Les chasseurs de mammouths

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Les chasseurs de mammouths Page 55

by Jean M. Auel


  Tout en vérifiant ce qu’il restait d’eau dans la grande outre, Ayla eut un sourire à l’adresse des enfants endormis qui avaient veillé tard, la veille au soir. Elle prenait plaisir à voir de nouveau des enfants autour d’elle.

  — Je devrais aller chercher de la neige, avant de partir. Nous n’en avons plus beaucoup. Il n’a pas neigé depuis quelque temps et on commence à avoir du mal à trouver de la neige propre dans les parages.

  — Ne perdons pas de temps à ça, décida Deegie. Nous avons encore de l’eau à notre foyer, et il y en a aussi chez Nezzie. Nous irons au retour.

  Elle passait ses chauds vêtements d’hiver, pendant qu’Ayla s’habillait, elle aussi.

  — J’ai de l’eau et de quoi manger. Si tu n’as pas faim, nous pouvons partir tout de suite.

  — Je peux attendre pour manger, mais j’ai besoin d’une infusion chaude, répondit Ayla.

  La hâte de Deegie était contagieuse, et passer une partie de la journée en tête à tête avec Deegie tentait grandement la jeune femme.

  — Nezzie en a préparé, je crois. Elle est toujours prête à nous en offrir une coupe, j’en suis sûre.

  — Elle fait de la menthe le matin. Je vais simplement prendre quelque chose que j’y ajouterai... quelque chose que j’aime boire le matin. Et je vais aussi emporter ma fronde, je crois.

  Nezzie insista pour leur faire manger des grains cuits et leur donna à emporter quelques tranches de son rôti de la veille au soir. Talut voulut savoir dans quelle direction elles partaient, et où se trouvaient les pièges de Deegie. Lorsqu’elles sortirent par la voûte principale, le soleil s’était élevé au-dessus d’un banc de nuages, à l’horizon, et commençait son voyage dans un ciel clair. Les chevaux étaient déjà dehors, remarqua Ayla. Elle les comprenait.

  Deegie enseigna à Ayla le rapide mouvement de la cheville qui transformait le cercle de cuir, fixé à un cadre ovale dans lequel étaient tressés des rameaux de saule, en une attache commode pour retenir les raquettes à neige. Avec un peu d’entraînement, Ayla ne tarda pas à glisser sur la neige à côté de son amie.

  Jondalar les regarda partir. Les sourcils froncés, il examina le ciel. Il pensa un instant à les suivre mais changea d’avis. Il voyait bien quelques nuages mais rien qui présageât un danger. Pourquoi était-il toujours si inquiet pour Ayla, toutes les fois qu’elle quittait l’abri ? Il était ridicule de sa part de la suivre partout. Elle n’était pas seule : Deegie l’accompagnait, et les deux jeunes femmes étaient parfaitement capables de se tirer d’affaire... même s’il venait à neiger... ou pire. Au bout d’un moment, elles s’apercevraient qu’il les suivait, et il se sentirait de trop si elles voulaient être seules. Il laissa retomber le rabat de l’entrée, rentra mais il ne pouvait se débarrasser du sentiment qu’Ayla courait peut-être un danger.

  — Oh regarde, Ayla ! cria Deegie.

  A genoux, elle examinait le petit cadavre durci par le gel, couvert d’une fourrure blanche, qui pendait à un nœud coulant étroitement serré autour de son cou.

  — J’ai posé d’autres pièges. Allons vite les voir.

  Ayla avait envie de prendre le temps d’examiner le collet mais elle suivit son amie.

  — Que vas-tu en faire ? demanda-t-elle, lorsqu’elle rejoignit Deegie.

  — Tout dépend de ce que j’aurai pris. Je voulais faire une frange pour une tunique de fourrure destinée à Branag, mais je lui confectionne une tunique aussi, en cuir rouge... pas aussi éclatant que le tien. Elle aura des manches longues, il me faudra deux peaux, et je suis en train d’essayer d’assortir la couleur de la seconde à la première. J’aimerais, je crois, l’orner de la fourrure et des dents d’un renard blanc. Qu’en penses-tu ?

  — Ce sera très beau, je crois, répondit Ayla.

  Elles avancèrent un moment en glissant sur la neige. Ayla reprit :

  — A ton avis, qu’est-ce qui irait le mieux avec une tunique blanche ?

  — Ça dépend. Veux-tu ajouter d’autres couleurs ou veux-tu la garder toute blanche ?

  — Toute blanche, je crois, mais je n’en suis pas sûre.

  — La fourrure de renard blanc ferait très bien.

  — J’y ai songé mais... je ne pense pas que ça conviendrait, dit Ayla. Ce n’était pas la question de la couleur qui la tracassait. Elle se rappelait avoir choisi d’offrir à Ranec, lors de son adoption, des fourrures de renards blancs et elle ne voulait pas réveiller des souvenirs de ce moment.

  Le deuxième piège avait fonctionné mais il était vide. Le nœud coulant fait d’un tendon avait été tranché par des dents, et il y avait des traces de loup. Le troisième avait, lui aussi, attrapé un renard qui, apparemment, avait eu le temps de se congeler dans le piège, mais quelque chose était venu le ronger, une grande partie avait été dévorée, et la fourrure était inutilisable. Cette fois encore, Ayla montra des traces de loup.

  — Je prends des renards au piège pour les loups, on dirait, remarqua Deegie.

  — Il n’y en a qu’un, je pense, répondit Ayla.

  Deegie commençait à craindre de ne pas trouver une autre peau valable, même si un autre renard s’était pris dans son quatrième piège. Elles se hâtèrent vers l’endroit où elle l’avait posé.

  — Il devrait être par là, près de ces buissons, dit-elle. Elles approchaient d’un petit taillis.

  — Mais je ne vois pas ! ajouta-t-elle.

  — Le voilà, Deegie ! cria Ayla qui avait pris les devants. Et il est beau. Regarde cette queue !

  — Parfait fit son amie avec un soupir de soulagement, il m’en fallait au moins deux.

  Elle dégagea du nœud coulant le renard gelé, l’attacha avec l’autre, suspendit les deux carcasses à la branche d’un arbre. Elle se sentait plus détendue, à présent qu’elle avait ses deux renards.

  — J’ai faim. Si nous nous arrêtions ici pour manger un peu ?

  — Moi aussi, j’ai faim, maintenant que tu en parles.

  Elles se trouvaient dans une étroite vallée maigrement boisée, où les buissons étaient plus nombreux que les arbres, formée par un cours d’eau qui s’était frayé un chemin à travers d’abondants dépôts de lœss. En ces derniers jours d’un long et cruel hiver, une impression de total et morne épuisement prévalait dans la petite vallée. C’était un endroit désolé, tout en blancs, en noirs et en gris uniformes. La couche de neige, brisée par les broussailles, était vieille, tassée, sillonnée de traces nombreuses. Elle avait l’air sale, usée. Des branches cassées qui mettaient à nu le bois brut, montraient les ravages du vent, de la neige et des animaux affamés. Les saules, les aulnes touchaient presque le sol, accablés par le poids du climat, de la saison jusqu’à n’être plus que des arbustes prostrés. Quelques bouleaux malingres restaient debout, maigres et dégingandés, et leurs branches dénudées se frottaient bruyamment les unes contre les autres dans le vent, comme pour appeler à grands cris la joie d’une touche de verdure. Les conifères eux-mêmes avaient perdu toute couleur. Les sapins tourmentés, dont l’écorce se tachait de traînées de lichen grisâtre, semblaient délavés. Les hauts mélèzes sombres s’affaissaient sous leur fardeau de neige. Au sommet d’une courte pente s’élevait un amoncellement de neige piqué de longues tiges aux épines aiguës : les stolons fibreux desséchés, envoyés en éclaireurs l’été précédent pour revendiquer un nouveau territoire. Ayla en entreposa l’image dans un coin de sa mémoire, non pas comme celle d’un impénétrable fourré de ronces mais comme celle d’un endroit où elle pourrait revenir, la saison venue, cueillir des baies et des feuilles médicinales. Par-delà le paysage désolé, elle voyait déjà l’espoir qu’il représentait et, après un long enfermement, même un paysage d’hiver contenait une promesse, surtout quand le soleil brillait.

  Les deux jeunes femmes entassèrent de la neige, pour s’en faire des sièges, sur ce qui aurait été la berge d’un petit cours d’eau si l’on avait été eu été. Deegie ouvrit sa sacoche, en tira les vivres qu’elle avait apportés et, plus important encore, l’eau. D’un paquet enveloppé d
’écorce de bouleau, elle tira pour le donner à Ayla, une espèce de pâte rond, fait d’un mélange nourrissant de fruits séchés, de viande et de graisse riche en énergie, l’aliment essentiel du voyageur.

  — Ma mère a fait hier soir quelques-unes de ses miches garnies de pignons et m’en a donné une, annonça Deegie.

  Elle ouvrit un autre paquet, brisa un morceau de la miche à l’intention de sa compagne.

  — Il faudra que je demande la recette à Tulie, déclara Ayla.

  Elle développa les tranches de viande rôtie données par Nezzie, en plaça quelques-unes entre elle-même et son amie.

  — C’est un véritable festin, ajouta-t-elle. Il ne nous manque que quelques légumes verts.

  — Alors, ce serait parfait. J’ai hâte de revoir le printemps. Après la Fête de l’Echine Brisée, l’attente sera de plus en plus pénible.

  Ayla prenait plaisir à cette sortie en la seule compagnie de Deegie. Elle commençait même à avoir chaud, dans cette petite dépression abritée des vents. Elle défit la lanière nouée sous son menton, rabattit son capuchon pour offrir son visage au soleil, après avoir assuré sa fronde autour de sa tête. Sur le fond rouge de ses paupières baissées, elle voyait encore l’orbe étincelant. Elle sentait son agréable chaleur. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, sa vision lui parut plus nette.

  — Les gens se livrent-ils toujours à la lutte corps à corps, lors de la Fête de l’Echine Brisée ? demanda-t-elle. Je n’ai encore jamais vu personne lutter sans bouger les pieds.

  — Mais oui, c’est en l’honneur...

  — Regarde, Deegie ! C’est le printemps ! interrompit Ayla.

  Elle se leva d’un bond, se précipita vers un petit saule tout proche. Quand son amie la rejoignit, elle lui montra le long d’une mince branche, toute une rangée de bourgeons à peine formés. L’un d’eux, pourtant, né trop tôt pour survivre, s’était déjà ouvert dans une explosion d’un vert clair de printemps. Émerveillées, les deux jeunes femmes se sourirent devant cette découverte, comme si elles venaient elles-mêmes d’inventer le printemps.

  Non loin du saule, le nœud coulant fait d’un nerf pendait encore. Ayla le souleva.

  — Je trouve que c’est là une très bonne manière de chasser. On n’a pas besoin de partir à la recherche des animaux. On fait un piège et l’on revient plus tard ramasser la proie. Mais comment fabrique-t-on un piège et comment sait-on qu’on va prendre un renard ?

  — Ce n’est pas difficile à faire. Tu sais qu’un nerf durcit, quand on le mouille et qu’on le laisse ensuite sécher, comme fait le cuir non traité ?

  Ayla acquiesça d’un signe.

  — Tu formes une petite boucle à l’extrémité du nerf, poursuivit Deegie, en lui montrant la boule. Tu prends ensuite l’autre extrémité et tu la passes à travers cette boucle pour en faire une autre, juste assez large pour permettre au renard d’y passer la tête. Après ça tu mouilles le nerf et tu le laisses sécher ouvert. Tu dois aller alors là où il y a des renards : c’est généralement là où tu en as déjà vu ou attrapé. Cet endroit-ci, c’est ma mère qui me l’a montré. D’ordinaire, il y vient des renards chaque année. On le sait s’il y a des traces. Quand ils sont près de leurs terriers, ils suivent généralement les mêmes pistes. Pour poser le piège, on repère la trace d’un renard et, là ou elle passe entre des buissons ou des arbres, on pose le piège, juste sur sa piste, à peu près à la hauteur de la tête. Tu l’attaches comme ça, ici et là, expliqua Deegie.

  Ayla, le front plissé sous l’effort de la concentration, la regardait faire.

  — Quand le renard arrive en courant sur la piste, sa tête passe dans le nœud coulant, et, lorsqu’il poursuit sa course, le nœud se resserre sur son cou. Plus il se débat, et plus le nœud se resserre. Ça ne prend pas bien longtemps. La seule difficulté c’est ensuite de retrouver le renard avant que quelqu’un d’autre ne le fasse. Danug me parlait l’autre jour de la méthode qu’ont adoptée les gens du nord pour poser des pièges. Ils courbent un tout jeune arbre et l’attachent au nœud coulant. Dès que l’animal est pris, l’arbre l’emporte en se redressant d’un coup. De cette façon, la bête reste au-dessus du sol jusqu’au moment où l’on vient le chercher.

  — A mon avis, c’est une bonne idée, dit Ayla.

  Elle revenait avec Deegie vers leurs sièges, mais elle leva les yeux et, soudain, à la grande surprise de sa compagne, elle arracha la fronde de sa tête, se mit à examiner le sol.

  — Où y a-t-il une pierre ? murmura-t-elle. Ah, là !

  D’un mouvement si rapide que Deegie put à peine le suivre, elle ramassa la pierre, la plaça dans la fronde, fit tournoyer celle-ci, tira. Deegie entendit le projectile tomber, mais ce fut seulement en regagnant leurs sièges qu’elle vit la cible touchée par Ayla. C’était une hermine blanche, une petite hermine qui mesurait environ trente-cinq centimètres mais douze de ces centimètres constituaient la longueur de la queue fournie, terminée par une pointe noire. En été, le long et mince animal à la douce fourrure prendrait un pelage fauve, blanc seulement sur le ventre. Mais, en hiver, la petite bête sinueuse devenait d’un blanc pur et soyeux sur lequel tranchaient seuls en noir les petits yeux pénétrants, le nez et l’extrême bout de la queue.

  — Elle était en train de nous voler notre rôti ! fit Ayla.

  — Je ne l’avais même pas aperçue, sur cette neige. Tu as de bons yeux, déclara Deegie. Et tu es si rapide, avec cette fronde. Je me demande pourquoi tu t’intéresses aux pièges, Ayla.

  — Une fronde, c’est bien quand on a envie de chasser et qu’on peut voir sa proie. Mais un piège chasse à ta place ; même quand tu n’es pas là, expliqua très sérieusement la jeune femme.

  Elles s’assirent pour terminer leur repas. La main d’Ayla revenait sans cesse caresser l’épaisse et douce fourrure de l’hermine.

  — Les hermines ont la plus jolie fourrure qui soit, dit-elle.

  — La plupart de ces longues bêtes sont dans le même cas, répondît Deegie. Les visons, les zibelines, même les gloutons ont un très beau poil. Moins doux mais très commodes pour en faire des capuchons, quand on ne veut pas avoir de givre sur le visage. Mais il est très difficile de les prendre au piège, et l’on ne peut les chasser à la sagaie. Ce sont des bêtes rapides et méchantes. Ta fronde paraît très efficace, même si je ne sais toujours pas comment tu as fait.

  — J’ai appris à chasser à la fronde cette espèce d’animaux. Au début, je chassais seulement les voleurs de viande et j’ai commencé par apprendre leurs coutumes.

  — Pourquoi ça ? demanda Deegie.

  — Normalement, je n’avais pas le droit de chasser. Je ne m’en prenais donc pas aux bêtes qui pouvaient servir de nourriture, mais seulement à celles qui nous en volaient.

  Elle émit un petit rire ironique.

  — Je pensais que ça arrangeait tout.

  — Pourquoi ne voulait-on pas te laisser chasser ?

  — Les femmes du Clan n’ont pas le droit de chasser... Mais ils ont tout de même fini par me laisser me servir de ma fronde.

  Prise par ses souvenirs, Ayla se tut un instant.

  — Sais-tu que j’ai tué un glouton bien avant de tuer un lapin ? Elle souriait à l’ironie de la chose.

  Deegie secoua la tête d’un air stupéfait. Quelle étrange enfance avait dû connaître Ayla, pensait-elle.

  Elles se levèrent pour repartir. Tandis que Deegie allait reprendre ses renards, Ayla ramassa la douce petite hermine. Elle passa la main tout le long du corps, jusqu’à l’extrémité de la queue.

  — C’est ce qu’il me faut ! déclara-t-elle brusquement. De l’hermine.

  — Mais c’est ce que tu as, fit son amie.

  — Non. Je voulais parler de la tunique blanche. Je veux l’orner de cette fourrure blanche et des queues. J’aime ces queues terminées par des poils noirs.

  — Où trouveras-tu assez d’hermine pour orner une tunique ? Le printemps arrive. Elles ne vont plus tarder à changer de couleur.

  — Il ne m’en faut pas beaucoup, e
t, là où il y en a une, on en trouve généralement d’autres dans les parages. Je vais me mettre en chasse. Tout de suite, déclara Ayla. Il me faut quelques bonnes pierres.

  Elle se mit à repousser la neige, pour chercher des galets près de la berge au cours d’eau gelé.

  — Maintenant ? répéta Deegie.

  Son amie releva la tête. Dans son enthousiasme, elle avait presque oublié la présence de sa compagne. Celle-ci pourrait lui rendre plus difficile la tâche de relever des pistes et de les suivre.

  — Tu n’es pas obligée de m’attendre, Deegie. Rentre donc. Je retrouverai bien mon chemin.

  — Rentrer ? Je ne manquerais ça pour rien au monde.

  — Tu pourras rester très silencieuse ? Deegie sourit.

  — J’ai déjà chassé, Ayla. Celle-ci rougit de sa maladresse.

  — Je ne voulais pas dire...

  — Mais oui, je le sais. Son amie lui sourit.

  — Je pourrais m’instruire, je crois, auprès de quelqu’un qui a tué un glouton avant même d’avoir tué un lapin. Les gloutons sont les animaux les plus méchants, les plus vicieux, les plus féroces, les plus intrépides de tous, y compris les hyènes. J’en ai vu éloigner des léopards de leurs propres proies. Ils sont même capables de tenir tête à un lion des cavernes. Je ferai en sorte de ne pas te gêner. Si tu crois que je fais peur aux hermines, dis-le-moi, je resterai ici. Mais ne me demande pas de rentrer sans toi.

 

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