Je remarquai que Jacob croisait les bras sur son torse avec autant de force qu’Edward emprisonnait ma taille des siens. Ses sourcils épais formaient une ligne continue au-dessus de ses prunelles profondément enfoncées dans leurs orbites.
Renesmée s’était transformée de cellule en bébé en quelques semaines seulement. Elle semblait bien partie pour pouvoir marcher deux jours après être née. À ce rythme-là… Mon esprit de vampire n’eut aucun mal à calculer l’horreur de ce que cela supposait.
— Que faisons-nous ? murmurai-je, horrifiée.
— Je n’en sais rien, répondit Edward, tendu, en comprenant parfaitement ce que j’entendais par cette question.
— Ça ralentit, marmonna Jacob entre ses dents.
— Quelques jours de mesure supplémentaires nous seront nécessaires pour le vérifier, tempéra Carlisle. Je ne peux rien promettre.
— Hier, elle a pris cinq centimètres. C’est moins, aujourd’hui.
— Sauf erreur de ma part, un soixante-dix, confirma le médecin.
— Tâchez d’éviter les erreurs, répliqua Jacob, presque menaçant.
Rosalie se raidit.
— Je suis le plus professionnel possible, tu le sais.
— Oui, maugréa mon ami. Inutile d’en demander plus.
Une fois encore, l’irritation m’envahit. J’avais l’impression que Jacob me volait mes répliques et, de plus, qu’il les prononçait mal. Renesmée avait l’air agacée elle aussi. Elle se tortilla et tendit une main impérieuse vers Rosalie, qui se pencha pour que la petite puisse toucher son visage. Au bout d’une seconde, Rose poussa un soupir.
— Que veut-elle ? s’enquit Jacob, me volant une fois encore ma réplique.
— Bella, bien sûr, répondit Rosalie.
Ces paroles me réchauffèrent un peu le cœur.
— Comment te sens-tu ? me lança ma belle-sœur.
— Soucieuse, avouai-je.
— Comme nous tous. Mais ce n’est pas ce à quoi je pensais.
— Je me contrôle.
La soif était en dernière position sur la liste de mes inquiétudes, à présent. Et puis, Renesmée sentait bon d’une façon qui n’évoquait en rien un repas potentiel. Jacob se mordit la lèvre mais n’esquissa aucun geste pour empêcher Rosalie de me donner l’enfant. Jasper et Edward se rapprochèrent, sans plus. Je sentis à quel point Rose était tendue, et je me demandai quelle impression Jasper avait du salon. À moins qu’il ne soit si focalisé sur moi qu’il ne perçoive pas les humeurs des autres ?
Renesmée brandit ses menottes quand je la pris, et un sourire éblouissant illumina ses traits. Elle se blottit dans mes bras comme dans un nid, à croire qu’ils avaient été conçus pour la tenir. Aussitôt, elle posa sa petite main chaude contre ma joue.
Bien que je m’y sois préparée, je retins un hoquet quand elle fit défiler sa mémoire dans ma tête, à l’instar d’une vision lumineuse, bigarrée, translucide. Elle se rappelait que j’avais chargé Jacob sur la pelouse de devant, et que Seth s’était interposé. La scène était d’une clarté totale. La gracieuse prédatrice qui bondissait sur sa proie, telle la flèche d’un arc, ne me ressemblait pas, à mes yeux. Il ne pouvait s’agir que de quelqu’un d’autre. Cela amoindrit un tantinet mon sentiment de culpabilité, surtout que Jacob se tenait là, sans défense, les mains levées mais qui ne tremblaient pas.
En lisant les pensées de Renesmée, Edward partit d’un petit rire. Puis, lui comme moi, nous tressaillîmes lorsque les os de Seth craquèrent. Sans cesser de sourire, Renesmée fixa son intérêt sur Jacob, cependant que se déroulait la pagaille des événements suivants. Ce souvenir me donna l’impression de découvrir une Renesmée moins protectrice que possessive envers mon ami. J’eus le très net sentiment qu’elle était heureuse que Seth se soit immiscé dans la bagarre. Elle ne voulait pas que Jacob fût blessé. Il était à elle.
— Génial ! marmonnai-je. Il ne manquait plus que ça !
— C’est seulement parce qu’il a meilleur goût que nous autres, me rassura Edward, très agacé lui aussi.
— Je t’avais bien dit qu’elle m’appréciait, lança Jacob, moqueur, depuis le côté opposé de la pièce, le regard vrillé sur Renesmée.
Sa plaisanterie sonna creux, cependant, tant il était encore sur le qui-vive.
Ma fille me tapota impatiemment la joue, exigeant mon attention. Encore des souvenirs : Rosalie brossant doucement chacune de ses boucles, ce qu’elle avait trouvé agréable ; Carlisle et son mètre mesureur, qui lui demandait de se tenir droite et de ne pas bouger, ce qui la laissait de marbre.
— On dirait bien qu’elle a l’intention de ne rien t’épargner, commenta Edward.
Au souvenir suivant, je fronçai les narines. L’odeur émanant d’un drôle de biberon métallique, assez dur pour résister aux coups de dent, alluma une flamme dans ma gorge. Ouille !
Soudain, je me retrouvai privée de Renesmée, les bras repliés dans le dos. Je ne tentai pas d’échapper à la poigne de Jasper. Simplement, je regardai le visage effaré d’Edward.
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
Edward observa son frère, puis moi.
— Elle se rappelait avoir eu soif ! murmura-t-il en fronçant les sourcils. Elle évoquait le goût du sang humain.
Jasper raffermit sa prise. Je notai vaguement que la position n’était pas pénible, encore moins douloureuse, contrairement à ce qui se serait passé pour un humain. Elle était juste irritante. Bien que certaine de pouvoir m’échapper, je ne bronchai pas.
— Oui, reconnus-je. Et alors ?
Au bout d’un moment, Edward se détendit. Il eut un rire bref.
— Et alors, rien, apparemment. Cette fois, c’est moi qui ai eu une réaction outrée. Lâche-la, Jasper.
Ce dernier s’exécuta, et je réclamai immédiatement qu’on me rende ma fille, ce que fit Edward, sans hésiter.
— Je n’y comprends rien, dit Jasper. C’est insupportable.
Sous mes yeux surpris, il sortit à grands pas par la porte de derrière. Leah s’écarta très largement, tandis qu’il fonçait jusqu’à la rivière et la traversait d’un bond. Renesmée effleura mon cou, rejouant tout de suite la scène de ce départ. Je sentis que, comme moi, elle s’interrogeait sur sa signification. J’avais à présent surmonté le choc de son don si particulier ; il paraissait être une part entière d’elle, presque naturel. À présent que, moi aussi, j’étais un être fantastique, je ne serais peut-être plus jamais sceptique. N’empêche… qu’avait Jasper ?
— Il reviendra, dit Edward (à moi ou à Renesmée). Il a seulement besoin d’être seul afin de revoir sa façon d’envisager la vie.
Il avait du mal à ne pas céder à une certaine hilarité. Cette fois, ce fut un souvenir humain qui m’apparut, celui d’Edward affirmant que Jasper se sentirait mieux par rapport à lui-même si j’avais du mal à m’habituer à mon nouvel état, suite à ma transformation. Cette phrase avait été prononcée lors d’une discussion portant sur le nombre de malheureux que je tuerais lors de ma première année en tant que jeune vampire.
— M’en veut-il ? chuchotai-je.
— Non ! s’exclama Edward. Pourquoi le devrait-il ?
— Qu’est-ce qu’il a, dans ce cas ?
— C’est contre lui qu’il est fâché, Bella, pas contre toi. Il s’inquiète au sujet de… des prédictions qui s’accomplissent pour peu qu’on les mentionne, en quelque sorte.
— Comment ça ? s’enquit Carlisle, précédant ma propre question.
— Il se demande si la folie des nouveau-nés a toujours été aussi pénible qu’on a bien voulu le croire ou si, à condition de le vouloir, n’importe qui aurait pu se débrouiller aussi bien que Bella. Il a peut-être du mal à l’accepter, parce que, pour lui, le phénomène est naturel et inéluctable. S’il avait plus confiance en lui, il le comprendrait mieux, sans doute. Bella l’oblige à remettre en question des convictions inébranlables.
— Mais c’est injuste ! protesta Carlisle. Tout le monde est différent. Chacun affronte ses p
ropres défis. Si ça se trouve, l’attitude de Bella dépasse la seule nature. Son don consiste en cela, peut-être.
La surprise me pétrifia. Sentant mon changement de comportement, Renesmée me caressa le menton ; se sou venant de la dernière seconde écoulée, elle s’interrogea sur son sens.
— Voilà une théorie plutôt intéressante et assez plausible, commenta Edward.
L’espace d’un bref instant, je fus déçue. Ainsi, pas de visions magiques, pas d’aptitudes guerrières formidables, comme lancer des éclairs à partir de mes yeux, ou je ne sais quoi ? Rien d’utile, rien de cool ? Puis je pris la mesure de ce que ce superpouvoir pouvait signifier, dès lors qu’il consistait en un contrôle de soi exceptionnel. Et d’une, j’avais enfin un don moi aussi. C’était mieux que rien. Et de deux, bien plus essentiel, j’étais du coup en mesure d’éviter ce que je redoutais le plus.
Et si je n’avais pas à être un vampire nouveau-né ? Pas dans le sens machine à tuer du terme, s’entend ? Si j’étais capable de m’intégrer à la vie des Cullen dès mon premier jour ? Si nous n’étions plus obligés de nous cacher dans un endroit retiré pendant un an, le temps que je « grandisse » ? Si, comme Carlisle, je n’avais jamais à tuer un humain ? Si j’avais le pouvoir d’être un bon vampire, dès le départ ?
Je pourrais voir Charlie.
Malheureusement, la réalité vint gâcher mes espérances. Il m’était impossible de croiser Charlie tout de suite. Mes yeux, ma voix, mon visage sans défaut. Que lui raconterais-je ? Par quoi commencerais-je, même ? J’étais assez contente d’avoir un prétexte pour reculer notre rencontre. J’avais beau ne pas vouloir effacer mon père de mon existence, la perspective de ces premières retrouvailles me terrifiait – sa réaction devant mon apparence, sa frayeur, ce qu’il allait inventer comme explication.
J’étais assez froussarde pour attendre un an, le temps que mes prunelles aient refroidi. Et moi qui avais cru que je serais débarrassée de toute peur une fois devenue indestructible !
— As-tu déjà vu un tel contrôle de soi ? demanda Edward à Carlisle. Penses-tu qu’il s’agit d’un réel talent chez Bella ou seulement du résultat de sa préparation ?
— Cela ressemble un peu à ce que Siobhan a toujours fait, même si elle ne l’appellerait pas ainsi.
— Cette amie d’Irlande ? lança Rosalie. J’ignorais qu’elle était spéciale. Je croyais que c’était Maggie, la fille douée.
— Siobhan partage cet avis. Pourtant, la façon qu’elle a de se fixer des buts puis de… de les forcer, presque, à se concrétiser… Elle considère cela comme un bon sens de l’organisation, mais j’ai toujours jugé qu’il y avait quelque chose de plus, là-dedans. Comme quand elle a intégré Maggie au clan, par exemple. Liam n’était pas du tout d’accord, il défendait son territoire. Pourtant, Siobhan l’a voulu, et cela s’est fait.
Edward, Carlisle et Rosalie s’installèrent dans des fauteuils pour poursuivre leur conversation. Jacob s’affala près de Seth, protecteur, l’air de s’ennuyer à périr. Vu la manière dont ses paupières tombaient, j’en déduisis qu’il ne tarderait pas à s’endormir. Je les écoutai distraitement, sollicitée par Renesmée qui, ses yeux vrillés sur les miens, me racontait toujours sa journée.
Postée près de la baie vitrée, je la berçais mécaniquement. J’étais debout, et je me rendis compte que les autres n’avaient aucune raison de s’asseoir. En effet, ma position était confortable, aussi reposante que si j’avais été étendue sur un lit. Je savais que j’étais capable de rester ainsi pendant une semaine sans broncher, sans pour autant ressentir la moindre ankylose. Ils devaient se comporter comme ça à force d’habitude. Les humains n’auraient pas manqué de s’interroger sur quelqu’un qui restait des heures debout sans même faire porter son poids d’un pied sur l’autre. Rosalie alla jusqu’à passer ses doigts dans ses cheveux, et Carlisle croisa les jambes. Gestes infimes qui les empêchaient d’être trop figés, trop vampires. Il faudrait que je prenne exemple sur eux et m’entraîne. Aussitôt, je changeai d’appui, de la jambe droite à la gauche… et me sentis bête.
Ou alors, c’était une manière de m’offrir un peu d’intimité avec ma fille, autant de solitude que l’autorisaient leurs règles de sécurité. Renesmée cita la moindre minute de ce qui lui était arrivé. Au regard de ses récits, j’eus l’impression qu’elle voulait autant que moi que j’en apprenne un maximum sur elle. Elle s’inquiétait de ce que j’avais pu louper, comme les moineaux qui avaient sautillé de plus en plus près d’elle, alors qu’elle était dans les bras de Jacob, à côté d’une des grandes ciguës. Les oiseaux refusaient de s’approcher de Rosalie. Il y avait aussi la chose blanche absolument répugnante – de la bouillie pour bébé – que Carlisle avait mise dans son bol ; ça sentait la vieille crasse. Et la chanson qu’Edward lui avait fredonnée, si merveilleuse que Renesmée me la joua deux fois de suite. Je fus étonnée de me découvrir en arrière-plan de ces souvenirs, complètement immobile et encore cabossée. Me rappelant ce que j’avais enduré à ces moments-là, la brûlure atroce, je frissonnai.
Au bout d’une heure – les autres discutaient toujours, Seth et Jacob ronflaient à l’unisson sur le divan –, les images envoyées par l’enfant commencèrent à ralentir. Peu à peu, elles perdirent de leur netteté, s’interrompirent avant d’avoir atteint leur conclusion. Inquiète, j’allais interpeller Edward, quand Renesmée cligna des yeux, les ferma et bâilla, ses lèvres charnues formant un O. Sa menotte retomba, et elle s’enfonça dans le sommeil. Ses paupières étaient du lavande pâle des nuages à l’aurore. Prenant soin de ne pas la réveiller, je m’emparai de sa main et la portai à ma joue, poussée par la curiosité. D’abord, je ne distinguai rien ; au bout de quelques minutes cependant, des éclats bigarrés pareils à des poignées de papillons s’éparpillèrent dans ses pensées.
Fascinée, j’assistai à ses rêves. Ils n’avaient aucune logique définie, n’étaient constitués que de couleurs, de silhouettes et de visages. Le mien – tant l’humain, hideux, que l’immortel, radieux – revenait souvent, ce qui me ravit, plus souvent même que ceux d’Edward ou de Rosalie. J’étais à égalité avec Jacob. Je m’efforçai d’étouffer une bouffée de jalousie.
Pour la première fois, je compris comment Edward avait pu consacrer des nuits entières à me contempler, rien que pour m’entendre divaguer dans mon sommeil. J’aurais pu regarder Renesmée rêver indéfiniment.
— Enfin ! lança soudain Edward en se retournant vers la fenêtre.
Ramenée à la réalité, je l’imitai. Dehors, la nuit était tombée, mauve sombre, ce qui ne m’empêchait cependant pas de voir aussi loin qu’en plein jour. L’obscurité ne cachait rien, les choses avaient juste changé de couleur.
Leah, toujours aussi furibonde, se leva pour s’enfoncer dans les bois, au moment où Alice apparaissait, sur la berge opposée de la rivière. Se balançant à une branche comme une trapéziste, elle s’élança gracieusement au-dessus de l’eau. Esmé se contenta d’un saut plus traditionnel, tandis qu’Emmett fonçait droit devant en provoquant de tels geysers que les fenêtres en furent éclaboussées. À ma grande surprise, Jasper les suivait. Son bond fut plus retenu que celui des autres, presque subtil.
Alice arborait un immense sourire qui, bizarrement, m’était familier. Brusquement, tout le monde se mit à me sourire, d’ailleurs – Esmé avec douceur, Emmett avec enthousiasme, Rosalie avec une certaine arrogance, Carlisle avec indulgence, Edward avec impatience. Alice déboula dans la pièce la première, à la limite de trépigner, main tendue devant elle. Sa paume recelait une clé en laiton à laquelle était accroché un nœud en satin rose surdimensionné. Par réflexe, je raffermis ma prise sur Renesmée de mon seul bras gauche, de façon à avancer le droit. Alice lâcha la clé dans ma main ouverte.
— Bon anniversaire ! gazouilla-t-elle.
Je levai les yeux au ciel.
— On attend une année complète avant de célébrer quoi que ce soit, lui rappelai-je.
— Oh, mais nous ne fêtons pas ton anniversaire c
omme vampire, Bella, riposta-t-elle avec satisfaction. Nous sommes le treize septembre. Tu as dix-neuf ans aujourd’hui !
24
CADEAU
— Non ! Pas question ! protestai-je en secouant la tête et en jetant un coup d’œil à l’air narquois de mon mari figé dans ses dix-sept ans. Ça ne compte pas. J’ai cessé de vieillir il y a trois jours. J’ai dix-huit ans pour l’éternité.
— Aucune importance, répliqua Alice en haussant les épaules. Que tu le veuilles ou non, c’est comme ça, alors boucle-la !
Je poussai un soupir. Inutile d’essayer de discuter avec elle. Mon renoncement étira encore son sourire.
— Es-tu prête à ouvrir ton cadeau ? reprit-elle.
— Tes cadeaux, rectifia Edward en tirant une deuxième clé de sa poche.
Celle-ci était argentée et plus longue, ornée d’un ruban bleu moins criard. Je retins un gémissement agacé. Il était évident qu’il s’agissait de la clé de la voiture « d’après ». J’aurais sans doute dû éprouver un peu plus d’enthousiasme mais, apparemment, ma transformation en vampire n’avait pas éveillé en moi une passion soudaine pour les voitures de sport.
— Le mien d’abord ! décréta Alice en tirant la langue à son frère.
— Le mien est plus près.
— Regarde un peu comment elle est habillée ! pleurnicha presque Alice. Ça me tue ! Il est clair qu’il s’agit d’une priorité.
Je sursautai. Comment une clé allait-elle changer ma tenue ? Ma belle-sœur m’avait-elle acheté une valise pleine de nouveaux vêtements ?
— J’ai une idée ! enchaîna-t-elle. Je te la joue à caillou, ciseaux, papier.
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