Bella sursauta sans pour autant se réveiller.
— Imbécile de blonde ! bougonnai-je.
Rosalie tourna lentement la tête, les yeux étincelants.
— Tu m’as mis de la nourriture dans les cheveux, dit-elle en détachant chaque mot.
Ce fut trop. Je craquai. M’écartant de Bella pour ne pas la déranger, je m’esclaffai au point d’en pleurer. Derrière le canapé, le rire argentin d’Alice se joignit au mien. J’ignore pourquoi Rosalie ne passa pas à l’attaque. C’était ce que j’attendais. Puis je me rendis compte que mon hilarité avait tiré Bella du sommeil, alors qu’elle avait à peine bronché au moment du vacarme.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? marmonna-t-elle.
— Je l’ai bombardée de nourriture, haletai-je, plié en deux.
— Je saurai m’en souvenir, clébard ! siffla Rosalie.
— Bah ! Il n’est pas difficile d’effacer la mémoire d’une blonde. Il suffit de lui souffler dans les oreilles.
— Trouve de nouvelles blagues !
— Allons, Jake, laisse Rosalie tranq…
Bella s’interrompit au milieu de sa phrase et retint son souffle. Aussitôt, Edward se pencha sur moi et arracha la couverture. Bella parut être prise de convulsions, et son dos s’arc-bouta au-dessus du canapé.
— Il… il s’étire seulement, haleta-t-elle.
Ses lèvres étaient blanches, et elle serrait les dents comme si elle s’efforçait de retenir un hurlement. Edward posa ses paumes de chaque côté de son visage.
— Carlisle ? appela-t-il à voix basse.
— Je suis là, répondit le médecin, que je n’avais pas entendu arriver.
— Ça va, reprit Bella, le souffle encore court. Je crois que c’est fini. Le pauvre chéri n’a pas assez de place, c’est tout. Il grandit tellement.
Ce ton d’adoration pour décrire la chose qui la déchirait fut vraiment difficile à supporter. Surtout après le couplet insensible de Rosalie. J’eus soudain envie de bombarder Bella elle aussi. Mon humeur lui passa complètement au-dessus de la tête, cependant.
— Tu sais, il me fait penser à toi, Jake, enchaîna-t-elle, toujours aussi affectueuse.
— Ne me compare pas à cette chose ! crachai-je.
— Je pensais seulement à ta croissance accélérée, se justifia-t-elle, offensée. (Et tant mieux !) Tu as grandi d’un seul coup. J’avais l’impression de te voir pousser en direct. Il est comme ça.
Je me mordis la langue, si fort que le sang envahit ma bouche. Naturellement, la coupure se refermerait avant que j’aie le temps de déglutir. C’était ce qu’il fallait à Bella. Qu’elle soit forte comme moi, susceptible de guérir… Respirant mieux, elle se détendit, et son corps retomba sur le divan.
— Hmm, murmura Carlisle.
Je levai les yeux. Il me fixait.
— Quoi ?
Edward réfléchissait à ce qui venait de traverser l’esprit du médecin.
— Je m’interrogeais sur la carte génétique du fœtus, Jacob, dit ce dernier. Sur ses chromosomes.
— Et alors ?
— Si l’on songe aux similitudes…
— Pardon ? grognai-je.
— La croissance accélérée, le fait qu’Alice ne puisse voir ni lui ni toi. (J’avais oublié cela.) Bref, je me demande si cela nous donne une réponse. Si ces ressemblances sont génétiques.
— Vingt-quatre paires, marmonna Edward.
— Vous n’en savez rien, me défendis-je.
— Non, mais c’est intéressant.
— Ben tiens ! Proprement fascinant !
Le léger ronflement de Bella avait repris, comme pour souligner mon ironie.
En tout cas, ils étaient lancés. Ils se mirent à parler biologie, à un niveau tel que je finis par ne plus saisir que les mots « le » ainsi que « et ». Mon prénom aussi, évidemment. Alice se mêlait parfois à la conversation de sa voix gazouillante d’oiseau. Bien que le sujet tourne autour de moi, je n’essayai pas de comprendre vers quelles conclusions ils allaient. J’avais d’autres urgences à l’esprit. Des faits que je tentais de concilier.
Un, Bella avait stipulé que la créature était protégée par une membrane aussi résistante qu’une peau de vampire, résistante aux ultrasons et aux aiguilles. Deux, Rosalie avait évoqué un plan destiné à ce que la chose naisse sans encombre. Trois, Edward avait précisé que, selon les mythes, les monstres de cet acabit sortaient de l’utérus avec leurs crocs.
Je frissonnai.
Tout se mit en place, parce que, quatre, il n’y avait guère de choses capables de trancher dans la peau d’un vampire. Les dents de la créature, oui. Les miennes aussi. Et celles des vampires.
Il était impossible de nier l’évidence, même si j’aurais bien aimé que ce fût le cas. Parce que j’avais soudain une idée assez précise du plan que Rosalie avait mis au point pour faire naître ce truc en toute « sécurité ».
16
ALERTE POUR CAUSE D’ÉPANCHEMENTS
Je partis tôt, bien avant le lever du soleil. Je n’avais dormi que quelques heures d’un mauvais sommeil, appuyé contre le canapé. Edward m’avait réveillé quand le visage de Bella avait viré au rouge sous l’effet de la chaleur et il avait pris ma place. Je m’étais étiré, avais décidé que j’étais suffisamment reposé pour me remettre au boulot.
— Merci, m’avait chuchoté Edward, lorsqu’il avait déchiffré mes pensées. Si la voie est libre, ils iront aujourd’hui.
— Je te tiens au courant.
Je fus content de retrouver ma peau de loup. J’étais raide d’être resté assis aussi longtemps, et je pressai le pas afin de me dérouiller.
Bonjour, Jacob, me salua Leah.
Super, tu es levée. Seth s’est endormi il y a longtemps ?
Je ne dors pas encore, annonça ce dernier, tout ensommeillé. Mais c’est bientôt la quille. Tu as besoin de quoi ?
Tu crois être capable de bosser une heure de plus ?
Sûr. Aucun problème.
Il se leva aussitôt et se secoua.
Mission de reconnaissance, dis-je à Leah. Seth, tu te charges des rondes en notre absence.
O.K. ! acquiesça-t-il en filant.
On rend encore service à ces fichus vampires ? marmonna Leah.
Ça te pose un problème ?
Quelle question ! J’adore dorloter ces mignonnes sangsues.
Tant mieux, alors ! Voyons un peu à quelle vitesse tu cours.
D’accord. Toujours partante pour ça !
Elle se trouvait à l’extrémité ouest du périmètre. Plutôt que de couper et de passer près de la maison des Cullen, elle s’en tint au sentier et vint vers moi. Je déguerpis en direction de l’est, sachant que, même avec mon avance, elle me rattraperait si je ne me dépêchais pas.
Nez à terre, Leah ! Ce n’est pas une compétition, je te rappelle.
Je suis capable de flairer les traces et de te battre au poteau.
Je sais.
Elle rit, heureuse que je le reconnaisse.
Nous empruntâmes un sentier sinueux qui s’enfonçait dans les montagnes. C’était un chemin familier. Nous l’avions parcouru un an auparavant, quand les vampires étaient partis, afin de protéger au mieux les habitants du coin. Au retour des Cullen, nous leur avions rendu ce territoire. Le traité le leur accordait. Ce qui ne signifierait sans doute plus rien pour Sam maintenant. Le pacte était mort. La question aujourd’hui était de découvrir jusqu’à quel point il était prêt à affaiblir ses défenses. Traquait-il un Cullen braconnant sur ces terres ? Jared avait-il dit la vérité ou profité du silence mental qui régnait désormais entre nous ?
Nous nous enfonçâmes plus avant dans les montagnes sans déceler de traces de la meute. En revanche, il y en avait des tas appartenant aux vampires, plus ou moins vivaces, mais elles m’étaient familières, à présent. À force de les respirer toute la sainte journée.
J’en trouvai une concentration assez récente sur l’un des chemins. Seul Edward manquait à l’appel. Ils avaient dû avoir une rai
son de se rassembler ici, raison oubliée dès lors qu’Edward avait ramené son épouse enceinte et mourante à la maison. De toute façon, cela ne me concernait pas.
Leah ne s’amusa pas à me doubler, alors qu’elle en avait la possibilité. Je m’intéressais plus aux odeurs qu’à la course. Elle se maintenait sur mon flanc droit sans me défier.
Nous sommes drôlement loin, lâcha-t-elle soudain.
Oui. Si Sam patrouillait, nous aurions croisé sa trace.
Il est plus raisonnable de rester à La Push. Il sait que nous défendons les buveurs de sang. Il ne peut plus jouer sur l’effet de surprise.
Simple mesure de précaution.
Oui, il serait dommage que nos précieux parasites risquent leur peau.
En effet, répondis-je en ignorant l’ironie.
Tu as tellement changé, Jacob ! Un virage à cent quatre-vingts degrés.
Tu n’es plus exactement celle que j’ai toujours connue et aimée non plus.
C’est vrai. Suis-je moins agaçante que Paul, maintenant ?
Bizarrement… oui.
Ah ! Quelle promotion !
Félicitations.
Le silence se réinstalla. Il était temps de rentrer, mais ni elle ni moi ne le désirions. Il était si agréable de galoper en toute liberté. Nous avions été trop longtemps cantonnés sur le même petit cercle. Il était bon de se dégourdir les pattes. Comme nous n’étions pas particulièrement pressés, je songeai qu’il serait bien de chasser en revenant. Leah avait faim.
Miam, miam ! pensa-t-elle avec aigreur.
Ta répugnance est purement mentale. Les loups se nourrissent comme ça. C’est naturel. Et bon. Si tu cessais de l’envisager du point de vue humain…
Épargne-moi ta morale, Jacob. Je chasserai. Je ne suis pas obligée d’aimer ça, toutefois.
Vrai.
Après tout, si elle avait envie de se compliquer l’existence, ça la regardait.
Merci, lâcha-t-elle, sur un ton très différent, au bout de quelques minutes.
De quoi ?
De m’avoir gardée. Tu as été plus gentil avec moi que je ne le méritais.
Euh… pas de souci. Crois-moi, ta présence ne me gêne pas autant que je le craignais.
Quel éloge ! renifla-t-elle, mais de façon amusée.
Surtout, que ça ne te monte pas à la tête !
D’accord. À condition que tu fasses pareil avec ce compliment : je crois que tu es un bon Alpha. Pas dans le même sens que Sam, à ta manière. Tu es digne d’être suivi, Jacob.
La surprise me vida l’esprit, et il me fallut une seconde pour m’en remettre.
Euh… merci. Je ne suis pas certain que je vais arriver à ne pas me rengorger, en revanche. Qu’est-ce qui te prend ?
Elle ne répondit pas tout de suite, et je suivis le chemi nement silencieux de sa réflexion. Elle pensait au futur, à ce qu’avait dit Jared l’autre matin. Au fait que nous en aurions bientôt fini, et que je regagnerais la forêt. Qu’elle et Seth rejoindraient la meute, une fois les Cullen partis.
Je désire rester avec toi, déclara-t-elle.
Le choc me secoua tout entier, et je m’arrêtai net. Elle continua sur sa lancée, me dépassa et freina. Lentement, elle revint à l’endroit où je m’étais figé.
Je ne t’embêterai pas, je te le jure. Je ne te suivrai pas. Tu iras où tu voudras, et moi pareil de mon côté. Tu n’auras à me supporter que quand nous serons loups tous les deux. (Elle allait et venait devant moi, sa longue queue grise fouettant nerveusement l’air.) Cela ne se produira peut-être pas très souvent, d’ailleurs, car je compte démissionner dès que ce sera possible.
J’étais à court de mots.
Je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été, maintenant que je fais partie de ta meute.
Moi aussi, je veux rester, lança timidement Seth (qui nous avait donc écoutés). Cette vie-là me plaît.
Hé, ho ! Seth ! Notre meute sera bientôt dissoute.
Je m’efforçai de rassembler mes idées de façon à le convaincre.
Notre raison d’être est liée à un but. Quand… lorsque ce sera terminé, je resterai loup. Toi, Seth, tu as des objectifs. Tu es un chouette gosse. Le genre de personne qui part toujours en croisade. Il est hors de question que tu quittes La Push tout de suite. Tu dois passer ton bac et te construire une vie. Il faut que tu t’occupes de Sue. Mes problèmes personnels ne bousilleront pas ton avenir.
Mais…
Jacob a raison, me soutint Leah.
Tu es d’accord avec moi ? m’étonnai-je.
Bien sûr. Cependant, aucune de tes paroles ne s’applique à moi. De toute façon, je comptais m’en aller. Je trouverai un boulot loin de la réserve. Je m’inscrirai peut-être à des cours du soir. Je ferai du yoga, de la méditation, afin de travailler sur mon fichu caractère… Et je resterai membre de cette meute pour ne pas devenir folle. Comprends-tu le bien-fondé de tout cela, Jacob ? Je ne t’ennuierai pas, et réciproquement. Tout le monde sera content.
Tournant les talons, je pris lentement le chemin du retour.
Laisse-moi y réfléchir, Leah. Ça fait beaucoup de choses à digérer d’un seul coup.
Naturellement. Ne te précipite pas.
Le trajet exigea plus de temps qu’à l’aller. Je n’étais pas pressé, cependant. Je me concentrais pour ne pas m’écraser tête la première contre un arbre. Seth bougonnait dans son coin, mais je n’eus pas de mal à l’ignorer. Il était conscient que j’avais raison. Il n’abandonnerait pas sa mère. Il retournerait à La Push et protégerait la tribu, comme c’était son devoir.
Je ne voyais pas Leah agir de même, toutefois. Et ça me flanquait la frousse. Une meute constituée de nous deux ? Quelles que soient les distances physiques que nous observerions, je ne parvenais pas à imaginer… l’intimité de la situation. Avait-elle réellement envisagé la question sous tous les angles ou éprouvait-elle un besoin désespéré de rester libre ?
Elle ne commenta pas mes réflexions. Comme si elle s’efforçait de me prouver combien notre cohabitation future serait facile.
Nous tombâmes sur une harde de cerfs à queue noire juste au moment où le soleil se levait, éclaircissant un peu les nuages dans notre dos. Leah eut beau pousser un soupir, elle n’hésita pas. Son plongeon fut agile et efficace, gracieux même. Elle tua le plus gros, le mâle, avant que l’animal n’ait pris la mesure du danger.
Pour ne pas être en reste, j’abattis la femelle la plus imposante, lui brisant le cou d’un rapide coup de mâchoire – pas la peine d’ajouter à ses souffrances. Sentant le dégoût de Leah le disputer à sa faim, je tentai de lui faciliter la tâche en laissant le loup en moi prendre le dessus. J’avais assez vécu ainsi pour savoir comment devenir entièrement bestial. Mes instincts pratiques l’emportèrent, déteignant sur elle. Après avoir tergiversé une seconde, elle essaya de voir les choses comme moi. Ce fut très étrange, nos esprits plus proches que jamais, car nous tâchions de penser ensemble.
Étrange mais efficace. Ses dents déchirèrent le poil et la peau de l’épaule de sa proie. Plutôt que d’autoriser son humanité à la diriger, elle suivit sa nature lupine et mordit dans la chair. Sorte d’engourdissement dénué de réflexion qui lui permit de manger en paix.
Je n’eus aucun mal à l’imiter et je fus heureux de ne pas avoir oublié le mode d’emploi car, bientôt, ce serait de nouveau ma vie. Leah en ferait-elle partie ? Une semaine auparavant, j’aurais jugé cette perspective plus qu’horrifiante. Je ne l’aurais pas supportée. Aujourd’hui, je connaissais mieux Leah. Soulagée de sa perpétuelle souffrance, elle n’était plus le même loup. Plus la même fille.
Nous dévorâmes jusqu’à satiété.
Plus tard, elle me remercia tout en s’essuyant le museau et les pattes sur l’herbe humide. Je ne me donnai pas cette peine – il s’était mis à bruiner, et nous allions devoir traverser la rivière pour réintégrer le territoire des Cullen. Cela suffirait à me laver.
Ta façon de penser n’est pas si mal, ajouta-t-elle.
Tou
t le plaisir a été pour moi.
Seth se traînait quand nous atteignîmes le périmètre. Je lui dis d’aller dormir, que Leah et moi prendrions la relève. Son esprit s’enfonça dans l’inconscient en quelques secondes à peine.
Tu retournes chez les buveurs de sang ?
Peut-être.
C’est dur pour toi, là-bas. Mais dur aussi de rester éloigné. Je connais ça.
Tu sais, Leah, tu devrais réfléchir un peu à ton avenir, à ce que tu as vraiment envie de faire. Ma tête ne sera pas l’endroit le plus joyeux du monde. Tu seras contrainte de souffrir avec moi.
Pas très alléchant, admit-elle après quelques secondes de réflexion. Franchement, il sera quand même plus simple d’affronter ta douleur que la mienne.
Je comprends.
J’ai conscience que tu vas vivre de sales moments, Jacob. Je le devine, plus que tu ne le soupçonnes, sans doute. Je n’apprécie pas Bella, mais… elle est ton Sam. Elle représente tout ce que tu désires et tout ce que tu ne peux obtenir.
Je fus incapable de lui répondre.
Pour toi, c’est pire, cependant. Au moins, Sam est heureux. Au moins, il est vivant et bien portant. Je l’aime assez pour le lui souhaiter. Je veux ce qu’il y a de mieux pour lui. Simplement, je n’ai pas envie d’en être témoin.
Sommes-nous obligés d’en parler ?
À mon avis, oui. Parce que je tiens à te dire que je n’aggraverai pas les choses. Si ça se trouve, même, je te soulagerai. Je ne suis pas une mégère dénuée de compassion. J’étais plutôt sympa, avant.
Ma mémoire ne remonte pas aussi loin.
Nous rîmes.
Je suis désolée pour toi, Jacob. Désolée que tu aies mal. Désolée si ça ne s’arrange pas.
Merci.
Elle repensa au pire – les images sombres accumulées dans mon esprit – tandis que j’essayais de ne pas l’écouter, sans beaucoup de succès d’ailleurs. Elle parvint à les contempler en prenant de la distance, sous un autre angle, et je fus forcé de reconnaître que c’était secourable. En effet, je me dis que, d’ici quelques années, j’arriverais peut-être à les appréhender selon sa perspective.
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