la plus haute, se joindra au Sauveur ; le feu caché dans le monde anéantira toute matière, se dévorera lui-même, et les hommes, devenus de purs esprits, épouseront des anges !
ORIGÈNE
Alors le Démon sera vaincu, et le règne de Dieu commencera !
Antoine retient un cri ; et aussitôt,
BASILIDE
le prenant par le coude :
L’Être suprême avec les émanations infinies s’appelle Abraxas, et le Sauveur avec toutes ses vertus Kaulakau, autrement ligne-sur-ligne, rectitude-sur-rectitude.
On obtient la force de Kaulakau par le secours de certains mots, inscrits sur cette calcédoine pour faciliter la mémoire.
Et il montre à son cou une petite pierre où sont gravées des lignes bizarres.
Alors tu seras transporté dans l’Invisible ; et supérieur à la loi, tu mépriseras tout, même la vertu !
Nous autres, les Purs, nous devons fuir la douleur, d’après l’exemple de
Kaulakau.
ANTOINE
Comment ! et la croix ?
LES ELKHESAÏTES
en robe d’hyacinthe, lui répondent :
La tristesse, la bassesse, la condamnation et l’oppression de mes pères sont effacées, grâce à la mission qui est venue !
On peut renier le Christ inférieur, l’homme-Jésus ; mais il faut adorer l’autre Christ, éclos dans sa personne sous l’aile de la Colombe.
Honorez le mariage ! Le Saint-Esprit est féminin !
Hilarion a disparu ; et Antoine poussé par la foule arrive devant
LES CARPOCRATIENS
étendus avec des femmes sur des coussins d’écarlate :
Avant de rentrer dans l’Unique, tu passeras par une série de conditions et d’actions. Pour t’affranchir des ténèbres, accomplis, dès maintenant, leurs oeuvres ! L’époux va dire à l’épouse : « Fais la charité à ton
frère », et elle te baisera.
LES NICOLAÏTES
assemblés autour d’un mets qui fume :
C’est de la viande offerte aux idoles ; prends-en ! L’apostasie est permise quand le coeur est pur. Gorge ta chair de ce qu’elle demande. Tâche de l’exterminer à force de débauches ! Prounikos, la mère du Ciel, s’est vautrée dans les ignominies.
LES MARCOSIENS
avec des anneaux d’or, et ruisselants de baume :
Entre chez nous pour t’unir à l’Esprit ! Entre chez nous pour boire l’immortalité !
Et l’un d’eux lui montre, derrière une tapisserie, le corps d’un homme terminé par une tête d’âne. Cela représente Sabaoth, père du Diable. En marque de haine, il crache dessus.
Un autre découvre un lit très-bas, jonché de fleurs, en disant que
Les noces spirituelles vont s’accomplir.
Un troisième tient une coupe de verre, fait une invocation ; du sang y paraît :
Ah ! le voilà ! le voilà ! le sang du Christ !
Antoine s’écarte. Mais il est éclaboussé par l’eau qui saute d’une cuve.
LES HELVIDIENS
s’y jettent la tête en bas, en marmottant :
L’homme régénéré par le baptême est impeccable !
Puis il passe près d’un grand feu, où se chauffent les Adamites, complètement nus pour imiter la pureté du paradis ; et il se heurte aux
MESSALIENS
vautrés sur les dalles, à moitié endormis, stupides :
Oh ! écrase-nous si tu veux, nous ne bougerons pas ! Le travail est un péché, toute occupation mauvaise !
Derrière ceux-là, les abjects
PATERNIENS
hommes, femmes et enfants, pêle-mêle sur un tas d’ordures, relèvent leurs faces hideuses barbouillées de vin :
Les parties inférieures du corps faites par le Diable lui appartiennent.