Les refuges de pierre

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Les refuges de pierre Page 38

by Jean M. Auel


  — Grande Terre Mère, Première Ancêtre, Tu as rappelé à Toi Ton enfant. Il a été sacrifié à l’Esprit du Bison, et les Zelandonii, Tes enfants qui vivent au sud-ouest de cette terre, demandent que ce sacrifice suffise. Shevonar était un chasseur hardi, un bon compagnon, et il faisait d’excellentes sagaies. Il T’a honorée de son vivant. Guide-le vers Toi, nous t’en conjurons. Sa compagne le pleure, les enfants de sa compagne l’aimaient, la Caverne le respectait. Il a été rappelé à Toi alors qu’il était encore en pleine jeunesse. Que l’Esprit du Bison soit satisfait, ô Doni, que cette mort suffise.

  — Que cette mort suffise, ô Doni, entonnèrent les autres Zelandonia.

  Les mots furent répétés par toutes les Cavernes rassemblées, plus ou moins à l’unisson.

  On entendit alors le bruit sourd d’instruments frappés en cadence, peaux tendues sur des cerceaux munis de poignées. Le son étrange de la flûte s’éleva de nouveau, s’insinuant entre les battements réguliers des tambours et créant une musique qui incitait à libérer ses émotions. Relona se mit à pleurer, à exprimer de nouveau par ses plaintes sa douleur et son chagrin. Bientôt, tous les autres Zelandonii l’imitèrent, les larmes aux yeux.

  Une voix s’éleva, un contralto sonore chantant sans paroles, adoptant le rythme des tambours et se mêlant au son de la flûte, presque comme un instrument. La première fois qu’Ayla avait entendu quelqu’un chanter de cette façon, c’était quand elle était allée vivre chez les Mamutoï. La plupart des membres du Camp du Lion chantaient, au moins en groupe. Elle avait aimé les écouter et elle aurait voulu se joindre à eux mais elle était incapable de chanter. Elle pouvait à peine fredonner d’un ton monocorde. Elle se rappela que certains chantaient beaucoup mieux que d’autres, et elle les avait admirés, mais jamais elle n’avait entendu une voix aussi profonde et vibrante. C’était celle de Zelandoni, la Première, et Ayla fut submergée d’émotion.

  Les deux hommes qui tenaient l’avant du poteau se retournèrent pour faire face aux deux hommes de derrière, puis tous les quatre soulevèrent le hamac mortuaire de leurs épaules et commencèrent à l’abaisser. La fosse n’était pas très profonde. Quand les hommes posèrent les poteaux sur le sol, le corps reposait déjà au fond du trou. Ils dénouèrent les cordes du filet, les jetèrent aussi dans la fosse.

  Ils traînèrent près du trou les peaux sur lesquelles ils avaient mis la terre meuble de la tombe, plantèrent le poteau à un bout de la fosse, le fixèrent avec un peu de terre. A l’autre bout, ils placèrent un autre poteau plus petit, sur lequel était gravé et peint à l’ocre rouge l’abelan de Shevonar. Sa marque indiquerait l’endroit où il était enterré, préviendrait que son corps y reposait et que son esprit se trouvait peut-être encore à proximité.

  Relona s’avança d’un pas raide en s’efforçant de rester maîtresse d’elle-même. Elle s’approcha du tas et, d’un geste presque rageur, prit une poignée de terre dans chaque main et la jeta dans la tombe. Deux femmes plus âgées aidèrent les deux enfants de Relona à faire de même puis jetèrent elles aussi de la terre sur le corps enveloppé. Toute la communauté défila ensuite, chacun répétant le même geste. Quand tout le monde fut passé, la fosse était pleine, et la tombe surmontée d’un tertre bombé.

  Soudain, Relona tomba à genoux. Aveuglée par les larmes, secouée de sanglots, elle s’effondra sur la terre molle. L’aîné des enfants retourna auprès d’elle et resta là à pleurer, essuyant ses yeux de ses poings. Le plus jeune, l’air égaré, courut vers la tombe, agrippa le bras de sa mère, tenta de la forcer à se relever.

  Ayla se demanda où étaient passées les deux femmes plus âgées et pourquoi personne n’essayait de consoler les enfants.

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  Au bout d’un moment, Ayla vit la mère commencer à réagir aux sanglots effrayés de la petite fille. Relona se redressa, et sans même faire tomber la terre collée à ses vêtements, la prit dans ses bras. L’aîné s’assit par terre, entoura de ses bras le cou de sa mère, qui l’enlaça à son tour, et tous trois demeurèrent sur le sol à pleurer ensemble.

  Ayla eut cependant l’impression que leurs sanglots étaient différents, moins imprégnés de désespoir, empreints d’une tristesse et d’un réconfort communs. Sur un signe de la Première, les Zelandonia et quelques autres, notamment Ranokol, le frère de Shevonar, les aidèrent à se lever tous les trois et les éloignèrent de la tombe.

  Le chagrin de Ranokol était aussi profond que celui de Relona mais il l’exprimait différemment. Il ne cessait de se demander pourquoi Shevonar avait été sacrifié et non pas lui. Son frère avait une famille alors que lui-même n’avait pas de compagne. Il était torturé par cette idée mais n’en parlait jamais. Il aurait volontiers évité de venir à l’enterrement s’il l’avait pu ; il ne pensait qu’à une chose : partir dès qu’il le pourrait.

  — Grande Terre Mère, nous avons remis en Ton sein Shevonar de la Neuvième Caverne des Zelandonii, entonna la Première.

  Tous ceux qui s’étaient rassemblés pour les funérailles de Shevonar demeuraient autour de la tombe et, les yeux fixés sur la doniate, semblaient attendre quelque chose. Les tambours et les flûtes continuaient à jouer mais leur musique s’était si bien intégrée à la cérémonie qu’Ayla ne la remarqua que lorsque l’air changea et que Zelandoni se remit à chanter.

  Des ténèbres, du Chaos du temps,

  Le tourbillon enfanta la Mère suprême.

  Elle s’éveilla à Elle-Même sachant la valeur de la vie,

  Et le néant sombre affligea la Grande Terre Mère.

  Toute la communauté répondit à l’unisson, certains en chantant, d’autres en prononçant simplement les mots.

  La Mère était seule. La Mère était la seule.

  Celle Qui Était la Première reprit :

  De la poussière de Sa naissance, Elle créa l’Autre,

  Un pâle ami brillant, un compagnon, un frère.

  Ils grandirent ensemble, apprirent à aimer et chéri,

  Et quand Elle fut prête, ils décidèrent de s’unir.

  De nouveau, tous les Zelandonii répondirent

  Il tournait autour d’Elle constamment, son pâle amant.

  Ayla se rendit compte que le chant racontait une histoire familière que tout le monde connaissait et attendait. Captivée, elle voulut en savoir davantage et écouta avec attention tandis que Zelandoni chantait un autre couplet et que la communauté tout entière lui répondait dans le dernier vers.

  De ce seul compagnon Elle se contenta d’abord

  Puis devint agitée et inquiète en Son cœur.

  Elle aimait Son pâle ami blond, cher complément d’Elle-Même

  Mais Son amour sans fond demeurait inemployé

  La Mère Elle était, quelque chose Lui manquait.

  Elle défia le grand vide, le Chaos, les ténèbres

  De trouver l’antre froid de l’étincelle source de vie.

  Le tourbillon était effroyable, l’obscurité totale.

  Le Chaos glacé chercha Sa chaleur.

  La Mère était brave, le danger était grave.

  Elle tira du Chaos froid la source créatrice

  Et conçut dans ce Chaos. Elle s’enfuit avec la force vitale,

  Grandit avec la vie qu’Elle portait en Son sein,

  Et donna d’Elle-Même avec amour, avec fierté.

  La Mère portait Ses fruits, Elle partageait Sa vie.

  Le vide obscur et la vaste Terre nue

  Attendaient la naissance.

  La vie but de Son sang, respira par Ses os.

  Elle fendit Sa peau et scinda Ses roches.

  La Mère donnait. Un autre vivait.

  Les eaux bouillonnantes de l’enfantement emplirent rivières et mers,

  Inondèrent le sol, donnèrent naissance aux arbres.

  De chaque précieuse goutte naquirent herbes et feuilles

  Jusqu’à ce qu’un vert luxuriant renouvelle la Terre.

  Ses eaux coulaient. Les plantes croissaient.

  Dans la douleur du travail
, crachant du feu,

  Elle donna naissance à une nouvelle vie.

  Son sang séché devint la terre d’ocre rouge.

  Mais l’enfant radieux justifiait toute cette souffrance.

  Un bonheur si grand, un garçon resplendissant.

  La respiration d’Ayla se bloqua dans sa gorge lorsqu’elle entendit ces mots qui semblaient raconter son histoire et celle de son fils Durc. Elle se rappelait combien elle avait souffert pour le mettre au monde et combien son bonheur avait ensuite été grand. La doniate poursuivit de sa voix magnifique :

  Les roches se soulevèrent, crachant des flammes de leurs crêtes.

  La Mère nourrit Son fils de Ses seins montagneux.

  Il tétait si fort, les étincelles volaient si haut

  Que le lait chaud traça un chemin dans le ciel.

  La Mère allaitait, Son fils grandissait.

  Cette histoire me paraît familière, se dit Ayla en secouant la tête comme pour faire tomber la réponse. Jondalar. Il m’en a raconté une partie en venant ici.

  Il riait et jouait, devenait grand et brillant.

  Il éclairait les ténèbres à la joie de la Mère.

  Elle dispensa Son amour, le fils crût en force,

  Mûrit bientôt et ne fut plus enfant.

  Son fils grandissait, il Lui échappait.

  Elle puisa à la source pour la vie qu’Elle avait engendrée.

  Le vide froid attirait maintenant son fils.

  La Mère donnait l’amour, mais le jeune avait d’autres désirs.

  Connaître, voyager, explorer.

  Le Chaos La faisait souffrir, le fils brûlait de partir.

  La réponse continuait à échapper à Ayla, à la narguer. Ce n’est pas seulement Jondalar. Je connais cette histoire, du moins pour l’essentiel, mais où ai-je bien pu l’entendre ? Le déclic se fit. Losaduna ! J’ai mémorisé toutes sortes de choses qu’elle m’a apprises ! Il y avait une histoire semblable sur la Mère. Jondalar en a même récité des extraits pendant la cérémonie. Ce n’était pas exactement la même, et elle était dans leur langue, mais le losadunaï est proche du zelandonii.

  En écoutant la suite, Ayla s’efforça de se remettre en mémoire l’autre histoire de la Mère, eut une impression de similitude et de différence à la fois.

  Il s’enfuit de Son flanc pendant que la Mère dormait

  Et que le Chaos sortait en rampant du vide tourbillonnant.

  Par ses tentations aguichantes l’obscurité le séduisit.

  Trompé par le tourbillon, l’enfant tomba captif.

  Le noir l’enveloppa, le jeune fils plein d’éclat.

  L’enfant rayonnant de la Mère, d’abord ivre de joie,

  Fut bientôt englouti par le vide sinistre et glacé.

  Le rejeton imprudent, consumé de remords,

  Ne pouvait se libérer de la force mystérieuse.

  Le Chaos refusait de lâcher le fils coupable de témérité.

  Mais au moment où les ténèbres l’aspiraient dans le froid

  La Mère se réveilla, et se ressaisit.

  Pour L’aider à retrouver Son fils resplendissant,

  La Mère fit appel à Son pâle ami.

  Elle tenait bon, Elle ne perdait pas de vue Son rejeton.

  Ayla sourit en devinant le vers suivant, ou tout au moins son sens. La Terre Mère raconte à son vieil ami la Lune ce qui est arrivé à Son fils.

  Elle rappela auprès d’elle Son amour d’antan.

  Le cœur serré, Elle lui conta Son histoire.

  L’ami cher accepta de se joindre au combat

  Pour arracher l’enfant à son sort périlleux.

  A l’auditoire maintenant de résumer l’histoire à sa manière, se dit Ayla. C’est ainsi que cela doit se passer. D’abord la Losaduna, ou la Zelandoni, la raconte puis la communauté répond ou la répète sous une autre forme.

  Elle parla de Sa douleur, et du tournoyant voleur.

  Ce fut de nouveau le tour de Zelandoni :

  La Mère était épuisée, Elle devait se reposer.

  Elle relâcha Son étreinte sur Son lumineux amant

  Qui, pendant Son sommeil, affronta la force froide,

  Et la refoula un moment vers sa source.

  Son esprit était puissant, mais trop long l’affrontement.

  Le pâle ami lutta de toutes ses forces

  Le combat était âpre, la bataille acharnée.

  Sa vigilance déclina, il ferma, son grand œil.

  Le noir l’enveloppa, lui vola sa lumière.

  Du pâle ami exténué, la lumière expirait.

  Quand les ténèbres furent totales, Elle s’éveilla avec un cri.

  Le vide obscur cachait la lumière du ciel.

  Elle se jeta dans la mêlée, fit tant et si bien

  Qu’elle arracha Son ami à l’obscurité.

  Mais de la nuit le visage terrible gardait Son fils invisible.

  Prisonnier du tourbillon, le fils ardent de la Mère

  Ne réchauffait plus la Terre. Le Chaos froid avait gagné.

  La vie fertile et verdoyante n’était plus que glace et neige.

  Un vent mordant soufflait sans trêve.

  La Terre était abandonnée, aucune plante ne poussait plus.

  Bien que lasse et épuisée de chagrin, la Mère tenta encore

  De reprendre la vie qu’Elle avait enfantée.

  Elle ne pouvait renoncer, il fallait qu’Elle se batte

  Pour que renaisse la lumière de Son fils.

  Elle poursuivit Sa quête guerrière pour ramener la lumière.

  Son lumineux ami était prêt à combattre

  Le voleur qui gardait captif l’enfant de Ses entrailles.

  Ensemble ils luttèrent pour le fils qu’Elle adorait.

  Leurs efforts aboutirent, sa lumière fut restaurée.

  Sa chaleur réchauffait, sa splendeur rayonnait.

  La Grande Terre Mère et la Lune ont ramené le Soleil, mais pas complètement, pensa Ayla, anticipant à nouveau sur la suite.

  Les lugubres ténèbres s’accrochaient à l’éclat du fils

  La Mère ripostait, refusait de reculer.

  Le tourbillon tirait, Elle ne lâchait pas.

  Il n’y avait ni vainqueur ni vaincu.

  Elle repoussait l’obscurité, mais Son fils demeurait prisonnier.

  La version Zelandonii était-elle plus longue que la version losadunaï, ou n’était-ce qu’une impression ? Chanter cette histoire la fait peut-être paraître plus longue, pensa Ayla, mais j’aime ce chant. Je voudrais mieux le comprendre.

  Quand Elle repoussait le tourbillon et faisait fuir le Chaos,

  La lumière de Son fils brillait de plus belle.

  Quand Ses forces diminuaient, le néant noir prenait le dessus,

  Et l’obscurité revenait à la fin du jour.

  Elle sentait la chaleur de Son fils, mais le combat demeurait indécis.

  La Grande Mère vivait la peine au cœur

  Qu’Elle et Son fils soient à jamais séparés.

  Se languissant de Son enfant perdu,

  Elle puisa une ardeur nouvelle dans Sa force de vie

  Elle ne pouvait se résigner à la perte du fils adoré.

  Quand Elle fut prête, Ses eaux d’enfantement

  Ramenèrent sur la Terre nue une vie verdoyante.

  Et Ses larmes, abondamment versées,

  Devinrent des gouttes de rosée étincelantes.

  Les eaux apportaient la vie, mais Ses pleurs n’étaient pas taris.

  J’aime beaucoup la partie qui suit, et je me demande comment Zelandoni la chantera.

  Avec un grondement de tonnerre, Ses montagnes se fendirent

  Et par la caverne qui s’ouvrit dessous

  Elle fut de nouveau mère,

  Donnant vie à toutes les créatures de la Terre.

  D’autres enfants étaient nés, mais la Mère était épuisée.

  Chaque enfant était différent, certains petits, d’autres grands.

  Certains marchaient, d�
��autres volaient, certains nageaient, d’autres rampaient.

  Mais chaque forme était parfaite, chaque esprit complet.

  Chacun était un modèle qu’on pouvait répéter.

  La Mère le voulait, la Terre verte se peuplait.

  Les oiseaux, les poissons, les autres animaux,

  Tous restèrent cette fois auprès de l’Eplorée.

  Chacun d’eux vivait là où il était né

  Et partageait le domaine de la Mère.

  Près d’Elle ils demeuraient, aucun ne s’enfuyait.

  Ils étaient Ses enfants, ils La remplissaient de fierté

  Mais ils sapaient la force de vie qu’Elle portait en Elle.

  Il Lui en restait cependant assez pour une dernière création,

  Un enfant qui se rappellerait qui l’avait créé,

  Un enfant qui saurait respecter et apprendrait à protéger.

  Première Femme naquit adulte et bien formée,

  Elle reçut les Dons qu’il fallait pour survivre.

  La Vie fut le premier, et comme la Terre Mère,

  Elle s’éveilla à elle-même en en sachant le prix.

  Première Femme était née, première de sa lignée.

  Vint ensuite le Don de Perception, d’apprendre,

  Le désir de connaître, le Don de Discernement.

 

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