by Jean M. Auel
En se plaçant de face, on pouvait, avec un peu d’imagination, distinguer, dans les fissures et les formes arrondies, un front haut sous la coiffe, un nez aplati et deux yeux presque clos qui posaient un regard énigmatique sur une pente d’éboulis et de broussailles. Pour ceux qui savaient comment regarder, la forme anthropomorphique semblait être un visage caché de la Mère, un des quelques visages d’Elle-Même qu’Elle choisissait de montrer, tout en les masquant. Personne ne pourrait jamais voir le visage de la Mère et, même déguisé, ce visage gardait un pouvoir indicible.
La rangée de falaises flanquait une vallée plus étroite où coulait un petit affluent de la Rivière des Prairies, alimenté par une source qui jaillissait du sol avec une telle énergie qu’elle se transformait en une fontaine au milieu d’un vallon boisé. On l’appelait la Fontaine de la Profonde, et elle alimentait le Ruisseau de la Fontaine, mais les Zelandonia leur donnaient d’autres noms, qu’une majeure partie de la communauté connaissait aussi. La source et le bassin étaient les Eaux d’Enfantement de la Mère, et le ruisseau l’Eau Sacrée. Elles passaient pour avoir de grandes vertus curatives, notamment pour aider les femmes à concevoir si on les utilisait comme il fallait.
Un sentier de plus de quatre cents pas conduisait le long de la falaise, au-delà du premier éperon, à une terrasse proche du sommet, surmontée d’un surplomb qui protégeait l’entrée des deux grottes. Les nombreuses cavités de cette région de falaises calcaires étaient parfois appelées « cavernes », mais, considérées comme des espaces creusés dans la roche, elles portaient aussi le nom de « creux ». Dans le langage courant, une grotte particulièrement longue était appelée une « profonde ». Celle qui se trouvait à gauche de la terrasse ne s’enfonçait dans la roche que d’une vingtaine de pieds et servait d’abri à ceux qui y dormaient de temps à autre, en général des Zelandonia. On l’appelait le Creux de la Fontaine ou, plus rarement, le Creux de Doni.
La grotte de droite se prolongeait par une galerie qui plongeait au cœur de la falaise, avec des salles, des alcôves, des niches et d’autres passages partant du couloir principal. C’était un lieu si sacré que son nom ésotérique n’était presque jamais prononcé. Il était si connu et si vénéré qu’il n’était pas nécessaire d’établir son caractère sacré et son pouvoir pour les habitants de ce monde. S’ils en parlaient, ceux qui connaissaient sa véritable signification préféraient la minimiser et ne pas en faire un sujet de conversation. C’était pourquoi les Zelandonii nommaient simplement ces falaises les Rochers de la Fontaine, c’était pourquoi la grotte s’appelait la Profonde des Rochers de la Fontaine ou, parfois, la Profonde de Doni.
Ce n’était pas l’unique site sanctifié de la région. La plupart des grottes avaient un caractère plus ou moins sacré, tout comme d’autres lieux, mais la Profonde des Rochers de la Fontaine figurait parmi les plus vénérées. Jondalar en connaissait quelques autres qui l’égalaient, mais aucune ne la surpassait en importance. En escaladant la pente avec Ayla et Jonokol, il éprouvait un mélange d’excitation et de crainte. Il se demandait si Zelandoni réussirait à trouver l’esprit vagabond de son frère, et quelle aide elle attendait de lui.
Quand ils parvinrent à la haute terrasse, deux autres acolytes, un homme et une femme, les attendaient à l’entrée de la grotte profonde de droite. Ayla s’arrêta, se retourna pour voir le chemin parcouru. La terrasse de pierre dominait la Vallée du Ruisseau de la Fontaine et une partie de la Vallée des Prairies, avec sa rivière. La vue était impressionnante mais, quand Ayla entra dans la grotte, ce qu’elle découvrit l’était plus encore.
Pénétrer dans la caverne, en particulier dans la journée, entraînait un changement de perspective radical, d’un vaste panorama à une galerie exiguë, d’un soleil éclatant reflété par la pierre à une obscurité inquiétante. Le changement allait au-delà du physique, de l’externe. Pour ceux qui comprenaient et acceptaient le pouvoir inhérent du lieu, c’était une métamorphose du familier au redoutable, mais aussi du banal au merveilleux.
La lumière extérieure n’éclairait que sur quelques pas après l’entrée, mais, une fois les yeux accoutumés à la pénombre, les parois de la galerie guidaient vers l’intérieur obscur. Dans une sorte de vestibule peu après l’entrée, une lampe de pierre brûlait sur une saillie de la roche, et plusieurs autres, non allumées, semblaient attendre dans une niche naturelle, juste en dessous. Chacun des acolytes prit une lampe puis un mince bâton sec qu’il approcha de la flamme. Ils allumèrent les mèches de mousse posées sur le bord de la cuvette des lampes, du côté opposé à la poignée, trempant dans une graisse encore en partie figée. La femme leur fit signe.
— Attention où vous posez le pied, les prévint-elle, baissant sa lampe pour montrer le sol inégal et les plaques d’argile humide qui luisaient entre les rochers. C’est parfois glissant.
A mesure qu’ils progressaient dans la galerie, avançant avec précaution, la lumière de l’entrée diminuait. Au bout d’une centaine de pas, l’obscurité ne fut plus contenue que par la faible lueur des lampes. Un courant d’air descendu des stalactites de la voûte les fit frissonner de peur quand les flammes minuscules vacillèrent. Ils savaient que dans les profondeurs de la grotte, si le feu s’éteignait, des ténèbres plus épaisses que la nuit la plus sombre obscurciraient toute vision. Seuls les mains et les pieds sur la roche froide montreraient le chemin, et ne conduiraient peut-être qu’à un cul-de-sac au lieu de la sortie.
A droite, un noir plus profond, et ne reflétant plus les petites flammes, indiquait que la distance s’était accrue de ce côté : peut-être une niche ou une autre galerie. Derrière et devant eux, les ténèbres étaient palpables dans l’obscurité d’une épaisseur presque étouffante. Le filet d’air constituait l’unique preuve de l’existence d’un couloir ramenant à l’extérieur. Ayla aurait voulu pouvoir toucher la main de son compagnon.
Jondalar remarqua en avançant que les lampes portées par les acolytes n’étaient pas la seule source de lumière. Plusieurs lampes de pierre, en forme de bol, étaient placées sur le sol le long de la galerie et projetaient une lumière qui semblait étonnamment vive dans l’obscurité de la grotte. Deux d’entre elles crépitaient, sans doute parce qu’elles avaient besoin qu’on les remplisse de graisse ou qu’on change leur mèche ; il espérait que quelqu’un s’en chargerait sans tarder.
Les lampes suscitaient chez Ayla le sentiment étrange qu’elle était déjà venue dans ce lieu, et la peur irraisonnée qu’elle y reviendrait un jour. Elle n’avait aucune envie de suivre la femme qui la précédait. Jusqu’à ce jour, elle ne se considérait pas comme quelqu’un qui redoutait les grottes, mais il y avait dans celle-là quelque chose qui lui donnait envie de faire demi-tour et de s’enfuir, ou de toucher Jondalar pour se rassurer. Elle se rappela qu’elle avait parcouru le couloir sombre d’une autre caverne en se guidant aux flammes de lampes et de torches, derrière Creb et les autres Mog-ur. Elle frissonna à ce souvenir et s’aperçut qu’elle avait froid.
— Vous voulez vous arrêter pour mettre vos vêtements chauds ? proposa la femme, qui se retourna et tint la lampe plus haut pour éclairer Ayla et Jondalar. Il fait froid au fond d’une grotte, surtout en été. L’hiver, quand il neige dehors, on s’y sentirait plutôt au chaud. Les grottes profondes restent à la même température toute l’année.
La halte pour enfiler sa tunique à manches longues aida Ayla à se ressaisir et, quand l’acolyte repartit, elle prit une longue inspiration et la suivit.
Le couloir lui paraissait déjà étroit, mais il se resserra encore après une quinzaine de pas. L’humidité de l’air augmentait, comme l’indiquaient la pellicule d’eau qui recouvrait les parois et les gouttes tombant des stalactites de la voûte sur les stalagmites du sol. A un peu moins de soixante-dix pas à l’intérieur de la grotte sombre et froide, le sol du couloir se releva, sans bloquer le passage mais en rendant la progression difficile. Il était tentant de reculer, de décider que cela suffisait, et plus d’un timoré l’avait fait. Il fallait de la déterm
ination pour continuer au-delà de ce point.
La femme qui marchait devant gravit la pente rocailleuse jusqu’à une ouverture. Ayla suivit des yeux la lumière vacillante de la lampe puis monta rejoindre l’acolyte. Elle la suivit de l’autre côté de la faille qui menait au cœur de la falaise.
L’infime souffle d’air qu’ils avaient senti dans la première partie de la grotte ne se faisait plus remarquer que par son absence. Après la fente, l’air était totalement immobile. Première indication que d’autres les avaient précédés en ce lieu, trois points rouges peints sur la paroi gauche. Peu après, Ayla découvrit autre chose dans la lumière tremblotante. N’en croyant pas ses yeux, elle aurait voulu que la femme s’arrêtât un instant et approchât sa lampe de la roche. Ayla attendit que son compagnon la rejoignît.
— Jondalar, murmura-t-elle, je crois qu’il y a un mammouth sur ce mur !
— Oui, plus d’un, même. Si nous n’avions pas quelque chose de plus important à faire aux yeux de Zelandoni, nous te montrerions cette grotte avec le cérémonial de rigueur. La plupart d’entre nous sommes venus ici, enfants. Assez grands pour comprendre, mais encore enfants. C’est effrayant et merveilleux à la fois lorsqu’on voit cet endroit pour la première fois. Même si tu sais que cela fait partie de la cérémonie, c’est exaltant.
— Pourquoi sommes-nous ici ? Pourquoi est-ce si important ? L’acolyte était revenue sur ses pas en découvrant que les autres ne suivaient plus.
— Personne ne vous l’a expliqué ?
— Jonokol a simplement dit que Zelandoni nous réclamait, Jondalar et moi, répondit Ayla.
— Je n’en suis pas certain, dit Jondalar, mais je crois que nous sommes ici pour aider Zelandoni à trouver l’esprit de Thonolan et à le guider au besoin. Nous sommes les seuls à avoir vu l’endroit où il est mort. Avec la pierre que tu m’as fait ramasser – Zelandoni pense que c’était une excellente idée –, elle croit que nous réussirons.
— Quel est cet endroit ?
— Il porte de nombreux noms, répondit la femme, que Jonokol et le troisième acolyte avaient rejointe. La plupart des gens l’appellent la Profonde des Rochers de la Fontaine, ou parfois la Profonde de Doni. Les Zelandonia connaissent son nom sacré, et presque toute la communauté aussi, bien qu’il soit rarement prononcé. C’est l’Entrée du Giron de la Mère, ou l’une des entrées. Il en existe quelques autres tout aussi sacrées.
— Tout le monde sait qu’une entrée implique une sortie, ajouta Jonokol. Ce qui signifie que cette grotte est aussi un conduit d’enfantement.
— C’est l’un des conduits d’enfantement de la Grande Terre Mère, dit le troisième acolyte.
— Comme dans le chant de Zelandoni à l’enterrement de Shevonar, ce doit être l’un des endroits où la Mère a donné naissance aux Enfants de la Terre, remarqua Ayla.
— Elle comprend, dit la femme aux deux autres servants. (Elle se tourna vers Ayla.) Tu dois bien connaître le Chant de la Mère.
— Elle l’a entendu pour la première fois aux funérailles, répondit Jondalar avec un sourire.
— Pas tout à fait, corrigea Ayla. Tu ne te souviens pas ? Les Losadunaï se transmettent une histoire semblable, à ceci près qu’ils ne la chantent pas. Ils se contentent de la réciter. Losaduna me l’a racontée dans sa langue.
— C’est peut-être parce que Losaduna ne sait pas chanter comme Zelandoni, hasarda Jondalar.
— Nous ne la chantons pas tous, précisa Jonokol. Beaucoup d’entre nous prononcent simplement les mots. Je ne chante pas, et si vous m’entendez un jour, vous comprendrez pourquoi.
— Certaines autres Cavernes la chantent sur un air différent, et les paroles ne sont pas les mêmes non plus, dit le troisième acolyte. J’aimerais entendre un jour la version des Losadunaï, surtout si tu peux me la traduire, Ayla.
— Avec plaisir. Leur langue est très proche du zelandonii. Tu pourras peut-être même comprendre sans traduction.
Les trois acolytes remarquèrent soudain l’accent d’Ayla. Ils avaient toujours considéré que les Zelandonii – et leur langue – étaient exceptionnels. Ils étaient le Peuple, ils étaient les Enfants de la Terre. Il leur était difficile de concevoir que cette femme pût déclarer qu’un peuple vivant loin à l’est, sur les hauteurs, de l’autre côté du glacier, parlait une langue similaire à la leur. Pour porter un tel jugement, elle devait avoir entendu des langues très différentes du zelandonii.
Tous étaient frappés par l’expérience de cette étrangère, si différente de la leur, par ce qu’elle savait d’autres peuples et qu’ils ignoraient. Jondalar avait beaucoup appris, lui aussi, pendant son Voyage. Durant les quelques jours qui avaient suivi son retour, il leur avait montré beaucoup de choses. C’était peut-être à cela que servaient les voyages, à apprendre de nouvelles choses.
Presque tous les jeunes gens parlaient de partir, mais rares étaient ceux qui s’en allaient Jondalar, lui, était resté au loin pendant cinq ans, il avait vécu de nombreuses aventures, et surtout, il avait rapporté un savoir dont son peuple pourrait profiter. Il avait aussi rapporté des idées qui pouvaient changer les choses, et le changement n’était pas toujours souhaitable.
— Je ne sais pas si je dois te montrer les peintures en passant, dit la femme. Cela pourrait te gâcher la cérémonie. De toute façon, tu les verras un peu, alors autant les éclairer et te laisser les regarder.
L’acolyte tint sa lampe plus haut pour que la compagne de Jondalar pût admirer les peintures. La première représentait un mammouth, peint de profil comme la plupart des animaux qu’elle avait vus. La bosse de sa tête, suivie d’une seconde bosse au garrot, le rendait aisément reconnaissable. Cette configuration était le signe distinctif du grand animal laineux, plus encore que ses défenses recourbées et sa longue trompe. Il était dessiné en rouge, coloré en brun rougeâtre et en noir, ce qui faisait ressortir les contours et certains détails anatomiques. La tête tournée vers l’entrée, il était si parfait qu’Ayla s’attendait qu’il sorte de la caverne.
Elle ne comprenait pas pourquoi ces animaux semblaient si réels, elle ne saisissait pas ce que leur représentation avait exigé, et elle ne put résister à l’envie de regarder de plus près. La technique était élégante, accomplie. Un dessin de l’animal avait été gravé dans la paroi calcaire de la grotte, avec un outil en silex, et souligné par un trait noir. A l’extérieur de la ligne gravée, la paroi avait été grattée pour révéler la couleur ivoire de la roche. Cela mettait en relief les contours et les couleurs avec lesquelles le mammouth avait été peint, ainsi que le caractère en trois dimensions de l’œuvre.
C’était cependant la peinture à l’intérieur des contours qui était le plus remarquable. Les artistes qui avaient décoré les parois de la grotte avaient acquis, grâce aux leçons de ceux qui avaient conçu cette technique, une connaissance étonnante de la perspective. Si certains peintres étaient plus talentueux que d’autres, la plupart utilisaient la technique du nuancement pour montrer les détails.
Quand Ayla s’éloigna du mammouth, elle eut l’impression étrange que l’animal bougeait aussi. Sur une impulsion, elle tendit le bras vers lui, toucha la pierre et ferma les yeux. Elle était froide, légèrement humide, avec le grain et la texture de toutes les parois calcaires, mais, lorsqu’elle rouvrit les yeux, Ayla nota que l’artiste avait utilisé les particularités mêmes de la roche pour cette création d’un réalisme saisissant. Le mammouth avait été placé de manière qu’un arrondi de la pierre devienne le renflement du ventre, et une concrétion évoquant une jambe avait été peinte pour figurer l’arrière d’une patte.
A la lueur tremblante de la lampe à graisse, elle s’aperçut qu’elle voyait l’animal sous un angle différent quand elle bougeait. La lumière modifiait la façon dont le relief naturel de la roche apparaissait et projetait des ombres déformées. Même lorsque Ayla restait immobile, elle avait l’impression, en regardant les reflets des flammes danser sur la pierre, que l’animal respirait. Elle comprit alors pourquoi le mammouth avait paru boug
er lorsqu’elle s’était déplacée, et elle sut que si elle ne l’avait pas examiné avec attention, elle se serait facilement convaincue qu’il avait remué.
Émerveillée, elle secoua la tête et se rappela la fois où, au Rassemblement du Clan, elle avait dû préparer pour les Mog-ur le breuvage d’Iza. Le Mog-ur lui avait montré comment se tenir dans l’ombre pour ne pas être remarquée, il lui avait expliqué à quel moment précis elle devait en sortir pour apparaître soudain. Il y avait de la méthode dans la magie utilisée par ceux qui avaient affaire au Monde des Esprits.
Ayla avait ressenti quelque chose en touchant la paroi, quelque chose qu’elle ne pouvait ni expliquer ni comprendre. C’était une réminiscence de cette étrangeté qu’elle éprouvait de temps en temps, depuis qu’elle avait bu par mégarde les restes du breuvage des Mog-ur et qu’elle les avait suivis dans la grotte. Depuis, elle faisait des rêves troublants et avait parfois des sensations déroutantes, même lorsqu’elle était éveillée.
Elle secoua la tête pour chasser l’étrange impression, puis leva les yeux et se rendit compte que les autres l’observaient. Avec un sourire embarrassé, elle éloigna vivement la main de la paroi et se tourna vers la femme qui tenait la lampe. Celle-ci ne dit rien et repartit dans le long couloir.
La lumière des lampes à graisse lançait des reflets bizarres sur les murs humides tandis que le couple et les acolytes progressaient en silence sur une seule file. L’air vibrait. Ayla était sûre qu’ils pénétraient au cœur même de la falaise et se félicitait de la présence d’autres personnes : seule, elle se serait perdue. Elle frémit à l’idée de se retrouver seule dans une grotte, tenta de chasser cette pensée, mais le froid de la caverne humide refusait de disparaître.