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RÉVÉLATION

Page 44

by Stephenie Meyer


  Toc, toc, toc.

  J’inhalai profondément pour ce qui était la dernière fois, peut-être. Renesmée se blottit dans mes bras et cacha son visage dans mes cheveux.

  Carlisle alla ouvrir. Sa tension céda la place à une expression avenante.

  — Bonjour, Charlie ! le salua-t-il.

  — Carlisle, répondit mon père avec raideur. Où est Bella ?

  — Ici, papa !

  Pouah ! Ma voix n’était pas la bonne. En plus, je venais de gâcher mes réserves d’air. Je me dépêchai de réapprovisionner mes stocks, heureuse que l’odeur humaine n’ait pas encore saturé l’atmosphère de la maison. Le visage interdit de Charlie me fit comprendre à quel point mes intonations le déroutaient. Ses yeux se posèrent sur moi et s’écarquillèrent. Les émotions défilèrent sur ses traits : choc, incrédulité, chagrin, peur, colère, soupçon, chagrin encore.

  Je me mordis la lèvre, une drôle de sensation. Mes nouvelles dents entamaient plus ma peau granitique que ne l’avaient fait mes dents sur mes chairs molles quand j’avais été humaine.

  — C’est bien toi, Bella ? murmura mon père.

  — Oui, répondis-je en tressaillant au son argentin de mon timbre. Salut, papa.

  Il respira profondément.

  — Coucou, Charlie, lança Jacob depuis son coin. Comment va ?

  Mon père le fusilla du regard, frissonna, puis revint à moi, inquisiteur. Lentement, il traversa la pièce, jusqu’à se trouver à quelques pas du canapé. Il lança un coup d’œil accusateur à Edward. La chaleur qui émanait de son corps me frappait à chaque battement de son cœur.

  — Bella ? répéta-t-il.

  — C’est moi, je te le jure, dis-je en m’efforçant de parler d’une voix plus grave, moins chantante.

  Il serra les mâchoires.

  — Je suis navrée, papa.

  — Tu vas bien ?

  — Très bien. J’ai une santé de fer, maintenant.

  C’en était fini de mon oxygène.

  — Jake m’a dit que cela était… nécessaire. Que tu avais failli mourir.

  Il avait prononcé ces paroles comme s’il n’y croyait pas un instant. Me préparant, concentrée sur la tiédeur de Renesmée, appuyée contre Edward, j’aspirai un grand coup.

  L’arôme de Charlie fut comme un lance-flammes. Cependant, la douleur fut moins féroce que le désir. Charlie sentait encore meilleur que tout ce que j’aurais pu imaginer. Aussi attirant ait été le parfum des randonneurs dans les bois, celui de mon père était doublement captivant. De plus, il n’était qu’à quelques pas de moi, dégoulinant d’une chaleur et d’une humidité appétissantes.

  Toutefois, je ne chassais pas, et il s’agissait de mon père.

  Edward me pressa l’épaule pour me montrer sa compassion, et Jacob m’adressa un regard d’excuse. Je tâchai de me ressaisir et d’ignorer la force et la douleur de la soif. Charlie attendait ma réponse.

  — Jacob a dit la vérité.

  — Eh bien, grommela Charlie, au moins un parmi vous qui ne m’aura pas menti.

  J’espérais qu’il saurait voir au-delà de ma nouvelle apparence à quel point le remords me rongeait. Sous le voile de mes cheveux, Renesmée huma l’odeur de Charlie. Je renforçai ma prise autour d’elle. Ayant remarqué mon coup d’œil, mon père découvrit l’enfant, et sa colère s’évanouit aussitôt.

  — Oh ! marmonna-t-il. La voici, donc. L’orpheline que vous adoptez.

  — Ma nièce, mentit Edward.

  La ressemblance entre Renesmée et lui était trop évidente pour qu’on l’ignorât. Mieux valait prétendre à un lien sanguin quelconque.

  — Je croyais que ta famille était morte, répliqua Charlie, de nouveau accusateur.

  — Mes parents. Mon frère aîné a été recueilli par des gens, lui aussi. Je ne l’ai jamais revu. Le tribunal m’a localisé quand lui et sa femme ont péri dans un accident de voiture, laissant cette petite seule au monde.

  Il était doué. Ses intonations étaient égales, avec ce qu’il fallait d’innocence. Il faudrait que je m’entraîne à cela également. Renesmée risqua un regard tout en reniflant. Elle observa Charlie avec timidité, puis se cacha de nouveau.

  — Elle est… elle… c’est une beauté.

  — Oui, convint Edward.

  — Une sacrée responsabilité, non ? Vous venez juste de vous marier.

  — Avions-nous le choix ? objecta Edward en caressant la joue de Renesmée (ses doigts s’attardèrent sur sa bouche, rappel de leur accord). Vous auriez refusé, vous ?

  — Humph ! Jake m’a dit qu’elle s’appelle Nessie.

  — Non, ripostai-je, d’un ton un peu trop cinglant. Son vrai nom, c’est Renesmée.

  — Et toi, Bella, comment envisages-tu cela ? Carlisle et Esmé pourraient sans doute…

  — Elle est à moi, le coupai-je. Je la veux.

  Charlie fronça les sourcils.

  — Et faire de moi un papi alors que je suis encore jeune ?

  — Carlisle est également devenu grand-père, s’amusa Edward.

  Charlie adressa un regard incrédule au médecin, toujours debout près de la porte. Il ressemblait au jeune frère de Zeus… en plus beau.

  — Ça ne me console pas, rigola Charlie après s’être ébroué. Mais elle est supermignonne, ajouta-t-il en contemplant Renesmée.

  Son haleine tiède envahit l’espace qui nous séparait. Se tendant vers l’odeur, l’enfant écarta mes cheveux et le fixa droit dans les yeux pour la première fois. Charlie retint son souffle. Je compris ce qu’il voyait. Une réplique exacte de mes yeux – des siens aussi – dans ce visage parfait. Il se mit à respirer à petits coups nerveux. Ses lèvres tremblèrent, et il compta en silence, essayant de transformer un mois en neuf, s’efforçant de donner un sens à la preuve qui se trouvait devant lui. En vain.

  Se levant, Jacob vint lui tapoter le dos. Il lui chuchota quelque chose à l’oreille, ce que nous entendîmes tous, sans que mon père s’en doute.

  — Secret trop gros pour vous, Charlie, mais ce n’est rien de dramatique, je vous le promets.

  Charlie hocha la tête en avalant sa salive. Puis ses yeux lancèrent des éclairs, et il se planta devant Edward, poings sur les hanches.

  — Si je ne tiens pas à tout savoir, j’en ai assez des mystères ! déclara-t-il.

  — Je suis désolé, répondit calmement l’interpellé. La vérité compte moins que l’histoire officielle, cependant, si vous souhaitez partager notre secret. L’idée est de protéger Bella et Renesmée, ainsi que nous autres. Êtes-vous en mesure de mentir pour elles ?

  Dans la pièce, tous s’étaient mués en statues. Je croisai les jambes. Charlie bougonna, puis se tourna vers moi.

  — Tu aurais pu m’avertir, Bella.

  — Cela aurait-il facilité les choses ?

  Il se renfrogna avant de s’agenouiller devant moi. Les pulsations de son sang dans son cou, sous la peau, m’étaient parfaitement visibles. Leur chaude vibration me parvenait. Ainsi qu’à Renesmée. En souriant, elle tendit sa paume rose dans sa direction. Je retins la menotte. Elle pressa son autre main sur ma gorge, et je perçus sa soif, sa curiosité et le visage de Charlie. Le message laissait entendre qu’elle avait très bien compris la leçon d’Edward. Elle admettait avoir soif, mais passait outre.

  — Wouah ! marmonna Charlie en découvrant la rangée de dents. Quel âge a-t-elle ?

  — Euh…

  — Trois mois, répondit Edward, avant de préciser lentement : ou plutôt, elle a la taille d’un enfant de trois mois. Par bien des aspects, elle est plus jeune, par d’autres beaucoup plus mûre.

  Délibérément, Renesmée fit un signe à mon père, qui cligna les yeux comme un dément.

  — Je vous avais bien dit qu’elle était spéciale, hein ? rigola Jacob en lui enfonçant son coude dans les côtes.

  Charlie s’écarta de lui.

  — Oh, Charlie ! maugréa Jacob. Je suis le même qu’avant. Vous n’avez qu’à faire comme si l’après-midi n’avait jamais existé.

  L’al
lusion blanchit les lèvres de mon père, qui acquiesça, toutefois.

  — Quel est ton rôle dans tout ça, Jake ? demanda-t-il. Que sait Billy ? Que fiches-tu ici ?

  Il contemplait Jacob, dont le visage resplendissait de bonheur, alors qu’il fixait Renesmée.

  — Ben… je pourrais tout vous raconter, Billy est au courant d’ailleurs, mais cela impliquerait des détails sur les loups-gar…

  — Non ! protesta mon père en se bouchant les oreilles. Tant pis, oublie !

  — ça va être super, s’esclaffa Jacob. Simplement, tâchez de ne pas croire tout ce que vous voyez.

  Charlie marmonna quelques paroles inintelligibles.

  — Géant ! brailla soudain Emmett. Allez, les Alligators !

  Jacob et Charlie sursautèrent. Nous autres nous pétrifiâmes. Puis mon père se ressaisit et regarda par-dessus son épaule.

  — La Floride gagne ? lança-t-il au géant.

  — Ils viennent de réussir un super coup, confirma Emmett. Il était grand temps que quelqu’un tire son coup, d’ailleurs, ajouta-t-il à mon intention, en plissant ses sourcils comme le méchant d’un vaudeville.

  Je retins un sifflement furieux. Devant Charlie ? Il dépassait les bornes !

  Cependant, Charlie était au-delà des insinuations sexuelles d’Emmett. Une fois encore, il respira profondément, inhalant comme s’il voulait se remplir d’air jusqu’aux orteils. Cela me fit envie. Il vacilla, contourna Jacob et se laissa tomber dans un fauteuil.

  — Eh bien, soupira-t-il, voyons si ces gars de Floride tiennent la route.

  26

  BRILLANTE

  — Je ne sais pas trop ce qu’il faut que je raconte de tout cela à Renée, dit Charlie, qui hésitait, sur le seuil.

  Il s’étira, et son estomac gargouilla.

  — Je suis d’accord, acquiesçai-je. Je ne veux pas qu’elle panique. Protégeons-la. Ces histoires ne sont pas pour les faibles.

  Ses lèvres se tordirent en un sourire réticent.

  — Je t’aurais protégée également, si j’avais été au courant. Mais tu n’as jamais été du clan des faibles, hein ?

  Je lui rendis son sourire tout en aspirant une gorgée d’air brûlant. Il tapota son estomac d’un geste distrait.

  — Nous aurons le temps d’en discuter, n’est-ce pas ?

  — Oui, assurai-je.

  Par certains aspects, ç’avait été une longue journée ; trop courte par d’autres. Charlie était en retard – il était invité à dîner chez Sue Clearwater en compagnie de Billy. Voilà qui risquait d’être une soirée un peu gênée aux entournures mais, au moins, il serait bien nourri. J’étais heureuse que quelqu’un l’empêche de mourir de faim, vu son incapacité totale à cuisiner.

  À cause de la tension, les minutes avaient paru s’étirer. La raideur dans les épaules de mon père ne s’était pas relâchée un instant. En même temps, il n’avait pas semblé pressé de partir. Il avait regardé deux matchs entiers, si absorbé par ses réflexions que les blagues suggestives d’Emmett, de plus en plus transparentes, de moins en moins en rapport avec le football, lui étaient passées complètement au-dessus de la tête. Il avait également tenu à entendre les commentaires d’après match ainsi que les nouvelles, et il ne s’était décidé à partir que quand Seth lui avait rappelé l’heure.

  — Vous comptez poser un lapin à Billy et ma mère ? lui avait-il lancé. Venez ! Bella et Nessie seront encore là demain. Allons becqueter.

  Apparemment, Charlie n’avait pas cru l’assertion du jeune homme, mais il s’était laissé emmener. Cependant, sur le point de franchir la porte, il doutait toujours. Les nuages s’estompaient, la pluie avait cessé. Le soleil ferait même une apparition, peut-être, juste avant de se coucher.

  — Jake m’a dit que vous vouliez partir à cause de moi, marmonna mon père.

  — C’était le dernier recours. Je cherchais un moyen d’agir différemment… Pourquoi crois-tu que nous sommes toujours ici ?

  — Il a affirmé que vous pourriez rester, mais seulement si j’étais assez costaud et que je me taisais.

  — Oui. Malheureusement, je ne peux te promettre que nous serons à Forks indéfiniment. La situation est très compliquée.

  — Secret trop gros, murmura-t-il.

  — Oui.

  — Si tu dois t’en aller, tu passeras me voir avant ?

  — Juré. Maintenant que tu sais juste ce que tu as à savoir, je pense que ça marchera. Je serai le plus proche de toi possible.

  Il se mordilla les lèvres, puis se pencha vers moi, bras tendus dans un geste prudent. Je transférai Renesmée, qui dormait à présent, sur mon bras gauche, serrai les dents, retins mon souffle et passai mon bras droit, très délicatement, autour de sa taille tiède et douce.

  — Ne t’éloigne pas, Bella, bougonna-t-il. Ne t’éloigne pas.

  — Je t’aime, papa.

  En frissonnant, il s’écarta.

  — Moi aussi, Bella, cela n’a pas changé, en dépit du reste. Elle te ressemble beaucoup.

  Il caressait la joue de ma fille du bout du doigt. J’affichai une décontraction que je n’éprouvais pas.

  — Plus à Edward, à mon avis, le contredis-je. Elle a hérité de tes boucles, ajoutai-je après une hésitation.

  Il regarda les cheveux de Renesmée, grogna.

  — Ouais, ça m’en a tout l’air. Pépé… Pff ! Est-ce que j’aurai le droit de la prendre un jour ?

  Sa requête me désarçonna. Comme l’enfant dormait profondément, je décidai cependant de tenter le sort jusqu’au bout. Après tout, les choses s’étaient si bien déroulées…

  — Tiens, dis-je en la lui tendant.

  Ses bras formèrent un berceau malhabile, et j’y déposai la petite. La peau de Charlie n’était pas aussi chaude que celle de Renesmée, mais cela n’empêcha pas que ma gorge me chatouilla sous l’effet du sang qui coulait dans ses veines. En revanche, mon contact lui donna la chair de poule. Je ne sus déterminer si cela était dû à ma nouvelle température ou tenait d’une réaction purement psychologique.

  — Elle est… robuste, maugréa Charlie en découvrant son poids.

  Je plissai le nez. Pour moi, elle était légère comme une plume. J’avais sans doute perdu le sens des mesures.

  — Mais c’est bien, s’empressa-t-il d’assurer en voyant mon expression. De toute façon, il va falloir qu’elle soit dure pour résister à la folie qui l’entoure. (Il la berça.) C’est le plus joli bébé qu’il m’ait été donné de voir. Plus jolie que toi, même. Désolé, mais c’est vrai.

  — J’en suis consciente.

  — Joli bébé, répéta-t-il en roucoulant presque.

  Je constatai qu’il était aussi impuissant que nous autres face à la magie de Renesmée. Il la tenait seulement depuis deux secondes qu’elle l’avait déjà envoûté.

  — M’autorises-tu à revenir demain ? demanda-t-il.

  — Bien sûr, papa. Nous ne bougerons pas.

  — Vous avez intérêt, grommela-t-il avant de se radoucir. À demain, Nessie.

  — Ah non, pas toi !

  — Quoi ?

  — Elle s’appelle Renesmée. Comme Renée et Esmé. Pas de diminutifs, s’il te plaît. (Je tâchai de me calmer sans respirer un bon coup.) Tu veux savoir quel est son deuxième prénom ?

  — Oui.

  — Carlie, avec un C. Comme Carlisle et Charlie.

  Son sourire fut si immense qu’il me déstabilisa.

  — Merci, Bella.

  — Merci à toi, papa. Tout a changé tellement vite que j’en ai encore la tête qui tourne. Si tu n’étais pas là, j’ignore comment j’affronterais ce… la réalité.

  J’avais failli dire « celle que je suis », mais ç’aurait été sans doute plus que ce qu’il était prêt à accepter. Une fois encore, son estomac se manifesta.

  — Va manger, papa. Nous serons ici demain.

  Je me rappelai les sensations de la première et malaisée immersion dans l’univers fantastique, la peur que tout ne disparaisse au lever du soleil. Charlie hocha
la tête et se força à me rendre Renesmée. Il regarda derrière moi, et ses yeux s’affolèrent un peu quand il découvrit la grande pièce claire. Tout le monde était là, sauf Jacob, qui dévalisait le réfrigérateur, dans la cuisine. Alice était paresseusement allongée sur une marche, la tête de Jasper sur les genoux ; Carlisle était plongé dans un gros ouvrage ; Esmé fredonnait tout en dessinant dans un calepin, tandis que Rosalie et Emmett érigeaient les fondations d’un immense château de cartes, sous l’escalier. Edward s’était mis au piano et jouait doucement pour lui-même. Rien n’indiquait que la journée touchait à sa fin, qu’il allait être temps de passer à table ou de s’adonner à des activités vespérales. Un changement imperceptible s’était produit. Les Cullen avaient baissé la garde – la mascarade humaine avait cédé la place, un peu, très peu, assez cependant pour que Charlie perçoive la différence.

  Il frissonna, secoua le menton, soupira.

  — À demain, Bella. Tu es plus… belle. Je m’y habituerai.

  — Merci, papa.

  Il regagna pensivement sa voiture, et je le suivis des yeux, tandis qu’il s’en allait. Ce ne fut pas avant d’avoir entendu les pneus tourner sur la route que je pris conscience que j’avais réussi. J’avais réussi à tenir des heures sans faire de mal à Charlie. Toute seule ! J’avais vraiment un superpouvoir ! Cela semblait trop beau pour être vrai. Était-il possible que je puisse à la fois profiter de ma nou velle famille et de l’ancienne ? Et dire que j’avais trouvé parfaite la journée de la veille !

  — Nom d’un chien ! murmurai-je.

  Je battis des yeux, et ma troisième paire de lentilles se désintégra. Le piano s’interrompit, les bras d’Edward s’enroulèrent autour de ma taille. Il posa son menton sur mon épaule.

  — J’allais le dire, musa-t-il.

  — J’y suis parvenue, Edward !

  — Oui. Incroyable. Tous ces soucis à propos des nouveau-nés, et toi tu franchis l’étape sans même t’en rendre compte.

 

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