Les chasseurs de mammouths
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Ce fut Ranec qui reprit le refrain, aussitôt suivi par les autres.
« Hus-na, dus-na, teesh-na, keesh-na,
Pec-na, sec-na, ha-na-nya ! »
Au début, il ne regarda personne : il voulait tenir ses auditeurs un instant en haleine. Soudain, il décocha un large sourire aux dents éclatantes à Talut, l’instigateur de cette plaisante chanson. Tout le monde se mit à rire par avance : on attendait qu’il lançât une pointe bien aiguisée à celui qui avait mis les autres mal à l’aise.
« Qui est si grand, si lourd, si fort et si prudent ?
C’est bien la tête rousse au Camp du Lion, la brute
Qui manie un outil comme lui lourd et grand.
C’est l’ami de toutes les femmes. C’est Talut. »
Le gigantesque chef salua le sous-entendu d’un rugissement. Les autres hurlèrent le couplet une seconde fois, et Talut reprit le refrain. Tandis qu’ils poursuivaient leur route vers le Camp du Lion, le chant bien rythmé marquait l’allure, et les rires allégeaient la corvée de rapporter le produit de leur chasse.
Le regard de Nezzie courait de l’autre côté de la rivière. Le soleil était bas dans le ciel couchant, tout prêt à s’enfoncer dans une haute panne de nuages, tout près de l’horizon. Sans trop savoir pourquoi, elle regarda vers le haut de la pente. Elle ne s’attendait pas encore au retour des chasseurs : ils étaient partis seulement la veille et resteraient absents probablement deux nuits, pour le moins. Quelque chose l’incita à mieux regarder. Était-ce un mouvement, au sommet du chemin qui menait aux steppes ?
— C’est Talut ! s’écria-t-elle, en reconnaissant la silhouette familière qui se découpait sur le ciel.
Elle passa la tête à l’intérieur de l’abri pour crier :
— Ils sont de retour ! Talut et les autres, ils sont de retour. Et elle se précipita pour aller à leur rencontre.
Tout le monde sortit en courant afin d’accueillir les chasseurs et de faire glisser les lourdes hottes du dos des hommes et des femmes qui, non contents de chasser, avaient rapporté le produit de leurs efforts. Mais ce qui causa la plus grande surprise, ce fut le spectacle de la jument qui tirait derrière elle une charge considérable. Les gens se rassemblèrent autour d’Ayla pour la regarder décharger les grands paniers pleins à ras bord, eux aussi. Passés de main en main, les quartiers de viande et les autres parties de bison furent aussitôt emportés dans l’habitation semi-souterraine et mis en réserve.
Quand tout le monde fut rentré, Ayla débarrassa Whinney de son harnais, Rapide de sa longe et veilla à les installer confortablement. Ils ne paraissaient pas souffrir des nuits passés seuls à la belle étoile. La jeune femme, néanmoins, était prise de remords lorsque, chaque soir, elle les quittait pour regagner l’abri. Aussi longtemps que le temps se maintiendrait, il y aurait peu de risques. Elle ne s’inquiétait guère de l’éventualité d’un petit coup de froid, mais on abordait la saison des changements inattendus. Que se passerait-il si une violente tempête venait à se déchaîner ? Où les chevaux, alors, pourraient-ils trouver refuge ?
Le front plissé d’anxiété, elle leva la tête vers le ciel. De hauts nuages aux couleurs éclatantes y couraient. Le soleil, en se couchant peu de temps auparavant, avait laissé derrière lui toute une panoplie de traînées aveuglantes. Elle les contempla jusqu’au moment où les teintes éphémères s’effacèrent, où le ciel bleu devint gris.
Elle rentra, à son tour. Juste avant de soulever la tenture intérieure pour pénétrer dans le foyer où se faisait la cuisine, Ayla surprit une remarque à propos d’elle-même et de la jument. Les occupants de l’habitation, assis en cercle, se détendaient en mangeant et en bavardant, mais la conversation s’interrompit à l’entrée de la jeune femme. Tout le monde la regardait, et elle se sentit mal à l’aise. Mais Nezzie lui tendit une assiette faite d’un os plat, et l’échange des propos reprit. Ayla entreprit de se servir, avant de s’arrêter pour regarder autour d’elle. Où était la viande de bison qu’ils venaient de rapporter ? On n’en voyait trace nulle part. Elle avait dû être rangée, elle le savait, mais où ?
Ayla repoussa la lourde peau de mammouth suspendue à l’entrée et alla d’abord voir les chevaux. Rassurée, elle chercha des yeux Deegie et sourit à son approche. Deegie avait promis de lui montrer, grâce aux peaux de bison fraîches, comment les Mamutoï les tannaient et les traitaient. La jeune femme s’intéressait, en particulier, au procédé employé pour teindre le cuir en rouge, comme la tunique de Deegie. Jondalar avait dit que, pour lui, le blanc était sacré. Pour Ayla c’était le rouge, parce que c’était la couleur sacrée pour le Clan. Une pâte, faite d’un mélange d’ocre rouge et de graisse – de préférence la graisse d’un ours des cavernes –, servait à colorer la peau et s’utilisait dans la cérémonie d’attribution d’un nom. Un morceau d’ocre rouge était le premier objet qu’on enfermait dans le sac à amulettes : on l’offrait à quelqu’un au moment où l’on proclamait son totem. Du début à la fin de sa vie, l’ocre rouge participait à de nombreux rites, y compris le dernier, la mise en terre. Le petit sac qui contenait les racines utilisées pour préparer le breuvage sacré était l’unique objet rouge qu’eût jamais possédé Ayla et, après son amulette, il représentait son bien le plus précieux.
Nezzie les rejoignit. Elle portait un grand morceau de cuir maculé par l’usage. Elle vit Ayla et Deegie ensemble.
— Oh, Deegie, je cherchais quelqu’un pour m’aider, dit-elle. Je me suis dit que j’allais faire un grand ragoût pour tout le monde. La chasse au bison a été une belle réussite, et Talut a pensé, m’a-t-il dit, que nous devions faire un festin pour la célébrer. Veux-tu arranger ce cuir pour y faire la cuisine ? J’ai disposé des charbons ardents dans la fosse, près du grand feu, et j’ai mis le cadre par-dessus. Il y a là-bas un sac de bouse de mammouth séchée, pour entretenir le feu. J’enverrai Danug et Latie chercher de l’eau.
— Pour un de tes ragoûts, je suis prête à t’aider n’importe quand, Nezzie.
— Peux aider aussi ? demanda Ayla.
— Et moi ? fit Jondalar.
Il venait de sortir pour parler à Ayla et il avait entendu la conversation.
— Vous pouvez venir chercher avec moi ce que nous allons manger, répondit Nezzie.
Elle fit demi-tour pour rentrer.
Ils la suivirent jusqu’à l’une des arches formées par des défenses de mammouths qui s’ouvraient le long des murs intérieurs. Elle écarta un pesant rideau un peu raide, fait d’une peau de mammouth qui avait conservé tout son poil. La double couche de pelage rougeâtre, duveteux en dessous, à poils très longs en surface, était tournée vers l’extérieur. Un second rideau était suspendu derrière. Lorsqu’il fut ouvert, les arrivants sentirent un courant d’air froid. En portant le regard à l’intérieur, faiblement éclairé, ils découvrirent une grande fosse, de la taille d’une petite pièce. Le fond était à près d’un mètre du niveau du sol. La fosse était presque pleine de grosses tranches et de quartiers de viande, ainsi que de carcasses plus petites.
— Une réserve ! s’écria Jondalar.
Il retenait les lourds rideaux, pendant que Nezzie se laissait glisser dans la fosse.
— Chez nous aussi, nous conservons de la viande gelée pour l’hiver, mais elle n’est pas aussi facilement accessible. Nos abris sont aménagés sous des surplombs de falaise ou devant certaines cavernes. Il est difficile d’y garder de la viande gelée. Nous la laissons généralement dehors.
— Clan, pendant saison froide, garde viande gelée dans cache, sous tas de pierres, dit Ayla.
Elle savait maintenant ce qu’était devenue la viande de bison rapportée de la chasse.
La surprise se peignit sur les visages de Nezzie et de Jondalar. Jamais il ne leur était venu à l’esprit que les gens du Clan pouvaient entreposer de la viande pour l’hiver, et ils étaient encore stupéfaits toutes les fois qu’Ayla mentionnait des activités qui paraissaient si avancées, tellement humaines. Mais, par ailleurs, les commentaires de Jondalar à propos des lieux o�
� il vivait n’avaient pas moins surpris la jeune femme. Les Autres, avait-elle supposé, devaient tous avoir le même genre d’habitat. Elle n’avait pas envisagé que les habitations semi-souterraines lui fussent aussi étrangères qu’à elle-même.
— Nous n’avons pas assez de pierres, par ici, pour en faire des caches, dit la voix sonore de Talut.
Ils levèrent la tête vers le géant à barbe rousse qui s’avançait vers eux. Il prit la place de Jondalar pour retenir l’un des deux rideaux.
— Tu as décidé de cuisiner un ragoût, Nezzie, m’a dit Deegie, continua-t-il avec un sourire gourmand. J’ai pensé que j’allais venir t’aider.
— Cet homme-là sent l’odeur de la nourriture avant même qu’elle soit cuite ! dit en riant Nezzie qui fourrageait dans la fosse.
Jondalar n’avait pas épuisé son intérêt pour les réserves.
— Comment la viande peut-elle rester gelée ? demanda-t-il. Il fait chaud, dans la galerie.
— En hiver, la terre est dure comme le roc sur toute son épaisseur, mais, en été, elle fond suffisamment pour permettre de creuser. Quand nous construisons une galerie, nous creusons le sol assez profondément pour atteindre la couche qui reste gelée en tout temps, afin d’y aménager des fosses pour nos réserves. Même en été, les provisions sont froides, sinon toujours vraiment gelées. A l’automne, dès que le temps se refroidit dehors, la terre se met à geler. La viande se gèle alors dans les fosses, et nous commençons nos provisions pour l’hiver. La peau de mammouth conserve la chaleur à l’intérieur et le froid à l’extérieur, expliqua Talut. Exactement comme pour le mammouth, ajouta-t-il avec un large sourire.
— Tiens, Talut, dit Nezzie, prends donc ça.
Elle tendait une grosse pièce de viande, durcie, givrée, colorée d’un rouge brun avec, sur tout un côté, une épaisse couche de graisse jaunâtre.
— Je prends, proposa Ayla, les bras déjà tendus.
Talut, lui, tendit les siens vers Nezzie. Elle n’avait certes rien d’une petite femme, mais le vigoureux géant la souleva comme s’il s’était agi d’une enfant.
— Tu as froid. Il va falloir que je te réchauffe, dit-il.
Il l’entoura de ses bras, nicha sa barbe au creux de son cou.
— Assez, Talut ! Pose-moi par terre ! gronda-t-elle.
Mais le plaisir illuminait son visage.
— J’ai du travail, ce n’est pas le bon moment...
— Dis-moi quand ce sera le bon moment, et je te poserai par terre.
— Nous avons des visiteurs, protesta-t-elle.
Pourtant, elle lui passa les bras autour du cou, lui murmura quelques mots à l’oreille.
— C’est une promesse, rugit son gigantesque compagnon.
Il la posa doucement, tapota son large séant, tandis que, tout en émoi, elle rajustait ses vêtements et cherchait à recouvrer sa dignité. Jondalar sourit à Ayla et la prit par la taille.
Cette fois encore, pensait la jeune femme, ils en font un jeu : ils disent quelque chose avec les mots et autre chose avec les gestes. Mais, à présent, elle saisissait l’humour de la situation et l’amour secret mais très fort que partageaient Nezzie et Talut. Elle comprenait soudain qu’ils se témoignaient leur amour, comme le faisait le Clan, discrètement, en prononçant des paroles à double sens.
— Ce Talut ! fit Nezzie.
Elle s’essayait à prendre un ton sévère, mais son sourire heureux la trahissait.
— Si tu n’as rien de mieux à faire, tu peux aider à rassembler des racines, Talut.
Elle s’adressa à la jeune femme :
— Je vais te montrer où nous les gardons, Ayla. La Mère a été généreuse, cette année. La saison était bonne, et nous en avons ramassé beaucoup.
Ils firent le tour d’une couchette pour atteindre une autre arche fermée d’un rideau.
— Les racines et les fruits sont conservés plus haut, dit Talut aux visiteurs.
Il souleva le rideau, leur montra des paniers qui débordaient presque de provisions : des tubercules noueux, à la peau brune, riches en amidon ; de petites carottes sauvages, d’un jaune pâle ; la partie inférieure, succulente, des tiges de massettes et de roseaux ; d’autres produits encore, rangés au niveau du sol, autour d’une fosse plus profonde.
— Ils se conservent mieux si on les garde au frais mais, s’ils gèlent, ils deviennent spongieux. Nous gardons les peaux dans des fosses, aussi, jusqu’au moment où quelqu’un a le temps de les travailler. On y met aussi certains os, qui servent à faire des outils, et un peu d’ivoire pour Ranec. Il dit que l’ivoire gelé est plus facile à travailler. L’ivoire en surplus et les os pour les feux sont conservés dans le foyer d’entrée et dans les fosses creusées dehors.
— A propos, dit Nezzie, il me faut une rotule de mammouth pour mon ragoût.
Elle remplissait un grand panier de légumes variés.
— Une rotule donne toujours plus de moelleux et plus de goût. Voyons, où ai-je donc mis les fleurs d’oignons séchées ?
Jondalar, d’une voix chargée d’admiration, déclara :
— J’ai toujours pensé que des murs rocheux étaient nécessaires pour survivre en hiver, pour se protéger du plus fort des vents et des tempêtes. Mais vous n’avez pas de grottes. Vous n’avez même pas assez d’arbres pour construire des abris. Vous avez tout fait à partir de mammouths !
— Voilà pourquoi le Foyer du Mammouth est sacré. Nous chassons d’autres animaux, mais notre vie dépend du mammouth, expliqua Talut.
— Quand je séjournais avec Brecie au Camp du Saule, au sud d’ici, je n’ai rien vu de semblable à cette habitation.
— Tu connais donc Brecie aussi ? interrompit Talut.
— Brecie et quelques-uns de ses compagnons du Camp nous ont tirés des sables mouvants, mon frère et moi.
— Elle et ma sœur sont de vieilles amies, dit Talut. Et elles sont parentes, par le premier compagnon de Tulie. Nous avons grandi ensemble. Ils appellent leur résidence d’été le Camp du Saule mais ils vivent au Camp de l’Elan. Les habitations d’été sont moins solides, pas comme ici. Le Camp du Lion est une résidence d’hiver. Le Camp du Saule se rend souvent à la mer de Beran pour se procurer du poisson et des coquillages et pour faire du troc contre du sel. Que faisais-tu là-bas ?
— Thonolan et moi, nous traversions le delta de la Grande Rivière Mère. Elle nous a sauvé la vie...
— Tu devrais nous conter cette histoire un peu plus tard. Tout le monde sera heureux d’entendre parler de Brecie, dit Talut.
Jondalar pensa soudain que la plupart de ses histoires concernaient aussi Thonolan. Qu’il le voulût ou non, il allait devoir parler de son frère. Ce ne serait pas facile, mais il le faudrait bien, s’il voulait parler.
Ils traversèrent le Foyer du Mammouth qui, mis à part le passage central, était délimité par des parois faites d’os de mammouths et par des tentures de cuir, comme l’étaient tous les autres foyers. Talut remarqua le propulseur de Jondalar.
— Vous nous avez fait tous les deux une belle démonstration, déclara le chef. Ce bison a été arrêté dans sa course.
— Cet instrument peut faire beaucoup plus encore, répondit Jondalar. Il s’arrêta pour prendre le propulseur.
— Avec ça, on peut lancer une sagaie beaucoup plus loin et avec beaucoup plus de force.
— Vraiment ? Peut-être peux-tu nous faire une autre démonstration ?
— Bien sûr, mais il nous faudra aller sur les steppes, pour mieux juger de la distance. Tu seras surpris, je crois.
Jondalar se tourna vers Ayla.
— Pourquoi ne pas apporter le tien, aussi ?
Dehors, Talut vit sa sœur qui se dirigeait vers la rivière. Il appela la Femme Qui Ordonne, lui dit qu’ils allaient regarder la nouvelle manière de Jondalar de lancer les sagaies. Ils entreprirent de gravir la pente. Quand ils se retrouvèrent sur le plateau, la plupart des membres du Camp du Lion les avaient rejoints.
— A quelle distance peux-tu lancer une bonne sagaie, Talut ? demanda Jondalar, lorsqu’i
ls eurent atteint un terrain qui se prêtait à la démonstration. Peux-tu me le montrer ?
— Oui, bien sûr. Mais pourquoi ?
— Parce que je veux te prouver que je peux faire mieux.
Un éclat de rire général suivit cette déclaration. Barzec prit la parole.
— Tu ferais mieux de choisir quelqu’un d’autre pour te mesurer à lui, conseilla-t-il. Tu es grand et bien bâti, je le sais, et probablement vigoureux, mais personne ne lance la sagaie plus loin que Talut. Pourquoi ne pas lui en donner la preuve, Talut ? Laisse-le voir ce qu’il risque. Il saura alors qu’il vaut mieux rivaliser avec des adversaires à sa mesure, moi par exemple, ou même Danug.
— Non, dit Jondalar, une lueur au fond des yeux. C’était là fausser une compétition.
— Si Talut est votre meilleur lanceur, alors lui seul peut rivaliser avec moi. Et je gagerais que je peux lancer ma sagaie plus loin que lui... sauf que je n’ai rien à gager. En fait, ajouta Jondalar en brandissant l’instrument étroit et plat taillé dans le bois, je suis prêt à parier qu’Ayla est capable de lancer une sagaie plus loin, plus vite et avec plus de précision que Talut.
En réponse à cette déclaration, un murmure de stupeur courut dans l’assemblée. Tulie regardait Ayla et Jondalar. Ils semblaient trop détendus, trop confiants. Il aurait dû être évident pour eux qu’ils ne pouvaient rivaliser avec son frère. Pouvaient-ils l’égaler elle-même ? Elle en doutait. Elle était presque aussi grande que cet homme blond et peut-être plus forte que lui, bien que son allonge pût lui donner un avantage. Que pouvaient bien savoir de plus qu’elle ces deux-là ? Elle s’avança.
— Je vais te donner quelque chose à gager, dit-elle. Si tu gagnes, je t’accorde le droit de me réclamer une créance raisonnable. Si c’est en mon pouvoir, je la couvrirai.