Complete Works of Gustave Flaubert
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ANTOINE
Ils parlent abondamment comme des gens ivres.
APOLLONIUS
Phraortes nous fit asseoir à sa table.
DAMIS
Quel drôle de pays ! Les seigneurs, tout en buvant, se divertissent à lancer des flèches sous les pieds d’un enfant qui danse. Mais je n’approuve pas …
APOLLONIUS
Quand je fus prêt à partir, le Roi me donna un parasol, et il me dit : « J’ai sur l’Indus un haras de chameaux blancs. Quand tu n’en voudras plus, souffle dans leurs oreilles. Ils reviendront. »
Nous descendîmes le long du fleuve, marchant la nuit à la lueur des lucioles qui brillaient dans les bambous. L’esclave sifflait un air pour écarter les serpents ; et nos chameaux se courbaient les reins en passant sous les arbres, comme sous des portes trop basses.
Un jour, un enfant noir qui tenait un caducée d’or à la main, nous conduisit au collège des sages. Iarchas, leur chef, me parla de mes ancêtres, de toutes mes pensées, de toutes mes actions, de toutes mes existences. Il avait été le fleuve Indus, et il me rappela que j’avais conduit des barques sur le Nil, au temps du roi Sésostris.
DAMIS
Moi, on ne me dit rien, de sorte que je ne sais pas qui j’ai été.
ANTOINE
Ils ont l’air vague comme des ombres.
APOLLONIUS
Nous avons rencontré, sur le bord de la mer, les Cynocéphales gorgés de lait, qui s’en revenaient de leur expédition dans l’île Taprobane. Les flots tièdes poussaient devant nous des perles blondes. L’ambre craquait sous nos pas. Des squelettes de baleine blanchissaient dans la crevasse des falaises. La terre, à la fin, se fit plus étroite qu’une sandale ; — et après avoir jeté vers le soleil des gouttes de l’Océan, nous tournâmes à droite, pour revenir.
Nous sommes revenus par la Région des Aromates, par le pays des Gangarides, le promontoire de Comaria, la contrée des Sachalites, des Adramites et des Homérites ; — puis, à travers les monts Cassaniens, la mer Rouge et l’île Topazos, nous avons pénétré en Éthiopie par le royaume des Pygmées.
ANTOINE
à part :
Comme la terre est grande !
DAMIS
Et quand nous sommes rentrés chez nous, tous ceux que nous avions connus jadis étaient morts.
Antoine baisse la tête. Silence.
APOLLONIUS
reprend :
Alors on commença dans le monde à parler de moi.
La peste ravageait Ephèse ; j’ai fait lapider un vieux mendiant ;
DAMIS
Et la peste s’en est allée !
ANTOINE
Comment ! il chasse les maladies ?
APOLLONIUS
A Cnide, j’ai guéri l’amoureux de la Vénus.
DAMIS
Oui, un fou, qui même avait promis de l’épouser. — Aimer une femme passe encore ; mais une statue, quelle sottise ! — Le Maître lui posa la main sur le coeur ; et l’amour aussitôt s’éteignit.
ANTOINE
Quoi ! il délivre des démons ?
APOLLONIUS
A Tarente, on portait au bûcher une jeune fille morte.
DAMIS
Le Maître lui toucha les lèvres, et elle s’est relevée en appelant sa mère.
ANTOINE
Comment ! il ressuscite les morts ?
APOLLONIUS
J’ai prédit le pouvoir à Vespasien.
ANTOINE
Quoi ! il devine l’avenir ?
DAMIS
Il y avait à Corinthe,
APOLLONIUS
Étant à table avec lui, aux eaux de Baïa …
ANTOINE
Excusez-moi, étrangers, il est tard !
DAMIS
Un jeune homme qu’on appelait Ménippe.
ANTOINE
Non ! non ! allez-vous-en !
APOLLONIUS
Un chien entra, portant à la gueule une main coupée.
DAMIS
Un soir, dans un faubourg, il rencontra une femme.
ANTOINE
Vous ne m’entendez pas ? retirez-vous !
APOLLONIUS
Il rôdait vaguement autour des lits.
ANTOINE
Assez !
APOLLONIUS
On voulait le chasser.
DAMIS
Ménippe donc se rendit chez elle ; ils s’aimèrent.
APOLLONIUS
Et battant la mosaïque avec sa queue, il déposa cette main sur les genoux de Flavius.
DAMIS
Mais le matin, aux leçons de l’école, Ménippe était pâle.
ANTOINE
bondissant :
Encore ! Ah ! qu’ils continuent, puisqu’il n’y a pas …
DAMIS
Le Maître lui dit : « O beau jeune homme, tu caresses un serpent ; un serpent te caresse ! à quand les noces ? » Nous allâmes tous à la noce.
ANTOINE
J’ai tort, bien sûr, d’écouter cela !
DAMIS
Dès le vestibule, des serviteurs se remuaient, les portes s’ouvraient ; on n’entendait cependant ni le bruit des pas, ni le bruit des portes. Le Maître se plaça près de Ménippe. Aussitôt la fiancée fut prise de colère contre les philosophes. Mais la vaisselle d’or, les échansons, les cuisiniers, les pannetiers disparurent ; le toit s’envola, les murs s’écroulèrent ; et Apollonius resta seul, debout, ayant à ses pieds cette femme tout en pleurs. C’était une vampire qui satisfaisait les beaux jeunes hommes, afin de manger leur chair, — parce que rien n’est meilleur pour ces sortes de fantômes que le sang des amoureux.
APOLLONIUS
Si tu veux savoir l’art …
ANTOINE
Je ne veux rien savoir !
APOLLONIUS
Le soir de notre arrivée aux portes de Rome,
ANTOINE
Oh ! oui, parlez-moi de la ville des papes !
APOLLONIUS
Un homme ivre nous accosta, qui chantait d’une voix douce. C’était un épithalame de Néron ; et il avait le pouvoir de faire mourir quiconque l’écoutait négligemment. Il portait à son dos, dans une boîte, une corde prise à la cythare de l’Empereur. J’ai haussé les épaules. Il nous a jeté de la boue au visage. Alors, j’ai défait ma ceinture, et je la lui ai placée dans la main.
DAMIS
Vous avez eu bien tort, par exemple !
APOLLONIUS
L’Empereur, pendant la nuit, me fit appeler à sa maison. Il jouait aux osselets avec Sporus, accoudé du bras gauche, sur une table d’agate. Il se détourna, et fronçant ses sourcils blonds : « Pourquoi ne me crains-tu pas ? me demanda-t-il ? — Parce que le Dieu qui t’a fait terrible m’a fait intrépide », répondis-je.
ANTOINE
à part :
Quelque chose d’inexplicable m’épouvante.
Silence.
DAMIS
reprend d’une voix aiguë :
Toute l’Asie, d’ailleurs, pourra vous dire …
ANTOINE
en sursaut :
Je suis malade ! Laissez-moi !
DAMIS
Écoutez donc. Il a vu, d’Ephèse, tuer Domitien, qui était à Rome.
ANTOINE
s’efforçant de rire :
Est-ce possible !
DAMIS
Oui, au théâtre, en plein jour, le quatorzième des calendes d’octobre, tout à coup il s’écria : « On égorge César ! » et il ajoutait de temps à autre : « Il roule par terre ; oh ! comme il se débat ! Il se relève ; il essaye de fuir ; les portes sont fermées ; ah ! c’est fini ! le voilà mort ! » Et ce jour-là, en effet, Titus Flavius Domitianus fut assassiné, comme vous savez.
ANTOINE
Sans le secours du Diable … certainement …
APOLLONIUS
Il avait voulu me faire mourir, ce Domitien ! Damis s’était enfui par mon ordre, et je restais seul dans ma prison.
DAMIS
C’était une terrible hardiesse, il faut avouer !
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APOLLONIUS
Vers la cinquième heure, les soldats m’amenèrent au tribunal. J’avais ma harangue toute prête que je tenais sous mon manteau.
DAMIS
Nous étions sur le rivage de Pouzzoles, nous autres ! Nous vous croyions mort ; nous pleurions. Quand, vers la sixième heure, tout à coup vous apparûtes, et vous nous dites : « C’est moi ! »
ANTOINE
à part :
Comme Lui !
DAMIS
très-haut :
Absolument !
ANTOINE
Oh ! non ! vous mentez, n’est-ce pas ? vous mentez !
APOLLONIUS
Il est descendu du Ciel. Moi, j’y monte, — grâce à ma vertu qui m’a élevé jusqu’à la hauteur du Principe !
DAMIS
Thyane, sa ville natale, a institué en son honneur un temple avec des prêtres !
APOLLONIUS
se rapproche d’Antoine et lui crie aux oreilles :
C’est que je connais tous les dieux, tous les rites, toutes les prières, tous les oracles ! J’ai pénétré dans l’antre de Trophonius, fils d’Apollon ! J’ai pétri pour les Syracusaines les gâteaux qu’elles portent sur les montagnes ! j’ai subi les quatre-vingts épreuves de Mithra ! j’ai serré contre mon coeur le serpent de Sabasius ! j’ai reçu l’écharpe des Cabires ! j’ai lavé Cybèle aux flots des golfes campaniens, et j’ai passé trois lunes dans les cavernes de Samothrace !
DAMIS
riant bêtement :
Ah ! ah ! ah ! aux mystères de la Bonne Déesse !
APOLLONIUS
Et maintenant nous recommençons le pèlerinage !
Nous allons au Nord, du côté des cygnes et des neiges. Sur la plaine blanche, les hippopodes aveugles cassent du bout de leurs pieds la plante d’outre-mer.
DAMIS
Viens ! c’est l’aurore. Le coq a chanté, le cheval a henni, la voile est prête.
ANTOINE
Le coq n’a pas chanté ! J’entends le grillon dans les sables, et je vois la lune qui reste en place.
APOLLONIUS
Nous allons au Sud, derrière les montagnes et les grands flots, chercher dans les parfums la raison de l’amour. Tu humeras l’odeur du myrrhodion qui fait mourir les faibles. Tu baigneras ton corps dans le lac d’huile rose de l’île Junonia. Tu verras, dormant sur les primevères, le lézard qui se réveille tous les siècles quand tombe à sa maturité l’escarboucle de son front. Les étoiles palpitent comme des yeux, les cascades chantent comme des lyres, des enivrements s’exhalent des fleurs écloses ; ton esprit s’élargira parmi les airs, et dans ton coeur comme sur ta face.
DAMIS
Maître ! il est temps ! Le vent va se lever, les hirondelles s’éveillent, la feuille du myrte est envolée !
APOLLONIUS
Oui ! partons !
ANTOINE
Non ! moi, je reste !
APOLLONIUS
Veux-tu que je t’enseigne où pousse la plante Balis, qui ressuscite les morts ?
DAMIS
Demande-lui plutôt l’androdamas qui attire l’argent, le fer et l’airain !
ANTOINE
Oh ! que je souffre ! que je souffre !
DAMIS
Tu comprendras la voix de tous les êtres, les rugissements, les roucoulements !
APOLLONIUS
Je te ferai monter sur les licornes, sur les dragons, sur les hippocentaures et les dauphins !
ANTOINE
pleure.
Oh ! oh ! oh !
APOLLONIUS
Tu connaîtras les démons qui habitent les cavernes, ceux qui parlent dans les bois, ceux qui remuent les flots, ceux qui poussent les nuages.
DAMIS
Serre ta ceinture ! noue tes sandales !
APOLLONIUS
Je t’expliquerai la raison des formes divines, pourquoi Apollon est debout, Jupiter assis, Vénus noire à Corinthe, carrée dans Athènes, conique à Paphos.
ANTOINE
joignant les mains :
Qu’ils s’en aillent ! qu’ils s’en aillent !
APOLLONIUS
J’arracherai devant toi les armures des Dieux, nous forcerons les sanctuaires, je te ferai violer la Pythie !
ANTOINE
Au secours, Seigneur !
Il se précipite vers la croix.
APOLLONIUS
Quel est ton désir ? ton rêve ? Le temps seulement d’y songer …
ANTOINE
Jésus, Jésus, à mon aide !
APOLLONIUS
Veux-tu que je le fasse apparaître, Jésus ?
ANTOINE
Quoi ? Comment ?
APOLLONIUS
Ce sera lui ! pas un autre ! Il jettera sa couronne, et nous causerons face à face !
DAMIS
bas :
Dis que tu veux bien ! Dis que tu veux bien !
Antoine au pied de la croix, murmure des oraisons. Damis tourne autour de lui, avec des gestes patelins.
Voyons, bon ermite, cher saint Antoine ! homme pur, homme illustre ! homme qu’on ne saurait assez louer ! Ne vous effrayez pas ; c’est une façon de dire exagérée, prise aux Orientaux. Cela n’empêche nullement …
APOLLONIUS
Laisse-le, Damis !
Il croit, comme une brute, à la réalité des choses. La terreur qu’il a des Dieux l’empêche de les comprendre ; et il ravale le sien au niveau d’un roi jaloux !
Toi, mon fils, ne me quitte pas !
Il s’approche à reculons du bord de la falaise, la dépasse, et reste suspendu.
Par-dessus toutes les formes, plus loin que la terre, au delà des cieux, réside le monde des Idées, tout plein du Verbe ! D’un bond, nous franchirons l’autre espace ; et tu saisiras dans son infinité l’Éternel, l’Absolu, l’Être ! — Allons ! donne-moi la main ! En marche !
Tous les deux, côte à côte, s’élèvent dans l’air, doucement.
Antoine embrassant la croix, les regarde monter.
Ils disparaissent.
V.
ANTOINE
marchant lentement :
Celui-là vaut tout l’enfer !
Nabuchodonosor ne m’avait pas tant ébloui. La reine de Saba ne m’a pas si profondément charmé.
Sa manière de parler des Dieux inspire l’envie de les connaître.
Je me rappelle en avoir vu des centaines à la fois, dans l’île d’Éléphantine, du temps de Dioclétien. L’Empereur avait cédé aux Nomades un grand pays, à condition qu’ils garderaient les frontières ; et le traité fut conclu au nom des « Puissances invisibles. » Car les Dieux de chaque peuple étaient ignorés de l’autre peuple.
Les Barbares avaient amené les leurs. Ils occupaient les collines de sable qui bordent le fleuve. On les apercevait tenant leurs idoles entre leurs bras comme de grands enfants paralytiques ; ou bien naviguant au milieu des cataractes sur un tronc de palmier, ils montraient de loin les amulettes de leurs cous, les tatouages de leurs poitrines ; — et cela n’est pas plus criminel que la religion des Grecs, des Asiatiques et des Romains !
Quand j’habitais le temple d’Héliopolis, j’ai souvent considéré tout ce qu’il y a sur les murailles : vautours portant des sceptres, crocodiles pinçant des lyres, figures d’hommes avec des corps de serpent, femmes à tête de vache prosternées devant des dieux ithyphalliques ; et leurs formes surnaturelles m’entraînaient vers d’autres mondes. J’aurais voulu savoir ce que regardent ces yeux tranquilles.
Pour que de la matière ait tant de pouvoir, il faut qu’elle contienne un esprit. L’âme des Dieux est attachée à ses images …
Ceux qui ont la beauté des apparences peuvent séduire. Mais les autres … qui sont abjects ou terribles, comment y croire ?…
Et il voit passer à ras du sol des feuilles, des pierres, des coquilles, des branches d’arbres, de vagues représentations d’animaux, puis des espèces de nains hydropiques ; ce sont des Dieux. Il éclate de rire.
Un autre rire part derrière lui ; et Hilarion se présen
te — habillé en ermite, beaucoup plus grand que tout à l’heure, colossal.
ANTOINE
n’est pas surpris de le revoir.
Qu’il faut être bête pour adorer cela !
HILARION
Oh ! oui, extrêmement bête !
Alors défilent devant eux, des idoles de toutes les nations et de tous les âges, en bois, en métal, en granit, en plumes, en peaux cousues.
Les plus vieilles, antérieures au Déluge, disparaissent sous des goëmons qui pondent comme des crinières. Quelques-unes, trop longues pour leur base, craquent dans leurs jointures et se cassent les reins en marchant.
D’autres laissent couler du sable par les trous de leurs ventres.
Antoine et Hilarion s’amusent énormément. Ils se tiennent les côtes à force de rire.
Ensuite, passent des idoles à profil de mouton. Elles titubent sur leurs jambes cagneuses, entr’ouvrent leurs paupières et bégayent comme des muets : « Bâ ! bâ ! bâ ! »
A mesure qu’elles se rapprochent du type humain, elles irritent Antoine davantage. Il les frappe à coups de poing, à coups de pied, s’acharne dessus.
Elles deviennent effroyables — avec de hauts panaches, des yeux en boules, les bras terminés par des griffes, des mâchoires de requin.
Et devant ces Dieux, on égorge des hommes sur des autels de pierre ; d’autres sont broyés dans des cuves, écrasés sous des chariots, cloués dans des arbres. Il y en a un, tout en fer rougi et à cornes de taureau, qui dévore des enfants.
ANTOINE
Horreur !
HILARION
Mais les Dieux réclament toujours des supplices. Le tien même a voulu …
ANTOINE
pleurant :
Oh ! n’achève pas, tais-toi !
L’enceinte des roches se change en une vallée. Un troupeau de boeufs y pâture l’herbe rase.
Le pasteur qui les conduit observe un nuage ; — et jette dans l’air, d’une voix aiguë, des paroles impératives.
HILARION
Comme il a besoin de pluie, il tâche, par des chants, de contraindre le roi du ciel à ouvrir la nuée féconde.
ANTOINE
en riant :
Voilà un orgueil trop niais !
HILARION
Pourquoi fais-tu des exorcismes ?
La vallée devient une mer de lait, immobile et sans bornes.
Au milieu flotte un long berceau, composé par les enroulements d’un serpent dont toutes les têtes, s’inclinant à la fois, ombragent un dieu endormi sur son corps.
Il est jeune, imberbe, plus beau qu’une fille et couvert de voiles diaphanes. Les perles de sa tiare brillent doucement comme des lunes, un chapelet d’étoiles fait plusieurs tours sur sa poitrine ; — et une main sous la tête, l’autre bras étendu, il repose, d’un air songeur et enivré.