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Les refuges de pierre

Page 64

by Jean M. Auel


  Les Zelandonii n’appréciaient pas seulement l’habileté manuelle, ils faisaient aussi grand cas des divertissements. Les hivers glaciaux les confinaient dans leurs abris pendant de longues périodes, et ils cherchaient des moyens d’atténuer les pressions nées de la promiscuité. Les chants et les danses étaient prisés à la fois comme activité individuelle et comme contribution collective, et l’on estimait autant ceux qui jouaient de la flûte que ceux qui fabriquaient des lances ou des paniers. Ayla avait déjà constaté que les Conteurs étaient fort appréciés. Même ceux du Clan avaient des conteurs, se rappela-t-elle, et ils aimaient par-dessus tout réentendre des histoires qu’ils connaissaient déjà.

  Les Autres aussi, mais ils avaient également le goût de la nouveauté. Jeunes et vieux s’adonnaient avec passion aux devinettes, aux jeux utilisant des mots. Les visiteurs étaient les bienvenus, ne fût-ce que parce qu’ils apportaient de nouvelles histoires. On les pressait de raconter leur vie et leurs aventures, qu’ils eussent ou non un talent de conteur, parce que cela donnait matière à discussion pendant les longues heures autour du feu. Bien que tout le monde ou presque fût capable de tisser les fils d’un récit intéressant, ceux qui montraient un réel talent en ce domaine étaient recherchés, conviés à se rendre dans les Cavernes voisines, ce qui avait donné naissance aux Conteurs Itinérants. Certains d’entre eux passaient leur vie, ou du moins plusieurs années, à voyager de Caverne en Caverne, portant nouvelles et messages, racontant des histoires. Nul n’était plus fêté.

  On identifiait la plupart des Zelandonii aux motifs de leurs vêtements, aux colliers et autres bijoux qu’ils portaient, et avec le temps les Conteurs avaient adopté une tenue et des motifs distinctifs qui annonçaient leur activité. Ainsi, même les jeunes enfants savaient quand ils arrivaient, et l’on interrompait presque toutes les autres activités quand un Conteur Itinérant faisait son apparition. Même les expéditions de chasse prévues de longue date étaient reportées. On improvisait alors de grands festins et, bien que beaucoup de Conteurs en fussent capables, aucun n’avait besoin de chasser pour survivre. Afin de les inciter à revenir, on leur offrait des cadeaux, et lorsqu’ils devenaient trop vieux ou fatigués de voyager, ils pouvaient s’installer dans la Caverne de leur choix.

  Parfois, plusieurs Conteurs voyageaient ensemble, souvent avec leur famille. Les groupes les plus talentueux pouvaient inclure des chanteurs et des danseurs, des musiciens jouant de divers instruments : percussions, crécelles, calebasses, flûtes, parfois cordes tendues, pincées ou frappées. Les histoires étaient souvent jouées en même temps que racontées et, quel que fût le moyen d’expression, l’histoire et le conteur étaient toujours au centre de l’attention.

  La matière était variée : mythes, légendes, histoires, aventures personnelles, descriptions de lieux et de créatures lointaines ou imaginaires. Comme ils étaient toujours très demandés, chaque groupe incluait dans son répertoire les mésaventures personnelles survenues dans les Cavernes voisines, les ragots drôles ou sérieux, vrais ou inventés. Tout était permis pourvu que ce fût bien raconté. Les Conteurs Itinérants portaient aussi des messages à un ami ou à un parent, d’un chef à un autre, d’un Zelandoni à un autre, bien que cette forme de communication pût être délicate. Un Conteur devait se montrer digne de confiance avant qu’on lui remette des messages secrets ou ésotériques échangés par les chefs ou les Zelandonia, et tous ne l’étaient pas.

  Au-delà de la crête, point culminant des environs, le terrain descendait puis redevenait plat. Ayla gravit la colline et entama la descente en suivant une piste à peine visible, récemment tracée à travers des ronces épaisses et quelques pins faméliques. Elle la quitta au pied de la colline, là où les buissons épineux laissaient place à une herbe rare. Parvenue devant le lit asséché d’un torrent, dont les pierres serrées l’une contre l’autre offraient peu de place à une repousse de la végétation, elle tourna et entreprit de le remonter.

  L’endroit semblait susciter la curiosité de Loup. Pour lui aussi, ce territoire était nouveau, et l’animal était attiré par chaque tas de cailloux, chaque monticule de terre qui présentait à ses narines une odeur inconnue. Ayla et lui s’engagèrent sur le lit rocailleux creusé dans le calcaire, puis Loup s’éloigna en quelques bonds et disparut derrière un éboulis. Ayla s’attendait à le voir réapparaître à tout moment, mais, son absence se prolongeant, elle commença à s’inquiéter. Arrêtée près du tas de pierres, elle inspecta les alentours et finit par émettre le sifflement distinctif qu’elle utilisait pour appeler l’animal. Elle attendit. Un moment s’écoula avant qu’elle ne vît bouger les buissons derrière l’éboulis et n’entendît craquer les ronces au passage du carnassier.

  — Où étais-tu ? dit-elle en se penchant pour le regarder dans les yeux. Qu’y a-t-il derrière ces mûriers qui t’a retenu si longtemps ?

  Décidant d’aller voir elle-même, elle défit son sac de voyageur pour y prendre la hachette que Jondalar lui avait fabriquée. Ce n’était pas l’outil le plus efficace pour tailler les longues tiges épineuses, mais elle parvint à ménager une ouverture par laquelle elle découvrit, non le sol, comme elle s’y attendait, mais un vide obscur. C’était maintenant à son tour d’être intriguée.

  Elle élargit assez la brèche pour pouvoir passer au prix de quelques égratignures. Le sol descendait en pente douce vers ce qui était manifestement une grotte, avec une large entrée. A la lumière du jour qui pénétrait par l’ouverture, elle avança, se récitant les mots à compter. Quand elle arriva à trente et un pas, elle constata que le sol devenait plat et que la galerie s’était élargie. Un reste de jour éclairait à peine l’intérieur. Quand ses yeux se furent habitués à la quasi-obscurité, Ayla constata qu’elle se trouvait dans une salle beaucoup plus vaste. Elle regarda autour d’elle et ressortit.

  — Je me demande combien de personnes connaissent l’existence de cette grotte, Loup.

  A l’aide de sa hache, elle agrandit encore l’ouverture puis alla explorer le secteur. A quelque distance, mais entouré de ronces, se dressait un pin aux aiguilles brunes. Il semblait mort. Elle se tailla un chemin à travers les tiges hérissées d’épines, appuya sur une branche basse du pin pour en éprouver la solidité. Elle dut s’y suspendre pour en casser une partie. Elle s’aperçut qu’elle avait la main collante et sourit en levant les yeux ; elle vit deux gouttes d’un liquide sombre. La branche résineuse formerait une torche acceptable une fois qu’elle l’aurait allumée.

  Ayla ramassa des brindilles sèches et des morceaux d’écorce de pin, retourna au milieu du lit à sec. Avec la pierre à feu et le silex tirés de son sac, elle ne tarda pas à allumer un petit feu, en approcha l’extrémité de la branche. Loup l’observait. Quand il la vit reprendre le chemin de la grotte, il fila devant, escalada l’éboulis et se glissa à travers les ronces, sous l’ouverture taillée par Ayla. Bien longtemps avant, quand le lit à sec était un torrent qui avait creusé la grotte, la voûte se prolongeait au-dehors, mais elle s’était écroulée, créant l’éboulis qui masquait à présent l’entrée.

  Ayla gravit le tas de pierres, se coula dans l’ouverture. A la lumière vacillante de sa torche, elle descendit la pente d’argile humide, accompagnant chaque pas d’un mot à compter. Elle arriva cette fois à vingt-huit avant que le sol ne devînt plat : avec une torche pour l’éclairer, elle faisait des pas plus grands. Le couloir de l’entrée débouchait sur une large salle en forme de U. Ayla leva son flambeau de fortune et eut la respiration coupée.

  Les parois, brillant de calcite cristallisée, étaient presque blanches et présentaient une surface pure, propre, resplendissante. Tandis qu’elle progressait dans la grotte, la lueur de sa torche faisait naître sur les aspérités naturelles des ombres qui se pourchassaient comme si elles vivaient et respiraient. Ayla s’approcha des murs blancs qui commençaient un peu en dessous de son menton – à cinq pieds environ du sol – et, partant d’une corniche arrondie de pierre brune, s’élançaient en courbe jusqu’au plafond. Elle n’y aurait pas s
ongé avant sa visite à la Profonde des Rochers de la Fontaine, mais elle imagina ce qu’un artiste comme Jonokol pourrait faire d’une telle grotte.

  Ayla entama le tour de la salle en l’inspectant avec attention. Le sol était boueux et inégal, glissant. Au fond du U, là où il s’incurvait, une entrée étroite menait à une autre galerie. Ayla leva sa torche, regarda à l’intérieur. La partie supérieure des parois était blanche et voûtée, mais le bas dessinait un couloir sinueux, exigu, et elle préféra ne pas s’y aventurer. Elle reprit son exploration. A droite de l’entrée de la galerie, derrière, il y avait un autre passage auquel elle se contenta de jeter un coup d’œil. Elle avait déjà résolu de prévenir Jondalar et quelques autres, et de revenir avec eux.

  Ayla avait vu de nombreuses grottes, la plupart avec de magnifiques pointes de pierre suspendues au plafond, des draperies de stalactites descendant vers les dépôts stalagmitiques correspondants qui s’élevaient du sol à leur rencontre, mais jamais une telle merveille. Bien que la grotte fût calcaire, une couche de marne imperméable s’était formée, bloquant les gouttes d’eau saturées de carbonate de calcium, les empêchant de devenir des stalactites et des stalagmites. Les parois étaient tapissées de minuscules cristaux de calcite, créant de vastes panneaux blancs qui recouvraient les bosses et les creux du relief naturel de la pierre. C’était un lieu rare et beau, la grotte la plus splendide qu’elle eût jamais vue.

  Elle remarqua que la lumière de sa torche faiblissait : le charbon de bois accumulé à l’extrémité étouffait la flamme. Dans une autre grotte, elle aurait tapoté sa torche contre la pierre pour faire tomber le bois brûlé, mais cela laissait une marque noire. Dans ce lieu, elle se sentait tenue de faire attention, de ne pas salir les murs d’un blanc immaculé. Elle choisit un endroit plus bas, sur la pierre brune. Quelques morceaux de charbon de bois tombèrent par terre quand elle frappa la torche contre la paroi, et Ayla se sentit une envie soudaine de les ramasser. Ce lieu possédait quelque chose de sacré, de surnaturel ; elle ne voulait le profaner d’aucune manière. Elle finit par songer que ce n’était qu’une grotte, après tout. Un peu de bois brûlé par terre, quelle importance ? D’ailleurs, elle avait remarqué que Loup n’hésitait pas, lui, à laisser sa trace, levant la patte pour proclamer par son odeur que ce territoire était sien. Mais les marques odorantes n’atteignaient pas les murs blancs.

  Ayla retourna au camp de la Neuvième Caverne le plus vite possible, tout excitée par son désir de parler de la grotte. Ce ne fut qu’en découvrant plusieurs Zelandonii déblayant la terre d’un four qu’ils venaient de creuser, et d’autres préparant de la nourriture, qu’elle se rappela qu’elle avait invité Lanidar et sa famille pour le lendemain. Elle avait prévu de trouver quelque chose pour le repas, un animal ou une plante comestible, et, dans l’exaltation de sa découverte, cela lui était sorti de l’esprit. Elle remarqua que Marthona, Folara et Proleva avaient tiré un quartier de bison entier de la fosse froide.

  Le jour même de leur arrivée, la plupart des membres de la Neuvième Caverne avaient conjugué leurs efforts pour creuser un grand trou jusqu’au niveau du permafrost afin de conserver la partie de la viande qu’ils n’avaient pas mise à sécher. Le territoire des Zelandonii était assez proche des glaciers du Nord pour que les conditions du permafrost y prévalent, mais cela n’impliquait pas que le sol demeurât gelé toute l’année. En hiver, il devenait dur comme de la glace, et en été il dégelait sur une profondeur variant de quelques pouces à plusieurs pieds selon le couvert végétal et la quantité de soleil qu’il recevait. Le fait de conserver la viande dans un trou creusé jusqu’au permafrost la gardait fraîche plus longtemps, encore que cela ne dérangeât pas la plupart des Zelandonii si elle était un peu avancée ; certains préféraient même le goût de la viande faisandée.

  — Marthona, je suis désolée, dit Ayla en arrivant au foyer central. J’étais partie chercher quelque chose à manger pour le repas de demain matin mais j’ai oublié les invités en découvrant une grotte à proximité. C’est la plus belle que j’aie jamais vue, il faut que je vous la montre.

  — Je n’ai jamais entendu parler de grottes à proximité, s’étonna Folara. Et sûrement pas de grottes magnifiques ! Elle est loin d’ici ?

  — Juste de l’autre côté de la pente, derrière le camp principal.

  — C’est là que nous allons cueillir des mûres à la fin de l’été, dit Proleva. Il n’y a pas de grotte là-bas.

  D’autres avaient entendu Ayla et s’étaient rapprochés, notamment Jondalar et Joharran.

  — Elle a raison, confirma le chef de la Neuvième Caverne. Je ne connais pas de grotte dans ce coin.

  — Elle était cachée par des ronces et un éboulis, expliqua Ayla. En fait, c’est Loup qui l’a trouvée. Il était allé flairer les buissons. J’ai taillé une ouverture dans les ronces et j’ai découvert une grotte.

  — Elle ne doit pas être bien grande, supposa Jondalar.

  — Si. Elle s’enfonce dans la colline. Elle est vaste et singulière.

  — Tu peux nous y conduire ?

  — Bien sûr. C’est pour cette raison que je suis revenue, mais je me rends compte qu’il faut que j’aide à préparer le repas de demain matin.

  — Nous venons d’allumer le feu dans la fosse du four, nous y avons entassé beaucoup de bois, dit Proleva. Il faudra un moment pour qu’il chauffe les pierres qui l’entourent. Rien ne nous empêche de partir maintenant.

  — C’est moi qui invite, et ce sont les autres qui préparent tout, soupira Ayla, embarrassée. J’aurais dû au moins aider à creuser le four.

  Elle avait l’impression d’avoir coupé à une corvée, mais la compagne de Joharran la rassura :

  — Nous avions l’intention d’en creuser un, de toute façon. Et beaucoup s’y sont mis. Ils sont maintenant partis pour le camp principal. C’est toujours plus facile quand tout le monde participe.

  — Allons voir ta grotte, proposa Jondalar.

  — Vous savez, si nous y allons ensemble, tout le camp nous suivra, prévint Willamar.

  — Alors, allons-y séparément et retrouvons-nous à la source, suggéra Rushemar.

  Il faisait partie de ceux qui avaient creusé le four et avait attendu que Salova eût fini de donner le sein à Marsola avant de se rendre au camp principal. Sa compagne lui sourit. Il ne parle pas beaucoup, mais chaque fois qu’il intervient il fait preuve d’intelligence, pensa-t-elle. Elle chercha des yeux Marsola, assise par terre non loin d’eux. Il faudrait qu’elle prenne la cape à porter le bébé s’ils devaient marcher longtemps.

  — C’est une bonne idée, Rushemar, dit Jondalar, mais je crois que j’en ai une meilleure. Nous pouvons passer de l’autre côté de la butte en remontant notre petit cours d’eau et en faisant le tour. La pente rocailleuse au-delà de l’étang n’est pas très loin d’ici. Je l’ai montée pour y chercher des silex, on a une bonne vue sur les environs, de là-haut.

  — Parfait ! s’exclama Folara. Allons-y !

  — J’aimerais aussi la montrer à Zelandoni et à Jonokol, dit Ayla.

  — Comme nous sommes sur le territoire de la Dix-Neuvième Caverne, il conviendrait peut-être de prévenir également son chef, Tormaden, observa Marthona.

  — Tu as raison, mère, dit Joharran. En toute justice, c’est à eux qu’il revient de l’explorer les premiers. Mais, comme ils ne l’ont pas découverte depuis le temps qu’ils vivent ici, nous pouvons en faire une expédition commune. Je vais demander à Tormaden de nous accompagner... (il sourit) mais je ne lui expliquerai pas pourquoi. Je lui dirai seulement qu’Ayla a trouvé quelque chose qu’elle veut nous montrer.

  — Je pourrais t’accompagner et passer à la hutte de la Zelandonia pour emmener Zelandoni et Jonokol, proposa Ayla.

  — Combien sommes-nous à vouloir y aller ? questionna Joharran.

  Tous exprimèrent leur intérêt, mais, comme la plupart des deux cents membres environ de la Neuvième Caverne se trouvaient au camp principal, le groupe n’était pas si nombreux. A l’aide des mots à compte
r, il l’estima à vingt-cinq personnes à peu près : c’était raisonnable, d’autant qu’ils passeraient par un autre chemin.

  — Bon, décida-t-il, je vais avec Ayla au camp principal. Jondalar, tu emmènes tous les autres par-derrière. Nous nous retrouverons en bas de la pente, derrière l’étang.

  — Emporte de quoi tailler les ronces, des torches et ton sac à feu, recommanda Ayla à son compagnon. Je ne suis pas allée plus loin que la première salle, mais j’ai repéré quelques galeries qui en partent.

  Zelandoni et plusieurs membres de la Zelandonia, y compris quelques nouveaux acolytes, étaient en train de préparer la réunion avec les femmes sur le point de prendre un compagnon. La Première était toujours très occupée aux Réunions d’Été. Pourtant, quand Ayla demanda à lui parler en particulier, elle sentit au comportement de la jeune femme que ce pouvait être important. Ayla lui parla de la grotte, indiqua que plusieurs membres de la Neuvième Caverne se retrouveraient derrière l’étang pour partir l’explorer. Voyant la doniate hésiter, Ayla insista pour que Jonokol vienne, à défaut d’elle-même. Cette demande piqua la curiosité de la Première, qui résolut d’y aller.

  — Zelandoni de la Quatorzième Caverne, peux-tu prendre cette réunion en charge ? dit-elle à celle qui avait toujours voulu être la Première. Je dois régler un problème de la Neuvième Caverne.

 

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