Les chasseurs de mammouths
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Les relations entre les animaux et Ayla, puis, le temps passant, avec d’autres personnes à des degrés variés, constituaient une source constante de surprise. Avant cela, il n’était jamais venu à l’esprit de personne que ces bêtes fussent capables de se montrer sensibles à l’intérêt d’un être humain, qu’on pût les habituer à répondre au coup de sifflet ou bien à porter un cavalier. Mais les chevaux eux-mêmes n’exerçaient pas sur le Camp autant de fascination que le louveteau. On respectait chez le loup le chasseur, et à l’occasion, l’adversaire. On chassait parfois le loup pour faire de sa peau une fourrure d’hiver. Il arrivait, rarement, qu’un être humain succombât sous l’attaque d’une bande de loups. La plupart du temps, des deux côtés, on avait tendance à se respecter et à s’éviter.
Mais les créatures très jeunes exercent toujours un attrait particulier c’est là la source naturelle de leur survie. Les tout-petits, même ceux des animaux, touchent une corde intime. Loup – on en était venu à l’appeler par ce nom – possédait un charme bien à lui. Depuis le premier jour où la petite boule floconneuse d’un gris sombre avait trébuché sur des pattes incertaines sous leurs yeux, elle avait ravi les gens du Camp du Lion. Ses manières empressées étaient irrésistibles, et Loup était rapidement devenu la coqueluche du Camp.
Les Mamutoï ne s’en rendaient pas compte, mais un élément facilitait les relations : les mœurs des humains et celles des loups n’étaient pas très différentes. Les uns et les autres étaient des animaux intelligents, sociables, organisés à l’intérieur d’un ensemble de relations complexes et changeantes qui favorisaient le groupe tout en tenant compte des différences individuelles. Par suite des ressemblances de leurs structures sociales et de certaines caractéristiques qui avaient évolué indépendamment, à la fois chez les loups et chez les humains, une relation unique était possible entre eux.
L’existence de Loup avait débuté sous des auspices inhabituels et difficiles. Unique survivant de la portée d’une louve solitaire qui avait perdu son mâle, il n’avait jamais connu la sécurité d’une bande. Il n’avait eu que sa mère pour compagnie et le souvenir de la louve s’estompait à mesure qu’Ayla prenait sa place.
Mais Ayla était plus qu’un substitut de la mère. En décidant de garder et d’élever le petit loup, elle était devenue la moitié humaine d’un lien entre deux espèces totalement différentes, un lien qui devait avoir des conséquences profondes et durables.
Même s’il y avait eu d’autres loups dans les parages, Loup était trop jeune, quand Ayla l’avait trouvé, pour avoir noué avec eux de véritables liens. A l’âge d’un mois environ, il aurait dû tout juste commencer à sortir de la tanière pour faire connaissance avec sa famille ; les loups auxquels il se serait identifié pour tout le reste de sa vie. Il reporta cette identification sur les êtres humains et sur les chevaux du Camp du Lion.
C’était la première fois, mais ce ne serait pas la dernière. L’idée allait faire son chemin, et, soit par accident, soit à dessein, le lien se nouerait de nouveau bien des fois, en bien des lieux. Les ancêtres de toutes les races de chiens domestiques furent les loups, et, au début, ils conservèrent leurs caractéristiques essentielles de loups. Mais, avec le temps, les générations de loups nées et élevées dans un environnement humain commencèrent à se distinguer de leurs ancêtres sauvages.
Les animaux nés avec certaines variantes génétiques dans la couleur, la forme, la taille – un pelage plus sombre, une tache blanche, une queue en trompette, un corps plus petit ou plus grand – auraient été repoussés aux limites de la bande, s’ils n’en avaient pas été chassés. Les humains, souvent, leur donnaient la préférence. Ils gardaient même les aberrations génétiques, sous la forme de nains ou de miniatures ou encore de géants à la pesante ossature, qui n’auraient pas vécu assez longtemps pour se reproduire, à l’état sauvage. On finit par élever systématiquement des canidés qui possédaient ces caractéristiques anormales, afin de préserver et de renforcer certains traits que les hommes estimaient désirables. Finalement, la ressemblance superficielle de nombreux chiens avec le loup ancestral se fit vraiment lointaine. Toutefois, l’intelligence du loup, son instinct protecteur, sa loyauté, son enjouement subsistèrent.
Loup eut tôt fait de déterminer une hiérarchie dans le Camp, comme il l’aurait fait dans une bande. Néanmoins, son interprétation du rang de chacun aurait pu différer des idées des humains sur le sujet, Tulie était peut-être la Femme Qui Ordonne du Camp, mais pour Loup, Ayla occupait la première place : dans une bande, la mère de la portée était la femelle dominante et elle permettait rarement à d’autres femelles de donner naissance à des jeunes.
Personne, dans le Camp, ne savait précisément si l’animal avait des pensées, des sentiments, ni même si ces pensées, ces sentiments pouvaient être compris par les humains, mais c’était sans importance. Les gens du Camp fondaient leur jugement sur le comportement, et, à voir la manière dont Loup se conduisait, nul ne doutait qu’il aimât, qu’il adorât Ayla au-delà de toute mesure. Où qu’elle se trouvât, il avait toujours conscience de sa présence. Un coup de sifflet, un claquement de doigts, un geste d’appel, un simple signe de tête même, et il était à ses pieds, levait vers elle des yeux ardents, à l’écoute de son moindre désir. Il se montrait parfaitement spontané dans ses réactions et ne nourrissait jamais la moindre rancune. Quand elle le grondait, son désespoir était pitoyable et, lorsqu’elle se laissait fléchir, il se tortillait dans une extase de joie. Il vivait pour retenir l’attention de la jeune femme. Il éprouvait son plus grand bonheur lorsqu’elle jouait avec lui, mais un mot, une caresse suffisait à provoquer des coups de langue passionnés et d’autres signes manifestes de son amour.
Il n’était aussi démonstratif avec personne. Avec la plupart des autres humains, il exprimait à des degrés variables son amitié, sa tolérance, ce qui éveillait une certaine surprise devant un tel éventail de sentiments chez un animal. Son comportement avec Ayla renforçait dans le Camp la conviction qu’elle possédait une emprise magique sur les animaux, et son prestige s’en accroissait.
Le jeune loup avait un peu plus de difficulté à déterminer qui était le mâle dominant dans sa bande humaine. Dans une bande de loups, c’est celui qui faisait l’objet de la sollicitude la plus attentive de la part de tous les autres. La cérémonie d’accueil, au cours de laquelle le mâle dominant était assiégé par le reste de la bande qui s’empressait à lui lécher le museau, à flairer sa fourrure, à l’entourer, affirmait son autorité et se terminait par un magnifique concert de hurlements. Mais la bande d’humains ne témoignait d’une telle déférence pour aucun mâle.
Cependant, Loup remarqua que les deux énormes membres à quatre pattes de cette bande exceptionnelle accueillaient le grand homme blond avec plus d’enthousiasme que toute autre personne, excepté Ayla. Par ailleurs, son odeur subsistait fortement autour du lit de la jeune femme et dans les parages immédiats, où se trouvait le panier de Loup. En l’absence d’autres indices, le louveteau tendait donc à attribuer à Jondalar la position de mâle dominant. Cette idée se trouva renforcée quand ses avances amicales furent récompensées par un intérêt chaleureux et enjoué.
La demi-douzaine d’enfants qui jouaient ensemble étaient ses compagnons de portée. On le trouvait souvent en leur compagnie, fréquemment au Foyer du Mammouth. Lorsqu’ils eurent acquis le respect qui convenait pour ses petites dents aiguës et qu’ils eurent appris à ne pas provoquer une morsure défensive, les enfants découvrirent que Loup aimait passer de main en main, se faire caresser, cajoler. Il ne se formalisait pas des abus involontaires, semblait faire la différence entre Nuvie, qui le serrait un peu trop fort quand elle le portait, et Brinan, qui lui tirait la queue pour le plaisir de l’entendre glapir. Il supportait la première avec indulgence, il se vengeait de l’autre par une rapide morsure. Loup adorait jouer : dès qu’avait lieu une lutte corps à corps, il s’arrangeait pour être dans la mêlée, et les enfants eurent vite fait d’apprendre qu’il aimait a
ller rechercher les objets qu’on lançait. Quand la fatigue les abattait en tas, quand ils s’endormaient là où ils se trouvaient, le petit loup était souvent au milieu d’eux.
Dès le premier soir où elle avait promis de ne jamais laisser le loup blesser personne, Ayla prit la décision de le dresser dans un but bien défini. Quand elle avait dressé Whinney, au début, cela s’était fait purement par hasard. La première fois qu’elle était montée sur le dos de la jument, elle avait agi sur une impulsion sans savoir qu’elle apprenait intuitivement à guider sa monture. Elle avait maintenant conscience des signaux qu’elle avait utilisés et s’en servait en toute connaissance de cause, mais, si elle avait son cheval bien en main, c’était encore grandement par intuition et elle pensait que si Whinney lui obéissait, c’était parce qu’elle le voulait bien.
Le dressage du lion des cavernes avait été plus prémédité. Lorsqu’elle avait découvert le lionceau blessé, elle se savait déjà capable d’encourager un animal à se plier à ses désirs. Ses premiers efforts avaient visé à limiter l’affection turbulente du petit animal. Elle le dressait par l’amour, comme le Clan avait élevé ses enfants. Quand il se conduisait bien, elle le récompensait par son affection, mais, quand il oubliait de rentrer ses griffes ou se montrait plus brutal, ou bien elle le repoussait d’une main ferme, ou bien elle se levait, s’éloignait. Lorsqu’il bondissait vers elle avec un enthousiasme sans frein, il avait appris à s’immobiliser si elle levait la main en disant « Assez ! » d’un ton sans réplique.
Il avait si bien appris sa leçon que, même lorsqu’il était devenu un lion des cavernes adulte, presque aussi grand que Whinney, mais plus lourd, il s’arrêtait encore sur l’ordre d’Ayla. Toutes les fois, elle l’en remerciait en le frottant, en le grattant avec affection et, parfois en se roulant avec lui sur le sol.
La jeune femme comprit rapidement que les enfants pouvaient tirer avantage d’une connaissance plus approfondie des mœurs des loups. Elle se mit à leur raconter des histoires du temps où elle apprenait à chasser et où elle observait les loups ainsi que d’autres carnassiers. Elle leur expliqua que les bandes de loups avaient un mâle dominant et une femelle dominante, comme les Mamutoï. Elle leur apprit que les loups communiquaient entre eux par certaines postures, certains gestes, accompagnés de sons vocaux. Elle leur montra, à quatre pattes sur les mains et sur les genoux, l’attitude d’un loup dominant – tête levée, oreilles dressées, queue toute droite à l’horizontale – et celle d’un autre loup qui approchait le chef – les pattes un peu repliées, la langue qui venait lécher le museau du chef. Elle y ajoutait les bruits, qu’elle imitait à la perfection. Elle décrivait l’avertissement qui disait : « tiens-toi à l’écart » et le comportement qui signalait le désir de jouer. Le louveteau participait souvent à ces démonstrations.
Les enfants prenaient grand plaisir à ces séances, et les adultes y assistaient fréquemment avec un plaisir égal. Bientôt, les enfants incorporèrent dans leurs jeux les signaux des loups, mais nul ne les utilisait mieux, ne s’en servait avec autant de compréhension que l’enfant dont le langage d’origine se composait surtout de signes. Entre le loup et le petit garçon s’était établie une relation extraordinaire qui étonnait les gens du Camp et qui amenait Nezzie à secouer la tête d’un air émerveillé. Non seulement Rydag utilisait les signaux du loup, y compris un grand nombre de sons, mais il paraissait aller plus avant encore. Pour ceux qui les observaient, il semblait souvent que tous deux conversaient véritablement, et le jeune animal paraissait comprendre que l’enfant réclamait une attention et des précautions particulières.
Dès le début, Loup s’était montré moins remuant, plus doux, avec Rydag, et, à sa manière de tout jeune animal, lui avait accordé sa protection. Mise à part Ayla, c’était le compagnon que préférait le louveteau. Si Ayla était occupée, il cherchait Rydag, et on le retrouvait fréquemment endormi près de lui ou sur son lit. La jeune femme elle-même ne savait pas précisément comment Rydag et Loup en étaient venus à si bien se comprendre. Le don inné de l’enfant pour déchiffrer les nuances les plus subtiles dans les signaux de l’animal pouvait expliquer les possibilités de Rydag, mais comment un tout jeune louveteau pouvait-il connaître les besoins d’un petit humain de santé fragile ?
Pour dresser le louveteau, Ayla inventa des signaux de loup modifiés en même temps que d’autres commandements. La première leçon, après plusieurs incidents, consista à apprendre l’usage d’un panier de crottin et de cendre ou bien d’aller dehors. Ce fut étonnamment facile : Loup, quand il faisait des saletés, semblait confus et il se faisait tout petit quand la jeune femme le grondait. La leçon suivante fut plus difficile.
Loup adorait mâchonner du cuir, surtout celui des bottes et des chaussures. Le défaire de cette habitude se révéla une expérience ennuyeuse et irritante. Toutes les fois qu’elle le prenait en faute et le semonçait, il se montrait contrit, profondément désireux de lui complaire, mais il était obstiné : il revenait sans cesse à son péché, parfois dès qu’elle avait le dos tourné. Tout ce qui servait à se chausser était en danger, en particulier les chaussons en peau souple que préférait Ayla. Il ne pouvait apparemment s’en passer. Elle devait les suspendre assez haut pour les mettre hors d’atteinte, afin de ne pas les voir réduits en lambeaux. Toutefois, si elle n’aimait pas qu’il s’en prenne à ses propres affaires, elle était encore plus fâchée quand il détruisait ce qui appartenait à quelqu’un d’autre. C’était elle qui l’avait amené. Tous les dommages qu’il pouvait commettre relevaient de sa propre responsabilité.
Ayla cousait les dernières perles sur la tunique de cuir blanc lorsqu’elle entendit des éclats de voix qui parvenaient du Foyer du Renard.
— Hé, toi ! Donne-moi ça ! criait Ranec.
Elle comprit qu’une fois de plus, Loup avait fait une sottise. Elle courut voir ce qui se passait, se trouva devant Ranec et Loup qui tiraient, chacun de son côté, sur une botte usagée.
— Loup ! A terre ! ordonna-t-elle.
Elle abattit la main en un geste rapide qui évita de peu le nez de l’animal. Immédiatement le louveteau lâcha sa proie, s’aplatit sur le sol, les oreilles légèrement couchées en arrière, la queue basse, et gémit plaintivement. Ranec remit sa botte sur la plate-forme.
— Il ne l’a pas trop abîmée, j’espère, dit Ayla.
— Ça n’a pas d’importance. Cette botte est déjà vieille, répondit Ranec en souriant.
Il ajouta, d’un air admiratif :
— Tu connais vraiment bien les loups, Ayla. Il fait tout ce que tu lui commandes.
— Seulement quand je suis sur place pour le surveiller.
Elle baissa les yeux sur le louveteau. Loup l’observait, le corps tout frétillant d’attente.
— Dès que j’aurai le dos tourné, il ira chercher autre chose, même s’il sait qu’il n’a pas le droit d’y toucher. S’il me voit arriver, il le lâchera tout de suite, mais je ne sais comment m’y prendre pour l’empêcher de fourrager dans les affaires de tout le monde.
— Peut-être lui faudrait-il quelque chose qui soit bien à lui, suggéra Ranec.
Il posait sur elle ses doux yeux d’un noir lustré.
— Ou quelque chose qui t’appartienne à toi.
Le petit loup rampait vers elle, gémissait pour attirer son attention. Finalement, à bout de patience, il poussa quelques jappements aigus.
— Reste ici ! Sans bouger ! ordonna-t-elle, exaspérée.
Il s’affaissa sur ses pattes allongées, les yeux levés vers elle, totalement accablé.
Après l’avoir observé un instant, Ranec dit à Ayla :
— Il ne peut supporter de te voir fâchée contre lui. Il a besoin de savoir que tu l’aimes. Je crois comprendre ce qu’il éprouve.
Il se rapprocha d’elle. Les yeux sombres exprimaient la chaleur, l’amour qui l’avaient si profondément touchée, quelque temps auparavant. Elle sentit son corps y répondre et, dans son émoi, recula. Après quoi, pour masquer son trouble, elle se baissa, ramas
sa le louveteau. Loup frétillant de bonheur, lui lécha le visage dans sa joie.
— Vois comme il est heureux, à présent qu’il sait que tu l’aimes, reprit Ranec. Moi aussi, je serais très heureux si tu me disais que tu m’aimes. M’aimes-tu Ayla ?
— Euh... oui, bien sûr, j’ai de l’affection pour toi, Ranec, balbutia-t-elle, mal à l’aise.
Il la gratifia d’un large sourire. Elle vit dans ses prunelles une lueur de malice et quelque chose de plus profond.
— Ce serait un plaisir de te montrer à quel point tu me rends heureux, dit-il.
Il lui passa un bras autour de la taille, se rapprocha d’elle.
— Je te crois, répondit-elle en se dégageant. Tu n’as pas à me le montrer, Ranec.
Ce n’était pas la première fois qu’il lui faisait des avances. D’ordinaire, c’était sous le couvert de plaisanteries qui l’autorisaient à lui faire connaître ses sentiments pour elle, tout en permettant à la jeune femme de les éluder sans pour autant perdre la face ou la lui faire perdre.
Elle fit quelques pas en arrière. Elle sentait approcher une confrontation plus sérieuse et désirait l’éviter. Il allait, pensait-elle, lui demander de partager son lit, et elle ne savait trop si elle pourrait dire non à un homme qui lui donnait cette sorte d’ordre. Elle en avait le droit, elle le comprenait, mais l’habitude d’obéir était si bien ancrée en elle qu’elle n’était pas sûre d’en avoir la force.
Il restait à sa hauteur.
— Pourquoi pas, Ayla ? demanda-t-il. Pourquoi ne pas me permettre de te le montrer ? Tu dors seule, maintenant. Tu ne devrais pas dormir seule.
C’était vrai, et elle en ressentit comme un pincement de remords. Mais elle s’efforça de ne pas le laisser voir. Elle souleva le louveteau.
— Je ne dors pas seule, dit-elle. Loup dort avec moi, dans un panier tout près.