MME DE GRÉMONVILLE
Arrête-toi ! cela ne me regarde pas, ma fille.
VALENTINE
Un père...
Mme DE GRÉMONVILLE
Eh bien ?
VALENTINE
Un père qui ne veut pas bercer son enfant.
PAUL
Comment ? je ne fais que ça !
VALENTINE (pleurant toujours)
Oui, mais d’une façon...
Mme DE GRÉMONVILLE
Monsieur a sans doute des motifs, un système...
VALENTINE
Lui ?
Mme DE GRÉMONVILLE
Les hommes se dirigent d’après des considérations supérieures... dont l’importance nous échappe. Oh ! l’expérience m’a instruite, et si j’ai un regret aujourd’hui, c’est d’avoir cru naïvement autrefois qu’il suffisait du cœur d’une mère pour assurer le bonheur de ses enfants... Ah ! voilà qu’on s’éveille ! (à Paul, avec humilité) Voulez-vous me permettre de bercer ma petite-fille, Monsieur ?
PAUL
Tant qu’il vous plaira, Madame.
Mme DE GRÉMONVILLE (penchée sur le berceau)
Pauvre charmant petit ange, je ne te parlerais pas, va, si tu étais seulement un peu plus grande, de peur de t’inculquer, malgré moi, des idées fausses.
PAUL
Douce comme du miel... où tous les aiguillons sont restés !
Scène 6
VICTOIRE (annonçant)
Monsieur Amédée Peyronneau !
AMÉDÉE
(porte un bouquet de la main gauche, sur le bras un paletot, dans la main droite un haltère, et, le ‘fêtant par terre, en entrant)
Ah ! ça commençait à me gêner, depuis le Bazar du Voyage que je porte ça ! (Il salue.) Madame, Mademoiselle ! (à part) C’est un ange ! (à Paul) Tu es joliment venu à ma leçon de gymnastique, toi ?
PAUL
Une occupation des plus graves...
AMÉDÉE
Tu t’y serais mis, rien qu’à me voir ! Sans me vanter, je ne suis pas mal du tout au trapèze ; ces exercices-là vous font des muscles ! (Il soulève une chaise à bras tendu.)
PAUL
Bravo !
AMÉDÉE
Pardon, Mesdames, je me suis oublié, l’habitude...
THÉRÈSE
Comment donc !
AMÉDÉE
C’est que j’ai un grand besoin de rattraper le temps perdu ; une leçon par jour, c’est peu, et je veux à la maison tenir mon système dans une activité incessante. J’avais des haltères du poids de cinquante livres, maintenant j’en porte de cent trente, témoin celui-là. (Il se baisse pour le soulever.)
PAUL
Assez, mon ami, ces dames sont convaincues.
THÉRÈSE
Vous appelez cela ?
AMÉDÉE
Des haltères, Mademoiselle ; ce sont des instruments qui servaient aux athlètes dans l’antiquité.
Mme DE GRÉMONVILLE (à part)
Il est instruit !
AMÉDÉE
J’en lèverais quatre à la fois !
THÉRÈSE (,à part)
Je le trouve beau !
AMÉDÉE
Voilà mon caractère, Madame, quand une chose me plaît, je m’y livre corps et âme... (à Thérèse, amoureusement)
Oui, corps et âme !
PAUL
Et cela te réussit, tu m’as l’air d’avoir maintenant une santé...
AMÉDÉE (avec )oie)
N’est-ce pas ? aussi je me suis condamné à une hygiène impitoyable. J’aimais le sucre, plus de sucre ! j’adorais les légumes, les primeurs ; rien que des viandes rouges ! le vin... ne me déplaisait pas, je m’en gorge et je n’y mets jamais d’eau, c’est le régime. Quant au sommeil, six heures de lit, bonne mesure, et tous les matins, sur la nuque, un plein baquet qu’on a été remplir à la pompe !
Mme DE GRÉMONVILLE (frissonnant)
Brrrr !
AMÉDÉE
Mes cheveux repoussent... il y a mieux : ils repoussent tout noirs, (à Paul, en penchant sa tête vers lui) Vois toi-même !
PAUL (riant)
C’est ma foi vrai !
AMÉDÉE
Le régime ! (à Mme de Grémonville) Et il ne m’empêche pas d’avoir des préoccupations... plus charmantes ; je me suis présenté tout à l’heure à votre hôtel, dans l’intention (Il prend son bouquet.) d’offrir à Mademoiselle ces modestes fleurs.
Mme DE GRÉMONVILLE
Monsieur Peyronneau ! Monsieur Peyronneau ! nous n’en sommes pas encore aux cadeaux ! Dans une honnête quantité de semaines, tout au plus ! Il faut bien que nous atteignions à la dignité de dix-huit ans.
AMÉDÉE
C’est bien long.
THÉRÈSE
En attendant, Monsieur, voulez-vous porter, en souvenir de moi, cette médaille ? (Elle tire de sa bourse une petite médaille avec un cordon noir.) J’ai toujours peur pour vous dans vos exercices violents, (à sa mère) Tu permets ? (Amédée recule.)
Mme DE GRÉMONVILLE
Ma pauvre enfant, la plupart des hommes regardent comme une faiblesse de porter sur eux...
THÉRÈSE (à Amédée, le suppliant du regard)
Vraiment ?
AMÉDÉE (obéissant au regard de Thérèse)
Pas moi, Madame, voilà comme je la porterai, moi ! (Il saisit la médaille et la place sur son gilet, ostensiblement.)
Mme DE GRÉMONVILLE
Par le temps qui court, c’est tout bonnement de l’héroïsme, Monsieur.
PAUL (à part)
Il va bien !
VALENTINE (à Amédée lui montrant le couvre-pied)
Vous qui avez tant de délicatesse dans le choix des choses, que pensez-vous de cela ?
AMÉDÉE
Ravissant !
VALENTINE (regardant Paul)
Ce n’est pas l’avis de tout le monde !
Est-ce possible ?
AMÉDÉE (à part)
Je lui en donnerai un tout pareil. (Tout à coup il se précipite vers Mme de Grémonville qui berce l’enfant.) Mais, Madame, vous allez vous fatiguer, permettez ! (Il s’assoit près d’elle.)
VALENTINE
Comment, Monsieur Peyronneau, vous consentiriez ?...
AMÉDÉE
Pourquoi pas ? (Il berce.)
PAUL
Tous les talents.
THÉRÈSE (effrayée de la manière violente dont il berce)
Prenez garde !
PAUL (avec gravité)
Il n’est pas maître de sa force !
THÉRÈSE (prenant en riant la place d’Amédée)
Un peu plus de modération !
AMÉDÉE (bas à l’oreille de Thérèse)
J’apprendrai.
PAUL (à part)
Peut-on ainsi se fourrer, la tête la première...
Mme DE GRÉMONVILLE
Allons, mignonne, nous avons quelques courses à faire !
(montrant le berceau) C’est une grande privation pour toi qui aimes tant les enfants !
AMÉDÉE
Oh ! pas plus que moi.
Mme DE GRÉMONVILLE
Mais il faut que la vraie mère ait sa part. Adieu, Monsieur Peyronneau.
Adieu, Valentine.
AMÉDÉE (à Paul)
On a un peu réussi, j’espère ! et mon honorable tante qui doute encore ! Si elle me voyait, hein ?
VALENTINE
(amèrement, et de façon à n’être entendue que de Paul)
Ce gendre-là ne se séparera pas de sa belle-mère, lui !
PAUL
Grand bien lui fasse ! il m’en dira des nouvelles.
AMÉDÉE (offrant son bras à Mme de Grémonville)
Madame, permettez...
Mme DE GRÉMONVILLE
Comment donc ! Au revoir, mes agneaux ! (bas, à Valentine)
De la fermeté toujours... souviens-toi !
Scène 7
PAUL
Valentine !
VALENTINE
Eh bien
?
PAUL
Il serait temps de se mettre à table si nous ne voulons pas manquer le spectacle.
VALENTINE
Je n’irai pas.
PAUL
Et pourquoi ?
VALENTINE (montrant le berceau)
Mais... l’enfant !
PAUL
Valentine, je te préviens que tu joues à la maman comme une pensionnaire et que tu réussis à faire, de ce qu’il y a de plus saint au monde, quelque chose de ridicule et de niais.
VALENTINE
C’est aimable.
PAUL
Laisse donc une bonne fois tes exagérations de commande, sois vraie un peu, sois bonne fille ! (lui montrant le billet de loge qu’il tire de son gilet) La pièce d’un ami, une première ! ça ne se refuse pas. (avec gaieté) Sais-tu comment tu te conduirais, si tu voulais être bien charmante ?
tu mettrais ton chapeau, tu te ferais toute gentille et, bras dessus bras dessous, comme deux amoureux en bonne fortune, dès que la fameuse nourrice sera rentrée, nous irions nous abattre avant le spectacle dans le premier restaurant venu.
VALENTINE (froidement)
Je n’irai pas.
PAUL
Alors, j’irai tout seul.
VALENTINE
Oh ! vous ne ferez pas cela !
PAUL
Mais parfaitement !
VALENTINE
Vous n’abandonnerez pas votre femme... auprès de votre fille en bas âge !
PAUL
Sans le moindre remords.
VALENTINE
Malheureuse mère !
PAUL (à part)
Est-ce que ma femme serait bête, par hasard ? (tirant sa montre) L’heure marche, tu n’as que le temps de t’habiller, décide-toi !
VALENTINE
Je suis toute décidée, Monsieur. Puisque vous rougissez de voir en face de vous celle qui donne la vie et la santé à votre enfant, je dînerai avec elle, dans ma chambre.
PAUL
Et moi au cabaret, c’est plus simple !
VALENTINE (ouvrant la porte de gauche, à la cantonade)
Victoire, vous ferez servir chez moi deux couverts ; commencez par débarrasser ma chambre.
VICTOIRE (du dehors)
Oui, Madame.
Scène 8
PAUL
(Il se dirige vers le berceau, comme pour embrasser l’enfant.)
Ce n’est pas ta faute à toi, belle petite !
Scène 9
VALENTINE
(paraît à la porte de droite, au moment où Victoire ouvre la porte de gauche)
Ah ! Victoire, vous apporterez le berceau.
PAUL (à part)
C’est qu’elle l’oubliait complètement !
VALENTINE
Allons ! dépêchez-vous !
VICTOIRE (emportant le berceau)
Bien ! bien !
Scène 10
PAUL (seul)
Ah ! je pars, je m’habille, il faut ici un exemple ; ce serait à mourir d’ennui que cette vie-là ! Entêtement ou sottise, je veux savoir dès demain à quoi m’en tenir sur ma femme...
Voilà donc le charmant intérieur que j’avais rêvé !
(Au moment où il sort par un des côtés, Victoire entre par l’autre, tenant un châle sur son bras et à la main un chapeau avec une robe.)
Scène 11
VICTOIRE (seule)
Monsieur est parti ? Il a joliment bien fait ! Quel bon garçon ! On n’est pas grimacière comme cette femme-là !
VALENTINE (dans la coulisse)
Prenez le couvre-pied !
VICTOIRE (haut)
Voilà, Madame, je l’apporte ! (à elle-même) Mais je n’ai pas quatre bras ! un moment ! (Elle met sur sa tête le chapeau qu’elle tenait à la main.)
VALENTINE (dans la coulisse)
Apportez aussi le ménage !
VICTOIRE
On y va ! (Elle jette le châle sur ses épaules.)
VALENTINE
Plus vite donc !
VICTOIRE
J’arrive !
VALENTINE
Mon Dieu ! êtes-vous lente !
VICTOIRE
Là ! là !
Scène 12
(Victoire, Paul, chapeau sur la tête, gants. Quand il arrive, Victoire lui tourne le dos.)
PAUL (s’élançant vers Victoire)
Valentine ! habillée ? voilà qui est ravissant ! (l’embrassant par derrière) Dans mes bras ! je t’adore !
VICTOIRE (confuse)
Monsieur !
PAUL (stupéfait et reculant)
Victoire ! moi qui croyais que c’était ma femme !
VICTOIRE
Ne sachant qu’en faire, j’avais mis le chapeau... et votre baiser...
PAUL
Eh bien, il est à une bonne place, qu’il y reste !
VICTOIRE
Il le faut bien ! je ne peux pas le rendre à Monsieur !
PAUL
Pourquoi donc ?
VICTOIRE
Mais... Madame ?
PAUL
Elle n’a que ce qu’elle mérite ! c’est sa faute ! (à part) Et dire que je n’avais pas encore admiré cette tête-là ! Ce que c’est, pourtant, qu’un peu de toilette ! (Il veut la retenir.)
Laissez-moi !
PAUL (prenant sa main)
Quant à cette main mignonne, je l’ai déjà remarquée.
VICTOIRE (bas, souriant)
Je le sais.
PAUL
Qui vous l’a dit ?
VICTOIRE (montrant son doigt)
Ce petit-là !
PAUL (lui baisant la main)
Attendez ! Attendez ! je vais donner de quoi jaser à tous les autres !
VICTOIRE
Monsieur ! Monsieur ! est-ce possible ?
PAUL
Mais c’est très bien ! (Victoire veut retirer le châle et le chapeau.) Restez donc ainsi ! Vous êtes charmante.
VICTOIRE (joignant ses mains)
Aurait-on deviné cela à voir Monsieur ?
PAUL (lui fermant la bouche avec sa main)
C’est que je vous trouve tout bonnement jolie à croquer, et si...
VALENTINE (dans la coulisse)
Mais venez donc, Victoire !
VICTOIRE
Je ramasse les joujoux ! (Elle se baisse pour les ramasser.
Au fond, apparaît la nourrice, en Cauchoise.)
PAUL (à part)
La nourrice ! l’éternelle nourrice !
Scène 13
PAUL (saluant profondément)
Donnez-vous la peine d’entrer... Madame aurait-elle, par hasard ! quelque velléité d’appétit ?
VICTOIRE (riant aux éclats)
Ho ! ho ! ho ! ho !
PAUL
Ouvrez les appartements, Victoire ! (Victoire va ouvrir la porte de droite, Paul tire de sa poche un mouchoir blanc, le met sur son bras comme une serviette, puis s’inclinant devant la nourrice.) Madame est servie !
VICTOIRE
Oh ! oh ! oh ! oh !
(La nourrice regarde Paul avec terreur et Victoire avec indignation, puis elle sort par la porte de droite. Paul, derrière son dos, fait un signe d’adieu à Victoire et disparaît par le fond.)
Scène 14
VICTOIRE (seule)
J’ai dans l’idée que je ne serai pas longtemps la servante de Monsieur !
ACTE IV
(Chez Mme de Saint-Laurent (Victoire) - Une salle à manger, table dressée dans le fond, porte au fond, à droite et à gauche, une console à droite, ameublement élégant)
Scène 1
UN DOMESTIQUE
(En livrée toute neuve, un écrin à la main.
Il traverse la scène de gauche à droite, en regardant ses beaux habits.)
Si Madame de Saint-Laurent n’est pas contente de ma tenue !
(Il frappe d’abord faiblement à la porte de droite, puis s’admirant encore et prenant une pose.) C’est un peu ça !
(Il frappe plus fort.) Est-elle morte ? (en
trebâillant la porte)
Madame !... (Il la referme aussitôt.)
Scène 2
Mme DE SAINT-LAURENT
(en peignoir, elle entre en parlant à la cantonade)
Tenez votre fer bien chaud, Marie ! (au domestique)
Qu’avez-vous donc à me dire, pour me déranger de la sorte ?
(Elle regarde le domestique qui se pose, sans répondre, dans tous les avantages de son costume.)
LE DOMESTIQUE
On vient de l’apporter... je voulais faire voir à Madame...
Mme DE SAINT-LAURENT
Pas assez d’aiguillettes ! J’avais cependant recommandé...
Tournez-vous ! là... bien... Ce ne serait pas trop mal, avec un peu plus d’aiguillettes. (apercevant l’écrin) Cet écrin ?
Complete Works of Gustave Flaubert Page 453