PAUL
Monsieur de Grémonville ? mais il n’a pas sa tête ! c’est un impotent, un malade !
Mme DE MÉRILHAC
Un homme séparé de sa femme, rien de plus... oui... à l’amiable, par incompatibilité d’humeur.
PAUL
Je comprends cela.
Mme DE MÉRILHAC (baissant la voix avec malice)
Certains bruits ont couru... qu’il est inutile de vous dire puisque vous n’en avez pas eu connaissance.
PAUL
Ah ! ah ! la belle-mère...
Mme DE MÉRILHAC
Qu’il vous suffise d’apprendre que Monsieur de Grémonville n’a jamais voulu voir Thérèse.
PAUL
Pourquoi ?
Mrae DE MÉRILHAC
De cette naissance date sa séparation, encore une fois !
PAUL (soupirant largement)
Oh ! oh !
Mme DE MÉRILHAC (souriant)
Tout s’efface, le temps met sur les choses une brume...
commode. On a dit à propos de cet événement « maladie » ; Madame de Grémonville, sans l’affirmer, a laissé murmurer tout bas « démence » ; c’est une fiction désormais inattaquable, et qui s’est durcie aux années jusqu’à la consistance d’un fait. (regardant Paul qui réfléchit) Eh bien, qu’avez-vous donc ?... une histoire des plus ordinaires, il n’y a pas le moindre drame à chercher là-dessous, je vous en préviens, et si cette révélation vous affecte, je regretterai vivement d’avoir été entraînée à vous la faire.
PAUL (revenant à lui)
Non, non, au contraire.
Mme DE MÉRILHAC
Vous comprenez maintenant combien la situation de Thérèse...
PAUL
Pauvre enfant !
MME DE MÉRILHAC
Oui, pauvre !
PAUL
Mais que faire ? il faudrait que Valentine renonçât...
Mme DE MÉRILHAC
Prenez garde ! vous parlez contre vos intérêts.
PAUL
Il ne s’agit pas de mes intérêts, mais de justice ; elle finira peut-être par consentir.
Mme DE MÉRILHAC
C’est une éventualité douteuse.
PAUL (réfléchissant)
En effet !... Mais Monsieur de Grémonville lui-même pourrait bien...
MME DE MÉRILHAC (à part)
Oh ! l’y voilà !
PAUL
Pourquoi pas ? j’irai le trouver, ce père invisible ; c’est bien le moins qu’il fasse connaissance avec son gendre ; je lui parlerai, Madame.
Vraiment ?
PAUL
Mais oui ! je partirai dès ce soir pour Toulouse.
Mme DE MÉRILHAC
Réfléchissez bien ! on se repent quelquefois de ces mouvements de générosité.
PAUL
Eh ! quand j’ai épousé Valentine, je n’ai rien vu derrière sa dot que la couleur de ses yeux et la qualité de son âme.
Mme DE MÉRILHAC
Vous êtes simplement sublime, cher Monsieur.
PAUL
Je ne commets rien de sublime en me refusant à jouir de la fortune de ma belle-sœur, je voudrais même par là affaiblir un peu la peine que lui a causée mon mariage, et je déplore, croyez-le, celle qu’il a pu indirectement vous faire.
Mme DE MÉRILHAC
Ma peine, à moi, est oubliée... (appuyant) bien que j’en regrette les conséquences.
PAUL
N’en parlons plus !
Mme DE MÉRILHAC
Du reste, elles ne sont pas irréparables ; tous les jours des nominations se trouvent retardées, empêchées même, pour une raison ou pour une autre, puis elles ont lieu, plus tard.
Monsieur des Orbières me le disait encore ce matin : tout n’est pas perdu. (Elle lui tend la main pour partir.) Ainsi, à bientôt ! sans rancune ! Et puisque vous allez voir Monsieur de Grémonville, n’oubliez pas de lui représenter, pour mieux le fléchir, que c’est un parti fort avantageux. La position d’Amédée...
PAUL
Vous croyez donc absolument qu’il veut se marier ?
Je m’en charge.
PAUL
La conversion, quoi que vous dites, me semble...
Mme DE MÉRILHAC
Bah ! dès que je le verrai...
PAUL (à la cantonade)
Amédée !
Scène 7
Mme DE MÉRILHAC
Amédée !
AMÉDÉE (jetant son cigare)
Ma tante !
PAUL
Il se mourait de faim, je l’ai fait déjeuner.
Mme DE MÉRILHAC
Vous vous plaisez donc partout mieux que chez vous, mon pauvre neveu ! (le regardant) Ce teint, ces yeux rouges !
vous avez encore joué toute la nuit, je parierais.
AMÉDÉE
Il faut que jeunesse se passe, chère tante.
Mme DE MÉRILHAC
Au train dont vous allez, prenez garde, elle ne se passe pas, elle se précipite, (le considérant avec anxiété) Mais vous êtes malade, Amédée ! Dites-moi, ne souffrez-vous pas ? vous vieillirez tout à fait, et j’ai véritablement peur...
AMÉDÉE
Moi ? Je me porte comme un régiment de cuirassiers.
Mme DE MÉRILHAC
Voyez donc sa figure, monsieur Paul !
PAUL
Un peu fatiguée, sans doute...
Mme DE MÉRILHAC (à mi-voix, à Paul)
J’étais aveugle de vouloir le marier, il est trop tard !
PAUL
Trop tard ?
Mme DE MÉRILHAC
Oh ! certainement.
AMÉDÉE (piqué)
Un point de gagné, au moins !
Mme DE MÉRILHAC
Comme vous le dites. Je vous conseillerai seulement de vous ménager un peu plus.
AMÉDÉE
Ah ça, vous me trouvez donc bien changé depuis quelques semaines ?
Mme DE MÉRILHAC
Je n’ai pas dit cela pour vous affecter, mon ami, n’en parlons plus ; j’aurais été heureuse, j’en conviens, de voir autour de vous les soins d’une épouse, le dévouement d’une famille, mais de deux choses l’une : ou je m’abusais étrangement l’autre jour, ou bien...
AMÉDÉE
Ou bien quoi ?
MME DE MÉRILHAC
Vous êtes à cette période de l’existence qui ne connaît plus la lenteur des transitions.
AMÉDÉE
Mais ne dirait-on pas à vous entendre que je suis un véritable octogénaire... quarante-neuf ans !
Mme DE MÉRILHAC
Cinquante.
AMÉDÉE
Quarante-neuf, ma tante.
Mrae DE MÉRILHAC
Cinquante, mon neveu.
AMÉDÉE
Et quand même, on se sent bien, je suppose ! Six mois de gymnastique et d’hydrothérapie, un peu d’équitation, plus de sommeil, et je vous garantis, moi, Amédée Peyronneau, de cinquante ans, que je serais encore homme à épouser, haut la main, qui bon me semble.
PAUL (à part)
Il se noie !
MME DE MÉRILHAC
Pourvu que ce ne soit pas une fille de vingt ans, comme j’avais la sottise de vous le proposer.
AMÉDÉE
Pourquoi donc ? en connaissez-vous de plus jeunes, ma tante ?
Mme DE MÉRILHAC
Vous n’avez pas la prétention, j’imagine, de descendre jusqu’à l’âge, par exemple, de Mademoiselle Thérèse de Grémonville ?
PAUL
Elle est pourtant fort bien.
AMÉDÉE
J’ai été accueilli par elle avec une sécheresse...
Mme DE MÉRILHAC (à Paul)
Et il prétend connaître les femmes !
AMÉDÉE
Hein ?
Mme DE MÉRILHAC
Rien. Vous avez peut-être raison, après tout ; Thérèse ne sera pas gênée, vous n’êtes plus guère, pour elle, dans la catégorie des hommes possibles.
AMÉDÉE
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J’ai dit sécheresse... pour froideur.
Mme DE MÉRILHAC
C’est la même chose.
AMÉDÉE
Voulez-vous parier que si je me donnais la peine de lui faire la cour, sérieusement...
Mme DE MÉRILHAC
N’allez pas vous permettre une aussi sotte plaisanterie.
AMÉDÉE
Comment, plaisanterie ? j’ai bien le droit de me diriger tout seul, je suis d’un âge...
Mme DE MÉRILHAC
Oh oui !
AMÉDÉE (exaspéré)
Mais vous feriez damner un saint, ma parole d’honneur !
Voilà bien les femmes ! pendant trente ans, vous me poussez vers la mairie, j’arrive au seuil et tout à coup vous m’arrêtez sans même savoir si je veux y entrer.
Mme DE MÉRILHAC
Il n’y a vraiment aucune raison à tirer de lui !
AMÉDÉE
Ce n’est pas répondre.
Mme DE MÉRILHAC
M’en voulez-vous assez, monsieur mon neveu, pour me refuser l’honneur de votre compagnie jusque chez moi ?
AMÉDÉE
Je suis toujours à vos ordres, chère tante, mais c’est bien convenu, n’est-ce pas, j’entends me conduire absolument à ma guise.
Mme DE MÉRILHAC (à Paul)
Priez pour lui, monsieur Paul. Allons, beau Clitandre, être effervescent ! (bas, à Paul) Je le tiens !
PAUL (à part, les regardant s’éloigner)
On m’avait toujours assuré que le diable portait deux cornes et une queue !
Scène 8
PAUL
Victoire, ma petite malle et mon nécessaire de voyage !
VICTOIRE (du dehors)
Oui, Monsieur.
PAUL
Il y viendra, Amédée ; quelles lâchetés les femmes vous font commettre ! (s’asseyant) J’en ai appris de bonnes aujourd’hui, et maintenant que je connais à fond ma belle-mère, si elle bronche... gare la première mouche qui va piquer !
Ce voyage-là, c’est l’affaire d’une semaine... à peu près (calculant) oui, pas davantage. (Victoire entre, portant la malle et le nécessaire.)
PAUL
Ouvrez cela, Victoire, et voyez s’il ne manque rien.
VICTOIRE
Non, Monsieur... (elle ouvre) les deux limes, les ciseaux...
(criant) Aïe !
PAUL (se retournant)
Qu’avez-vous ?
VICTOIRE (pressant son doigt sur ses lèvres)
Je me suis déchiré le doigt à une machine pointue !
PAUL
Est-ce que vous saignez ?
VICTOIRE
Un peu.
PAUL
(prenant les ciseaux et du taffetas dans le nécessaire)
Attendez ! avec un morceau de taffetas d’Angleterre...
VICTOIRE
(minaudant et tenant toujours son doigt sur ses lèvres)
Mais, Monsieur...
PAUL (lui tendant le morceau de taffetas)
Montrez-moi...
VICTOIRE (se détournant avec coquetterie)
Ça guérira tout seul.
PAUL (impatienté)
Donnez donc !
VICTOIRE (rapprochant sa main avec lenteur et timidité)
C’est que je n’osais pas, Monsieur !
PAUL (collant le taffetas sur la déchirure)
Voilà tout. (On sonne.)
VICTOIRE (s’échappant comme effrayée)
Ces dames !
PAUL
Eh bien, allez ouvrir, et prévenez François de ne pas dételer.
VICTOIRE
Oui, Monsieur. (Elle se dirige vers le fond.)
PAUL (la rappelant)
Ah ! vous n’avez pas besoin de dire que j’ai reçu la visite de cette dame.
VICTOIRE (mystérieusement)
Non, Monsieur.
PAUL (la regardant s’éloigner)
C’est qu’elle n’est pas mal, pour une servante ; j’avais une envie de la complimenter sur sa main.
Scène 9
Mme DE GRÉMONVILLE
Ah ! une jolie journée ! c’est comme un fait exprès, une conjuration ! D’abord, chez Madame de Mérilhac, personne !
elle était sortie, ou bien elle se cachait, n’importe !... et l’huissier du ministre, car j’ai tenu à le voir, ce monsieur-là, s’est mis le dos contre les deux battants pour m’empêcher...
et on ne sait pas ce qui s’y passait, chez votre ministre.
PAUL
Ce n’est pas le mien, malheureusement.
Mme DE GRÉMONVILLE
Ni le mien, je vous assure.
THÉRÈSE
Moi, d’abord, je n’ai jamais pu le sentir.
Mme DE GRÉMONVILLE
La couturière, non plus, n’était pas chez elle, ni la veuve Lehérissé où j’allais pour prendre des renseignements, ni le vicaire que je voulais... Au moins, quand on n’est pas chez soi, on devrait le dire ! (apercevant la malle et le nécessaire de voyage) Tiens ! pourquoi cela ?
PAUL
Je suis forcé d’entreprendre un voyage.
Mme DE GRÉMONVILLE
Vous ?
PAUL
Pour mes affaires.
Mme DE GRÉMONVILLE
Quelles affaires ?
PAUL
Vous comprenez bien, Madame, que cette place qui m’échappe et la nouvelle situation qui m’est faite exigent le plus tôt des mesures...
Mme DE GRÉMONVILLE
Peut-on savoir au moins où vous allez ?
Assez loin.
Mme DE GRÉMONVILLE
En Chine ?
PAUL
Cela se peut.
Mme DE GRÉMONVILLE
Voilà une plaisanterie d’un goût...
THÉRÈSE
Il faut convenir, Paul, que vous n’êtes guère poli.
Mme DE GRÉMONVILLE
Ainsi, vous refusez positivement de me dire...
PAUL
Eh bien, Madame, je vais dans le Midi.
Mme DE GRÉMONVILLE
Le Midi ? quelle idée ! pourquoi faire dans le Midi ? à Bordeaux ! sans doute, Marseille, Carpentras ?
PAUL
Mon Dieu, Madame, cette insistance...
Mme DE GRÉMONVILLE
Là, calmez-vous ! gardez vos secrets ! je n’ai pas l’habitude de contrarier les gens. Amusez-vous ! voyagez ! continuez vos fredaines !
PAUL
Mes fredaines !
Mme DE GRÉMONVILLE (éclatant d’indignation)
Croyez-vous que je n’aie pas vu ce qu’il y a dans la salle à manger ? les restes d’un repas, Monsieur, d’une orgie !
jusqu’à trois carafons sur la table, avec deux tasses de café...
du café au milieu de la journée, je vous demande un peu !
THÉRÈSE
Et une odeur de pipe !
Mme DE GRÉMONVILLE
Vraiment, je ne me figurais pas que dans ma maison...
PAUL
Votre maison ? ah ! permettez.
Mme DE GRÉMONVILLE
Et comme pour me narguer... en dépit de mes ordres...
PAUL
Les miens diffèrent.
Mme DE GRÉMONVILLE
Moi qui ai commandé toute ma vie, je ne changerai pas mes habitudes, je vous en préviens.
PAUL
Et moi qui n’ai jamais eu cet avantage, je désire en prendre d’autres.
Mme DE GRÉMONVILLE
C’est votre dernier mot, Monsieur ?
PAUL
Oui, Madame.
Mme DE GRÉMONVILLE
Mets ton manteau, Thérèse, nous ne coucherons pas une nuit de plus dans sa maison.
PAUL
C’est prendre bien vivement les choses.
Mme DE GRÉMONVILLE
Peut-être m’accordez-vous le droit de régler ma conduite personnelle comme bon me semble ?
PAUL
Je m’incline.
VALENTINE
Demain
! attends à demain ! où vas-tu aller ce soir ?
Mme DE GRÉMONVILLE
A Neuilly.
Permettez au moins...
Mme DE GRÉMONVILLE
Merci de vos attentions... Adieu, ma fille, mes facultés baissent, je me fais vieille, tâche d’être plus heureuse que moi, mon enfant (plus bas) à moins que l’inutilité de tes complaisances ne te montre à quels abîmes peut nous entraîner notre faiblesse ! (Elle sort majestueusement avec Thérèse.)
Scène 10
VALENTINE
Mais elle ne reviendra pas !... Qu’as-tu fait ?
PAUL
Je te prie instamment de rester ici, Valentine.
VALENTINE (sanglotant)
Complete Works of Gustave Flaubert Page 451