— Salut, Bella.
Esmé et Edward se levèrent. Rosalie allongea la malade sur le divan avec des gestes d’une grande prévenance. Malgré cela, Bella pâlit et retint sa respiration, l’air de s’être juré de ne pas émettre un cri de souffrance. Edward caressa son front puis son cou, comme s’il se bornait à lisser ses cheveux en arrière. J’eus cependant l’impression d’un médecin en plein examen.
— As-tu froid ? murmura-t-il.
— Ça va.
— Bella, rappelle-toi ce que t’a dit Carlisle, intervint Rosalie. Inutile de mentir. Cela ne nous aide pas à prendre soin de toi.
— Bon, d’accord, j’ai un peu froid. Passe-moi la couverture, Edward, s’il te plaît.
— Je ne suis pas là pour ça ? soupirai-je.
— Mais tu viens d’arriver, protesta-t-elle. Après avoir couru toute la journée. Repose-toi cinq minutes. Je vais sûrement me réchauffer en un rien de temps.
L’ignorant, j’allai m’asseoir par terre, près du canapé. Je n’étais pas trop certain de ce que je devais faire, cependant. Elle semblait tellement fragile, et j’avais peur de la déplacer, et même de l’enlacer. Voilà pourquoi je me contentai de m’appuyer contre son flanc, mon bras collé au sien, et de lui prendre la main. J’effleurai son visage. Difficile de déterminer si elle était plus glacée que d’habitude.
— Merci, Jake ! marmonna-t-elle en frissonnant.
Edward s’installa sur l’accoudoir, aux pieds de Bella, sans la quitter des yeux. Mon estomac gronda. Avec toutes ces créatures dotées d’une ouïe particulière dans la pièce, il aurait été vain d’espérer que personne ne le remarque.
— Et si tu allais chercher quelque chose dans la cuisine pour Jacob, Rosalie ? suggéra Alice.
Elle était assise derrière le canapé, invisible. Incrédule, Blondie regarda l’endroit d’où était montée la voix.
— Merci, Alice, dis-je, mais je ne tiens pas à manger un truc dans lequel Rosalie aura craché. Mon organisme ne supporterait pas bien le venin, je pense.
— Jamais Rosalie ne mettrait Esmé dans l’embarras en s’abaissant à pareil manque d’hospitalité.
— Bien sûr que non ! susurra l’intéressée sur un ton qui renforça mes soupçons.
Elle se leva et fila. Edward soupira.
— Tu m’avertirais si elle tentait de m’empoisonner, hein ?
— Oui, promit-il.
J’ignore pourquoi, mais je le crus. De la cuisine nous parvinrent des bruits brutaux et, assez étrangement, la plainte du métal protestant contre ce qu’on lui faisait subir. Edward poussa un nouveau soupir, accompagné d’un faible sourire cependant. Rosalie revint avant que j’aie eu le temps de m’interroger. Un rictus ravi aux lèvres, elle posa un plat argenté par terre, près de moi.
— Régale-toi, clébard !
Le plat, qui servait à mélanger des ingrédients, avait été replié sur lui-même en divers endroits de façon à ressembler à la gamelle d’un chien. Je fus impressionné par le talent artistique de Rosalie. Et l’attention qu’elle avait portée aux détails. Le nom Fido avait été gravé sur le côté. Jolie écriture. La nourriture avait l’air appétissante – un steak et une grosse patate au four avec tout l’assaisonnement nécessaire.
— Merci, Blondie.
Elle renifla.
— Hé ! Tu sais comment on appelle une blonde dotée d’un cerveau ? Un golden retriever.
— Celle-là aussi, je la connaissais, riposta-t-elle sans plus sourire.
— T’inquiète ! Je vais en chercher d’autres.
Sur ce, je m’attaquai à mon repas. Avec une grimace, elle leva les yeux au ciel, avant de s’installer dans un fauteuil et de se mettre à zapper sur la vaste télévision, si vite qu’il était impossible qu’elle cherche vraiment une chaîne à regarder.
La nourriture était bonne, en dépit de la puanteur ambiante. À laquelle je m’habituais, d’ailleurs. Pff ! Ça non plus, je ne m’y étais pas préparé. Ma gamelle vide, j’envisageai de la lécher, rien que pour donner à Rosalie une raison de se plaindre. Les doigts froids de Bella caressèrent mes cheveux, les aplatissant sur ma nuque.
— Il est temps que j’aille chez le coiffeur ?
— Tu fais un peu négligé. Peut-être que…
— Laisse-moi deviner. Quelqu’un ici a été artiste capillaire à Paris ?
— Il y a des chances, rit-elle.
— Non merci. J’ai encore quelques semaines devant moi.
Ce qui m’amena à me demander combien elle en avait. Je cherchai une façon polie de poser la question.
— Alors… euh… c’est quoi, euh, la date ? Pour l’arrivée du petit monstre ?
Elle gifla l’arrière de ma tête avec la force d’une plume, ne répondit pas toutefois.
— Non, sérieux, insistai-je. J’ai envie de savoir si je vais encore devoir traîner longtemps ici.
Et toi aussi, ajoutai-je mentalement. Je me tournai pour la contempler. Ses prunelles étaient pensives. La ride inquiète entre ses sourcils était revenue.
— Je l’ignore, murmura-t-elle. Visiblement, nous ne suivons pas le modèle habituel des neuf mois. Comme nous ne sommes pas en mesure de procéder à une échographie, Carlisle est obligé de s’en remettre à la taille de mon ventre. Les femmes normales sont censées atteindre les quarante centimètres ici – elle fit courir son doigt sur le milieu de son estomac enflé – quand le bébé est à maturité. Un centimètre par semaine. J’en mesurais trente ce matin, et je grossis de deux par jour, des fois plus…
Deux semaines exactement, qui étaient passées à toute vitesse. Sa vie en mode accéléré. Combien cela lui donnait-il, si elle escomptait parvenir à quarante ? Quatre jours ?
Je mis une bonne minute à me rappeler comment on avale sa salive.
— Ça va ? me demanda-t-elle.
J’acquiesçai, pas assez sûr de la stabilité de ma voix pour m’exprimer tout fort. Edward avait détourné la tête en entendant ce que je pensais. Son reflet était visible dans la baie vitrée. Il était redevenu le supplicié sur son bûcher.
Il était étrange de constater que cette date limite rendait plus difficile la perspective de la quitter ou de la voir me quitter. Je fus heureux d’avoir appris, grâce à Seth, qu’ils voulaient rester. Il aurait été intolérable de me torturer l’esprit avec l’éventualité de leur départ, d’être privé d’un, deux ou trois de ces quatre jours à venir. Mes quatre jours.
Il était tout aussi étrange que, même en sachant que c’était presque terminé, l’emprise qu’elle avait sur moi devienne encore plus dure à briser. Comme si ce lien était relié à l’épanouissement de son ventre, comme si, en grossissant, elle gagnait en force d’attraction.
Un instant, je tentai de l’observer à distance, de me séparer de ce champ gravitationnel. Ce n’était pas mon imagination. Mon besoin d’elle était plus fort que jamais. Pourquoi donc ? Parce qu’elle était en train de mourir ? Ou parce que même si elle survivait – le meilleur scénario –, elle se transformerait en une créature que je ne connaîtrais ni ne comprendrais ?
Son doigt caressa ma pommette humide.
— Tout va bien se passer, me consola-t-elle.
Les mots n’avaient pas de sens, ce qui n’était pas grave. Elle les avait prononcés comme on fredonne des berceuses absurdes aux enfants.
— Oui, chuchotai-je.
Elle se blottit contre mon bras et appuya la tête sur mon épaule.
— Je ne pensais pas que tu viendrais, reprit-elle. Seth soutenait le contraire, Edward aussi, mais je ne les ai pas crus.
— Pourquoi ? maugréai-je.
— Tu es malheureux, ici. Pourtant, tu es là.
— Tu m’as demandé de passer.
— Oui. Rien ne t’y obligeait, cependant. Il n’est pas juste de ma part d’avoir ces exigences. J’aurais compris.
Un bref silence s’installa. Edward se ressaisit. Il regardait la télévision, sur laquelle Rosalie continuait de zapper à toute vitesse. Elle en était à la six centième chaîne. Combien de temps a
vant qu’elle reparte de zéro ?
— Merci d’être venu, murmura Bella.
— Je peux te poser une question ?
— Bien sûr.
Edward semblait ne pas nous prêter attention. Comme il savait ce que j’allais demander, cette indifférence affichée ne m’abusa pas.
— Pourquoi veux-tu de moi ici ? Seth aurait pu te servir de radiateur, et il est sûrement de compagnie plus agréable, l’espèce de joyeuse petite crapule. Pourtant, quand je franchis le seuil, tu souris comme si j’étais ta personne préférée dans l’univers.
— Tu es l’une d’elles.
— C’est nul.
— Oui, soupira-t-elle. Désolée.
— Mais pourquoi ? Tu n’as pas répondu.
De nouveau, Edward fixait la fenêtre, qui reflétait son visage vide de toute expression.
— Lorsque tu es là, je me sens… entière. Un peu comme si tous les miens étaient présents. Je n’ai jamais eu de grande famille, jusqu’à maintenant. J’aime ça. Mais elle n’est complète que quand tu es ici.
— Je ne ferai jamais partie de ta famille, Bella.
J’aurais pu, cependant. J’y aurais été bien. Mais ce futur lointain était mort avant même d’avoir eu une chance de vivre.
— Tu as toujours fait partie de ma famille, objecta-t-elle.
— Ta réponse est bête, marmonnai-je.
— Propose-m’en une intelligente.
— Que penses-tu de : « Jacob, ta souffrance me réjouit » ?
Elle tressaillit.
— Tu préférerais ça ? souffla-t-elle.
— Ce serait plus simple. Je m’y vautrerais. Je gérerais.
Je baissai les yeux sur son visage, si proche du mien. Elle avait fermé les paupières, son front était plissé.
— Nous avons dérapé, Jake. Perdu l’équilibre. Tu étais censé jouer un rôle dans mon existence – je le sens, et toi aussi.
Elle se tut, sans rouvrir les yeux, attendant peut-être que je nie. Comme je ne réagissais pas, elle enchaîna :
— Mais pas de cette façon. Nous avons raté quelque chose. Non. J’ai raté quelque chose, et nous avons dérapé…
Sa voix s’éteignit, et elle se détendit. Je patientai, histoire qu’elle verse un peu plus de jus de citron dans mes blessures. À la place, un ronflement ténu s’échappa de sa gorge.
— Elle est épuisée, intervint Edward. La journée a été longue. Difficile. Elle se serait bien endormie plus tôt, mais elle t’attendait.
— Seth m’a appris qu’il lui avait brisé une deuxième côte, dis-je sans le regarder.
— Oui. Elle a de plus en plus de mal à respirer.
— Génial.
— Préviens-moi quand elle se sera réchauffée.
— D’accord.
Le bras qui ne touchait pas le mien avait encore la chair de poule. J’avais à peine commencé à chercher des yeux une couverture, quand Edward en jeta une sur elle. Parfois, cette capacité à lire les pensées d’autrui économisait du temps. Ainsi, pas la peine que j’expose à tout vent les accusations que m’inspirait leur comportement envers Charlie. Cette pagaille. Edward entendait très bien à quel point j’étais furieux.
— Oui, admit-il, ce n’est pas une bonne idée.
— À quoi bon, dans ce cas ?
Pourquoi Bella racontait-elle à son père qu’elle était en voie de guérison, ce qui ne ferait qu’aggraver sa tristesse ?
— Elle ne tolère pas son anxiété.
— Donc, il vaut mieux…
— Non. Pas du tout. Mais je n’ai pas l’intention de la forcer à quoi que ce soit susceptible de la rendre malheureuse maintenant. Elle se sent moins mal. Je réparerai les dégâts après.
Ça ne paraissait pas bien. Bella ne pouvait reculer la souffrance de Charlie à une date ultérieure, repasser à quelqu’un d’autre l’obligation de l’affronter. Même si elle était à l’agonie. Ça ne lui ressemblait pas. Si je la connaissais bien, elle avait forcément un autre plan.
— Elle est convaincue qu’elle va survivre, précisa Edward.
— Pas en tant qu’humaine.
— Non, en effet. Mais elle espère revoir Charlie.
De mieux en mieux !
— Revoir Charlie, répétai-je. Après. Quand elle sera d’un blanc lumineux et dotée d’yeux rouges. Comme je ne suis pas un buveur de sang, je rate peut-être quelque chose, mais Charlie est un drôle de choix, pour son premier repas.
— Elle est consciente qu’elle ne sera pas en mesure de l’approcher durant au moins un an, soupira Edward. Elle pense réussir à gagner du temps. En racontant à Charlie qu’elle doit aller se soigner dans un hôpital très spécialisé, à l’autre bout du monde. En restant en contact via le téléphone…
— N’importe quoi !
— Oui.
— Charlie n’est pas sot. Même si elle ne le tue pas, il remarquera la différence.
— Elle mise là-dessus.
Je continuai de le toiser furieusement, attendant des explications.
— Elle cesserait de vieillir, si bien que le délai serait limité, en admettant que Charlie accepte les excuses qu’elle lui fournira pour justifier du changement physique. Te souviens-tu de la fois où tu as essayé de lui parler de ta transformation ? De la façon dont tu t’y es pris pour qu’elle devine ?
— Elle t’a confié cela ? m’écriai-je en serrant les poings.
— Oui. Quand elle essayait de me persuader du bien-fondé de son… idée. Elle n’est pas autorisée à dire la vérité à son père, cela le mettrait en danger. Mais c’est un homme malin, plein de sens pratique. Elle estime qu’il finira par s’inventer sa propre explication. Et qu’il se trompera. Après tout, nous ne donnons pas dans le folklore. Il échafaudera de fausses hypothèses sur nous, comme elle au début, et nous ferons avec. Elle pense que, ensuite, elle pourra le voir… de temps en temps.
— N’importe quoi, décrétai-je derechef.
— Oui, acquiesça-t-il de nouveau.
Autoriser Bella à n’en faire qu’à sa tête, juste pour ne pas la contrarier, était une faiblesse de la part d’Edward. Ça tournerait mal. Ce qui m’amena à songer qu’il ne s’attendait sans doute pas à ce qu’elle survive pour mettre en œuvre son plan démentiel. Il l’apaisait, de manière à ce qu’elle soit heureuse encore un peu.
Quatre jours.
— J’affronterai les conséquences, chuchota-t-il en baissant la tête pour me dissimuler son expression. Je refuse de lui infliger cette douleur maintenant.
— Quatre jours ? Vraiment ?
— Dans ces eaux-là.
— Et ensuite ?
— Que veux-tu savoir exactement ?
Je repensai à ce que Bella avait dit. À propos de la chose bien à l’abri dans son ventre, protégée par une membrane dure comme la peau d’un vampire. Comment cela marchait-il ? Comment le monstre sortait-il ?
— D’après le peu de recherches que nous avons réussi à mener à bien, il semblerait que la créature utilise ses propres dents pour naître, souffla Edward.
Je dus ravaler une gorgée de bile.
— Des recherches ? marmonnai-je d’une voix tremblante.
— C’est pour cela que Jasper et Emmett ne sont pas beaucoup avec nous. C’est ce à quoi s’occupe Carlisle en ce moment. Ils essayent de déchiffrer de vieilles histoires, des mythes. D’obtenir un maximum avec le peu de choses dont nous disposons ici. Cherchant ce qui pourrait aider à prédire le comportement de la créature.
Des histoires ? Mais si c’étaient des légendes…
— Eh bien, ce ne serait pas la première fois, non ? C’est délicat. Les mythes pourraient aisément n’être que le fruit de la peur et de l’imagination. En même temps… les vôtres se sont avérés, non ? Ceux-là aussi, peut-être. Ils semblent localisés, reliés…
— Comment avez-vous trouvé…
— Nous avons rencontré une femme, en Amérique du Sud. Elle avait été élevée dans la tradition de son peuple. Elle avait entendu parler de mises en ga
rde contre de telles créatures, de légendes ancestrales transmises de génération en génération.
— Et que disaient ces avertissements ?
— Qu’il fallait tuer le fœtus tout de suite. Avant qu’il n’ait le temps de devenir assez fort.
Exactement l’idée de Sam. Avait-il raison, en fin de compte ?
— Bien sûr, ces histoires affirment la même chose à notre propos. Que nous devons être détruits. Que nous sommes des assassins dénués d’âme.
Un prêté pour un rendu.
Edward émit un rire bref et rauque.
— Et que disaient les histoires sur les… mères ?
Un éclat de souffrance déchira son visage, si intense que je reculai. Je compris que je n’obtiendrais pas de réponse. Il était incapable de parler.
Ce fut Rosalie, qui avait réussi à se tenir tranquille depuis que Bella s’était endormie au point que je l’avais presque oubliée, qui se chargea de me renseigner.
— Elles mouraient toutes, évidemment, lâcha-t-elle tout à trac avec un bruit de gorge méprisant. Accoucher au beau milieu d’un marécage délétère avec la seule aide d’un sorcier qui vous enduisait la figure de salive de paresseux afin de chasser les mauvais esprits n’a jamais été la méthode la plus sûre d’accoucher. Même les parturientes normales y restaient, la moitié du temps. Aucune d’elles n’avait ce que ce bébé a, des gens sachant le soigner et à l’écoute de ses besoins. Un médecin ayant une connaissance rare de la nature vampirique. Un plan en vue de mettre au monde l’enfant dans les meilleures conditions de sécurité possibles. Du venin qui réparera les éventuels dégâts. Le bébé ira bien. Si ces autres mères avaient eu tout cela, elles auraient probablement sauvé leur peau, en admettant qu’elles aient seulement existé. Une chose dont je doute beaucoup.
Elle renifla avec dédain.
Le bébé, le bébé ! Comme s’il n’y avait que cela qui comptait. La vie de Bella était un détail mineur à ses yeux, facile à oublier. Edward devint blanc comme un linge. Il serra les mains. Totalement égocentrique et indifférente, Rosalie se retourna sur son siège, face à la télévision. Il se pencha en avant, prêt à sauter.
Si tu permets, suggérai-je.
Il se figea, souleva un sourcil interrogateur. Sans bruit, je ramassai mon écuelle de chien. Puis, d’un geste vif et puissant du poignet, je la jetai sur la tête de Blondie, avec tant de force que le plat s’aplatit avec fracas contre son crâne avant de rebondir et d’arracher la boule qui ornait le pilier de la balustrade, au pied de l’escalier.
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