Mon Dieu ! que je suis malheureuse !
PAUL
Auprès de moi, ma femme ? Quand nous sommes ensemble, ne sommes-nous pas tout un monde ? Tiens, je n’ai jamais respiré si librement. Par la plus déplorable des sottises, je n’avais fui la discipline maternelle que pour subir la domination d’une belle-mère ! A partir d’aujourd’hui, j’ai ma volonté, je suis un homme. Au revoir, Valentine, quelques jours seulement, aie confiance ! la démarche que je vais faire, tu me l’aurais conseillée toi-même, c’est un sentiment de justice et de délicatesse qui m’y pousse ; j’obtiendrai ma place, tu verras. Mais si Madame de Mérilhac nous oublie, si ma mère se confine dans la froideur qu’elle nous montre, ne trouverons-nous pas toujours mon brave parrain, cet excellent Monsieur Varin des Ilots, qui nous adore et dont nous sommes les héritiers probables ? Adieu encore, petite femme ! (Il l’embrasse.) Essuyez-moi ces grands yeux-là, tout de suite.
Quand on s’aime comme nous, Valentine, c’est le bonheur suprême de se blottir tout seuls dans son nid. Adieu (lui envoyant de loin un baiser) Adieu ! (Il sort par le fond.)
ACTE III
(Salon chez Paul, un berceau à gauche)
Scène 1
PAUL (seul)
(Il berce avec un air d’ennui et de résignation, tout en chantonnant, puis il regarde la pendule.)
Trois heures ! et ma commission au Ministère ! Sans compter mon rendez-vous avec Amédée !... Ma femme a perdu la tête et cette maison est de plus en plus intolérable, (appelant) Victoire !
VICTOIRE
Monsieur ?
PAUL
Madame n’est pas rentrée, par hasard ?
VICTOIRE
Non, Monsieur.
PAUL (décontenancé)
C’est bien !
VICTOIRE (à part)
Voilà la troisième fois qu’il m’appelle. (Elle pousse plus loin les objets qui sont sur la cheminée ou l’étagère.)
PAUL
Que faites-vous donc ?
VICTOIRE
Une précaution ! c’est l’heure où Monsieur Amédée Peyronneau vient vous voir.
Eh bien, quel rapport ?
VICTOIRE (levant alternativement ses deux bras)
Il fait des mouvements comme ci, comme ça, de droite, de gauche.
PAUL
Ah ! oui, sa gymnastique ! (Il congédie Victoire d’un geste.)
Amédée se dispose à épouser Thérèse, parfait ! le ciel le protège, et qu’il soit plus heureux que moi !
Scène 2
PAUL
Qu’avez-vous donc, mon cher parrain ? votre figure... ce deuil...
LE GÉNÉRAL (la voix entrecoupée par les larmes)
Gertrude ! (étonnement de Paul) Oui ! défunte !
PAUL
Comment ? Ah ! je ne m’attendais pas...
LE GÉNÉRAL
Ni moi... et c’est une rude secousse, va ! (Il s’assoit et après un long silence.) Dimanche, mon Dieu, nous sommes rentrés ensemble, elle a mangé comme à son habitude ; seulement, au dessert, elle s’est mise à dire tout à coup :
« Tiens ! c’est drôle ! je ne me sens pas bien ! » et trois heures après, elle a passé, sans douleur, tranquillement, comme une sainte.
PAUL
Ah ! mon pauvre oncle, que je vous plains !
LE GÉNÉRAL
Depuis bientôt quarante ans... que nous étions ensemble !
Pense donc ! une fille si dévouée, si attentionnée, si propre !
elle me lisait mon journal tous les matins ; le soir, elle me donnait son bras si je voulais sortir ; la nuit, dès qu’elle m’entendait tousser...
PAUL
Ah ! c’est une perte, je comprends.
LE GÉNÉRAL
Quand il faisait beau, nous allions nous promener aux environs : elle s’asseyait sur l’herbe avec son panier et ses tapisseries, elle m’écoutait lui raconter des histoires... et comme elle aimait le jardinage, j’avais même le projet d’acheter quelque part, en Touraine... Ah ! je ne pourrai pas m’y accoutumer, je ne pourrai pas vivre seul ! (Il pleure.)
PAUL
Voyons ! mon oncle, du courage ! un vieux de la Bérésina, comme vous ! Est-ce qu’on n’est plus un homme, saperlotte !
LE GÉNÉRAL
Tu as raison, je suis bête ! il faut être plus raide sur la discipline. Parlons d’autres choses, de toi plutôt ; c’est même pour toi que j’étais venu. On m’a dit que Madame de Grémonville vous avait quittés ?
PAUL
Dieu merci, oui !
LE GÉNÉRAL
Pourquoi ?
PAUL
Parce que j’ai voulu voir son mari. J’ai donc été à Toulouse et j’ai trouvé un homme très convenable, très raisonnable, et qui n’est pas fou le moins du monde.
LE GÉNÉRAL
Tu m’étonnes ! Eh bien, alors ?...
PAUL
Seulement, il a eu avec sa femme des brouilles trop longues à vous expliquer ; mais ce que j’ai appris me donne le moyen de faire chanter la belle-mère, et d’être le maître chez moi.
LE GÉNÉRAL
Oh !... est-ce qu’il y aurait ?... après tout, ça ne me regarde pas, et tu es assez grand garçon pour te conduire ; mais j’ai un avertissement à te communiquer : on se plaint de toi ! et ne serait-ce que par égard pour Madame de Mérilhac et pour Monsieur des Orbières, qui ont été, dans cette affaire-là, charmants...
PAUL
Quelle est ma faute ?
LE GÉNÉRAL (avec solennité)
« Inspecteur du degré d’avancement des commandes faites aux artistes par la Direction des Beaux-Arts », le titre est long et la besogne, tu en conviendras, facile.
PAUL
Il n’y a rien à faire !
LE GÉNÉRAL
Raison de plus pour donner l’exemple ! et quand, une fois par semaine, tu te présenterais dans ton bureau...
PAUL
Eh ! c’est la faute de ma femme, elle m’empêche de sortir, il faut que je l’accompagne dans ses visites, elle me donne des courses... un tas de choses, est-ce que je sais, moi ?
LE GÉNÉRAL
Comment ! tu n’es pas heureux avec Valentine ?
PAUL
Elle a un cœur excellent, sans doute, mais...
LE GÉNÉRAL
Mais quoi ?
PAUL (après un long silence, éclatant)
Sa mère a déteint sur elle !
LE GÉNÉRAL
Cependant, puisque Madame de Grémonville n’est plus avec vous...
N’importe ! elle lui écrit, et l’excite contre moi, j’en suis sûr.
Je ne puis expliquer autrement ses exagérations de principes, qui sont devenues intolérables... Et puis, sa maternité, comme un vin nouveau trop fort pour sa cervelle, l’a complètement grisée ; et chaque jour, à propos de rien, elle récrimine, se fâche.
LE GÉNÉRAL
C’est que tu ne sais pas t’y prendre. Les femmes ? mais avec un peu d’adresse, on en fait ce qu’on veut, tout ce qu’on veut.
Scène 3
(Valentine entre avec un paquet d’une main, et de l’autre une boîte de bois blanc qu’elle dépose sur le pied du berceau.)
PAUL
J’ai un grand malheur à t’annoncer, ma chère amie, le général vient de perdre Mademoiselle Gertrude.
VALENTINE
Mon Dieu ! (embrassant tout à coup le général) Ah ! notre pauvre oncle !
LE GÉNÉRAL
Que vous êtes gentille, mon enfant ! (la repoussant doucement) Assez ! assez ! je recommencerais à m’attendrir.
PAUL
Oui, laisse-le, mais puisque le cher parrain, maintenant, se trouve seul, tu devrais le prier de venir s’installer chez nous.
VALENTINE
Oui ! c’est une bonne idée ; faites cela.
LE GÉNÉRAL
Je vous dérangerais, mes enfants.
VALENTINE
Pas du tout ! pas du tout ! rien n’empêche...
LE GÉNÉRAL
Qu’est-c
e que je viendrais faire ici ? Moi, une vieille ganache, me mettre en tiers au milieu de votre bonheur ?
VALENTINE
Vous le partagerez ! Vous aurez du monde à qui causer, quelqu’un, le soir, pour faire la partie de cartes ; et on vous aimera, on vous soignera. Oh ! je connais vos petites habitudes !... et comme c’est l’heure... attendez un peu. (Elle sort vivement.)
LE GÉNÉRAL
Que va-t-elle chercher ?
PAUL
Quelque chose pour vous, sans doute.
LE GÉNÉRAL
Tu as là un trésor, sais-tu bien ?
PAUL
Vous croyez ?
LE GÉNÉRAL
Mais oui.
PAUL
Oh ! il faut la voir, seule avec moi, à de certains moments.
VALENTINE
(rentrant avec Victoire qui porte un bol sur un plateau)
Le voilà ! prenez-le (figure étonnée du général) Votre bouillon !
LE GÉNÉRAL (prenant la tasse)
Ah ! ah ! véritablement, je suis touché... Eh bien, ma foi, puisque vous le voulez... (après avoir bu une gorgée, à Victoire) C’est vous qui le faites ?
VICTOIRE
Non, mon général, mais je sais en faire. (Il boit.)
Si c’est comme celui-là, vous êtes un cordon-bleu. (remettant la tasse sur le plateau) Merci, Mademoiselle. (pendant que Victoire s’éloigne) Une jolie tournure, votre femme de chambre !... quelque chose de... fin ! et son consommé avait un bouquet !...
VALENTINE
Ici, vous en prendrez tous les jours de pareils... Chez vous, au moins, avez-vous tout ce qu’il vous faut ? et peut-on se permettre d’aller faire une revue ?
LE GÉNÉRAL
(sortant d’une rêverie qui vient de le prendre tout à coup)
Non, je n’ai besoin de rien, mais quand je considère votre intérieur, je pense que j’ai gâché mon existence, et je t’envie, mon garçon !... Enfin, je ne suis plus jeune ! Soyons sage !...
Adieu, chère belle nièce, (bas à Paul) Tu es un sot, je te répète qu’elle est charmante ; embrasse-la. (haut) Au revoir, mes enfants ! Bonne santé !
Scène 4
PAUL
Maintenant que nous sommes seuls, Valentine, tu me permettras de te dire que c’est se moquer de moi. Ce matin, je t’ai attendue...
VALENTINE
Il faut bien que je sorte pour les affaires de la maison.
PAUL
Je perdrai ma place.
VALENTINE (gravement)
La place d’un père est près de son enfant, Paul.
PAUL
Pourrais-tu m’expliquer dans quel but on paye, ici, une nourrice ?
VALENTINE
Il faut bien qu’elle prenne un peu l’air, cette femme !
PAUL
Et moi, donc ?
VALENTINE
Tu te plains ?
PAUL
Nullement, mais je réclame pour ton bonhomme de mari ce que tu accordes de récréation à une berceuse.
VALENTINE
Ah ! Paul ! tu ne connais pas encore le cœur d’une mère !
PAUL
Valentine, cette phrase-là n’est pas de toi : elle est de ta mère.
VALENTINE
De toutes les mères, mon ami.
PAUL
Eh bien, elle n’est pas amusante.
VALENTINE
Tu deviens grossier, prends garde.
PAUL
Allons ! bon ! je suis grossier maintenant !... c’est que ta nourrice commence à m’agacer terriblement, elle ne remplit pas ses devoirs.
VALENTINE
La nourrice est une seconde mère.
PAUL
(en se tournant vivement, fait tomber la boîte déposée sur le berceau, et les joujoux qu’elle contenait se répandent par terre)
Qu’est-ce que tout cela ?
VALENTINE
Le ménage de ma fille !
Achève donc !
VALENTINE
De la faire manger tous les jours à notre table.
PAUL
Ah ! non, par exemple ! il suffit pour sa gloire qu’elle m’ait chassé de ton appartement, en s’établissant la nuit à ton chevet.
VALENTINE
Et moi, je considère comme un devoir de surveiller par moi-même la façon dont se nourrit cette bonne femme, si rien ne lui manque, si elle n’aurait pas quelque envie.
PAUL
Tout ce que tu voudras, je m’y oppose.
VALENTINE
Mais ce n’est pas elle qui mange, c’est votre fille ! N’admettriez-vous pas votre fille à votre table ?
PAUL
Pas encore ! et en voilà assez sur la nourrice, n’est-ce pas ?
VALENTINE
Non, Monsieur, car je tiens absolument à mon idée ; cela se fait bien chez Madame de Vorigny, et je ne veux pas passer dans le monde pour une moins bonne mère que Madame de Vorigny.
PAUL (riant)
Allons donc ! voilà le post-scriptum ! je savais bien qu’il y avait de la vanité là-dessous. Pour moi, je ne céderai pas à ces caprices, et quant à me priver du spectacle...
VALENTINE
Le plus doux spectacle pour un père...
PAUL (il remonte)
Je connais cela.
66
VALENTINE (le suivant)
Et vous osez me reprocher le peu que je donne à ma fille quand vous trouvez naturel de jeter l’argent à pleines mains dans des dissipations frivoles ?
PAUL
C’est à en devenir fou, ma parole d’honneur ! oh ! (Comme il se trouve près du berceau, il se remet à bercer l’enfant avec force.)
VALENTINE
Un moment ! un moment ! parce que vous êtes fatigué de votre fille, ce n’est pas une raison pour la jeter par terre, comme un chien ! cédez-moi la place, Monsieur !
PAUL (s’écartant)
En effet, c’est la vôtre.
VALENTINE
Oui, c’est la mienne ! je la revendique, je la garde, c’est là seulement que je me sens forte !
PAUL
Oh ! restez-y !
VALENTINE
Ah ! pauvre petite innocente ! il n’aurait pas seulement le cœur de te bercer.
PAUL (exaspéré)
Eh bien, oui ! j’en ai le cœur. (Il revient au berceau, s’assoit et berce en chantant.) Do do do.
VALENTINE
Mais vous allez réveiller l’enfant, Monsieur !
PAUL
C’est vrai, Madame, d’autant que j’ai pris l’air un peu haut.
Do do do, tra la la la !
VALENTINE
Il se moque ! il se raille ! et je n’ai plus ma mère pour me défendre ! et je suis seule contre lui, maintenant !
PAUL (toujours berçant)
Do do do.
(Valentine est debout à gauche, au fond ; Paul, assis à droite, près du berceau.)
Scène 5
Mme DE GRÉMONVILLE
(à Thérèse, en lui montrant du regard les deux époux qui se tournent le dos)
On se boude ici.
THÉRÈSE (bas, à sa mère)
Monsieur Amédée n’y est pas !
Mrae DE GRÉMONVILLE (bas, à Thérèse)
Compte sur moi. (haut) Eh bien, ces chers enfants, ce bon petit ménage va toujours ?
VALENTINE (se jetant à son cou)
Oh ! maman.
PAUL (saluant)
Madame !
Mme DE GRÉMONVILLE
Pardonnez-moi d’être entrée comme cela, sans cérémonie.
PAUL
Comment donc, chère Madame, vous aviez bien le droit...
Mme DE GRÉMONVILLE
Aucun droit, aucun motif même que l’intérêt que je vous porte, le désir de savoir... si vous n’êtes pas trop fatigué de votre voyage.
PAUL
Aucunement.
Mme DE GRÉMONVILLE
Et tout s’est passé... comme vous le souhaitiez ?
PAUL
On ne p
eut mieux, Madame, on ne peut mieux.
Mme DE GRÉMONVILLE
J’en suis fort aise, Monsieur ! (allant au berceau) Et cette bichonnette ? que je baise un peu sa petite menotte ! (se penchant) Oh ! je ne veux pas la réveiller... Comme elle dort ! (se retournant) Mais vous avez donc perdu la langue, tous les deux ? (à Valentine) Qu’as-tu, toi ?
VALENTINE
Rien, maman.
Mme DE GRÉMONVILLE
Tu as pleuré.
VALENTINE
Je te jure !
Mme DE GRÉMONVILLE
Tu pleures encore.
VALENTINE (sanglotant)
Mais non ! mais non !
Mme DE GRÉMONVILLE (avec douceur)
Si ce n’est pas une indiscrétion de demander à Monsieur pour quelle cause ?
PAUL
Je ne sais pas, Madame.
VALENTINE (éclatant)
Ah ! vous ne savez pas ! il ne sait pas ! eh bien, c’est un père...
Complete Works of Gustave Flaubert Page 452