RÉVÉLATION
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— J’ai l’impression qu’il y avait plus que ça, lança-t-il. Jusqu’à présent, nous n’avons guère évoqué les véritables intentions des Italiens, mais Alistair pensait qu’ils ne nous écouteraient pas, aussi percutant soit notre plaidoyer. Pour lui, ils trouveraient de toute façon un prétexte pour atteindre leurs buts.
Les vampires se dévisagèrent, mal à l’aise. L’idée que les Volturi puissent manipuler leurs sacro-saintes lois par pure avidité dérangeait. Seuls les Roumains ne bronchèrent pas, affichant un demi-sourire ironique. Ils avaient l’air de trouver amusante la manie qu’avaient leurs confrères de penser du bien de leurs ennemis héréditaires. Toute une série de discussions à voix basse s’engagèrent. Je m’attachai à l’échange des deux Roumains. Peut-être parce que le blond Vladimir ne cessait de jeter des coups d’œil dans ma direction.
— J’espère qu’Alistair a raison, marmonna Stefan à son acolyte. Quelle que soit l’issue du conflit, la rumeur se répandra. Il est temps que le monde voie les Volturi pour ce qu’ils sont devenus. Ils ne tomberont pas tant qu’il y aura des gens pour croire à leurs balivernes.
— Au moins, quand nous régnions, nous étions honnêtes, nous ! répondit Vladimir.
— Oui, nous n’avons jamais prétendu être de petits saints.
— Pour moi, l’heure est venue de la guerre. Nous ne retrouverons jamais une telle occasion, jamais de telles forces en présence.
— Rien n’est impossible. Un jour, peut-être…
— Voilà mille cinq cents ans que nous attendons, Stefan ! Or les Volturi n’ont fait que consolider leur position au fil des ans.
Vladimir me regarda derechef. Il ne sembla pas étonné quand il constata que je l’observais également.
— S’ils sortent vainqueurs de cette confrontation, reprit-il, ils repartiront encore plus puissants qu’avant. Chaque nouvelle conquête les conforte dans leurs droits. Pense à ce que ce jeune vampire (il me désigna du menton) pourrait leur apporter, alors qu’elle découvre tout juste son talent. Il y a aussi le manipulateur des éléments.
Vladimir indiqua d’un signe de tête Benjamin, qui se raidit. À présent, presque tout le monde écoutait les Roumains.
— Avec leurs jumeaux en sorcellerie, enchaîna-t-il, ils n’auront pas besoin de l’illusionniste ou de la centrale électrique.
Ses prunelles se posèrent sur Zafrina puis Kate.
— Non plus que de celui qui lit dans les esprits, renchérit Stefan en fixant Edward. Tu as raison, ils auraient beaucoup à gagner, en cas de victoire.
— Plus que ce que nous pouvons leur permettre d’avoir, tu n’es pas d’accord ?
— Je suis bien obligé, soupira Stefan. Or, cela signifie…
— Que nous devons nous battre contre eux, tant qu’il y a un espoir.
— Il suffirait que nous les amputions, que nous les fragilisions…
— Et, un jour, d’autres achèveraient le travail.
— Alors, notre longue vendetta serait récompensée. Enfin.
Ils se dévisagèrent un instant, puis murmurèrent d’une seule voix :
— C’est la seule solution.
— Donc, nous combattrons, dit Stefan.
— Oui, acquiesça Vladimir.
Bien qu’ils soient partagés entre leur instinct de survie et leur désir de vengeance, ils échangèrent un sourire plein d’espoir et d’impatience. Leur décision était sans doute une bonne chose ; à l’instar d’Alistair, j’étais persuadée qu’il serait impossible d’éviter le conflit. Auquel cas, deux vampires supplémentaires prêts à se ranger à nos côtés ne pouvaient qu’être utiles. Néanmoins, leur prise de position déclencha mes frissons.
— Nous aussi, annonça alors Tia, d’une voix encore plus solennelle que d’ordinaire. Nous estimons que les Volturi outrepassent les droits que leur confère leur autorité. Nous n’avons aucune envie de leur appartenir.
Ses prunelles s’attardèrent sur son amant. Benjamin sourit et jeta un coup d’œil facétieux aux Roumains.
— Puisque, apparemment, je suis une marchandise de prix, il faudra que je défende ma liberté, déclara-t-il.
— Ce ne sera pas la première fois que je me bats pour échapper à la férule d’un roi, plaisanta Garrett en s’approchant du jeune homme pour lui assener une claque sur l’épaule. À bas l’oppression !
— Nous soutiendrons Carlisle, intervint Tanya à son tour. Nous lutterons s’il le faut.
L’annonce des Roumains semblait avoir provoqué chez les autres le désir d’afficher leur opinion.
— Nous n’avons encore rien décidé, dit Peter.
Il contempla sa compagne, Charlotte, qui arborait une moue mécontente. J’eus pourtant l’impression qu’elle savait déjà ce qu’elle ferait. Mais quoi ?
— Pareil pour moi, renchérit Randall.
— Et moi, reconnut Mary.
— La meute se battra avec les Cullen, intervint Jacob. Nous n’avons pas peur des vampires, précisa-t-il avec un sourire narquois.
— Pauvres enfants ! marmonna Peter.
— Des bébés, oui ! rectifia Randall.
Jacob rit jaune.
— Eh bien, j’en suis, décréta Maggie en se libérant de Siobhan, qui la retenait d’une main. La vérité est du côté de Carlisle, j’en suis convaincue.
Siobhan posa un regard soucieux sur le plus jeune membre de son clan. Ignorant la soudaine solennité qu’avait prise la réunion, elle s’adressa à mon beau-père d’une voix douce :
— Je ne veux pas que cette entrevue tourne à la bagarre, Carlisle.
— Moi non plus, tu le sais. Tu devrais peut-être t’arranger pour que cela n’arrive pas.
— ça ne servira à rien, répondit-elle.
Je me souvins de la discussion entre Rose et Carlisle à propos du chef des Irlandais. Carlisle pensait qu’elle avait le don subtil mais puissant d’influencer le cours des événements selon sa volonté. Toutefois, elle-même n’y croyait pas.
— Ça ne peut pas faire de mal, répliqua-t-il.
— Parce qu’il suffirait que je visualise l’issue que je désire ? se moqua-t-elle en levant les yeux au ciel.
— Si tu n’as rien contre, oui ! s’esclaffa ouvertement Carlisle.
— Alors, inutile que ma tribu prenne une position officielle, non ? Puisque la bagarre ne se produira pas.
Sur ce, Siobhan attira Maggie à elle. Liam, silencieux, n’affichait aucune expression particulière. Les autres paraissaient surpris par l’échange de plaisanteries entre Carlisle et Siobhan, qui mit d’ailleurs fin aux échanges quelque peu théâtraux de la soirée. L’assistance se dispersa lentement, qui pour chasser, qui pour tuer le temps à l’aide des livres de Carlisle, de la télévision ou des ordinateurs. Edward, Renesmée et moi partîmes en chasse. Jacob se joignit à nous.
— Imbéciles de sangsues ! grommela-t-il en sortant. Ils se prennent pour qui, ces vampires ?
— Et ils seront choqués en découvrant que les « bébés » leur auront sauvé la vie, hein ? railla Edward.
En souriant, Jake lui donna une bourrade.
— Oh que oui !
Ce n’était pas notre dernière chasse. Il y en aurait une autre, peu de temps avant l’arrivée des Volturi. Cette date n’étant pas très précise, nous envisagions de camper quelques nuits dans la grande clairière qui servait de terrain de base-ball aux Cullen. Nous savions seulement que l’expédition punitive serait ici quand la neige tiendrait. Nous ne souhaitions pas que les Italiens s’approchent trop de Forks, et Démétri nous localiserait, où que nous soyons. Il chercherait sans doute Edward, puisqu’il était impuissant face à moi.
Tout en chassant, je songeai au traqueur, indifférente à ma proie ou aux flocons qui étaient enfin apparus et virevoltaient dans l’air mais semblaient fondre avant de toucher le sol. Démétri s’apercevrait-il qu’il était incapable de me localiser ? Si oui, comment réagirait-il ? Et Aro ? À moins qu’Edward ne se trompe. Si ça se trouvait, je ne résistais pas à certaines influences, et mon bouclier n’était
pas complètement imperméable. Tout ce qui était extérieur à moi risquait d’être vulnérable, ouvert à ce que Jasper, Alice et Benjamin étaient en mesure de provoquer. Le talent de Démétri fonctionnait peut-être comme le leur.
Soudain, une idée me traversa l’esprit, qui me figea sur place. Je laissai tomber l’élan à moitié vidé de son sang que je tenais. Les flocons se dissolvaient à quelques centimètres de son cadavre encore chaud. Je regardai sans les voir mes mains ensanglantées. Remarquant mon attitude, Edward se précipita vers moi en abandonnant également son gibier.
— Que se passe-t-il ? me demanda-t-il à voix basse en scrutant la forêt alentour, en quête de ce qui avait déclenché ma réaction.
— Renesmée, haletai-je.
— Elle se trouve juste derrière ces arbres, me rassura-t-il. Avec Jacob. Tout va bien.
— Ce n’est pas ça. Je pensais à mon bouclier. Tu crois vraiment qu’il vaut quelque chose, qu’il servira ? Les autres espèrent que je serai en mesure de protéger Zafrina et Benjamin, même si ce n’est que par à-coups de quelques secondes. Mais si c’était une erreur ? Si votre confiance provoquait notre échec ?
Je frisais l’hystérie, tout en réussissant à garder le contrôle de mon corps, parce que je ne désirais pas affoler ma fille.
— Mais qu’est-ce qui te prend, Bella ? Il est merveilleux que tu puisses te défendre, et personne ne s’attend à ce que tu sois responsable des autres. Arrête de t’angoisser pour rien.
— Et si j’étais impuissante ? chuchotai-je. Je ne suis pas douée. Mes résultats sont inégaux, erratiques. Une fois, ça marche, une fois non. Si ça se trouve, Alec y sera insensible.
— Chut ! Ne panique pas. Et ne te soucie pas d’Alec. Son talent n’est pas différent de ceux de Jane ou Zafrina. Ce n’est qu’une illusion. Il n’est pas plus capable que moi de pénétrer ton esprit.
— Mais pas Renesmée ! ça m’a paru tellement naturel que je n’y ai pas accordé beaucoup d’importance. Ç’a toujours été en elle. N’empêche, elle parvient à implanter ses idées dans ma tête comme dans celle de tout le monde. Mon bouclier n’est pas étanche, Edward !
Désespérée, je le regardai, attendant qu’il acquiesce à mon affreuse révélation. Ses lèvres étaient pincées, comme s’il réfléchissait à la façon d’exprimer une idée. Ses traits, en revanche, étaient parfaitement détendus.
— Toi, tu as songé à tout ça il y a longtemps, hein ? repris-je, avec l’impression d’être une idiote.
Il opina, un vague sourire à la bouche.
— Dès la première fois qu’elle t’a touchée.
Je soupirai, effarée par ma propre stupidité. Néanmoins, la sérénité d’Edward m’avait un peu calmée.
— Et cela ne t’inquiète pas plus que ça ? demandai-je. Tu n’estimes pas que c’est un problème ?
— J’ai deux théories à ce sujet, l’une plus plausible que l’autre.
— Donne-moi la douteuse en premier.
— Elle est ta fille. Génétiquement, elle tient de toi pour moitié. Tu te souviens ? Je me moquais de toi en te disant que ton esprit était sur une fréquence différente des nôtres. Elle est peut-être branchée sur la même.
— Sauf que tu lis dans ses pensées, objectai-je. Comme tout le monde, d’ailleurs. Et si Alec fonctionnait lui aussi sur une autre longueur d’onde ? S’il…
Il posa un doigt sur mes lèvres.
— J’y ai pensé. Ce qui explique pourquoi ma seconde théorie me paraît plus crédible.
Serrant les dents, je patientai.
— Te rappelles-tu ce que Carlisle a dit de Renesmée, juste après qu’elle t’a montré son premier souvenir ?
— Qu’elle représentait une évolution intéressante. Comme si elle faisait le contraire exact de toi.
— Oui, et ça m’a amené à me poser des questions. Imagine qu’elle ait hérité de ton don et qu’elle l’ait également déformé ?
Je réfléchis.
— Tu tiens les autres à distance de ton esprit, reprit-il.
— Et elle, elle ouvrirait le sien à tous ?
— Oui. Si elle est en mesure de pénétrer ton cerveau, je doute qu’il existe un bouclier au monde susceptible de l’en empêcher. Or cela va nous aider. D’après ce que nous avons vu, la véracité de ses pensées est indiscutable, dès lors qu’elle a décidé de les montrer. À mon avis, personne n’est capable de l’empêcher de les exposer si elle est suffisamment proche. Pour peu qu’Aro lui permette de s’expliquer…
Imaginer ma fille aussi près des pupilles laiteuses et avides du Volturi me fit trembler.
— … rien ne pourra empêcher Aro de découvrir la vérité, conclut Edward en massant mes épaules tendues.
— Mais cette vérité sera-t-elle suffisante pour l’arrêter ?
Edward n’avait pas de réponse à cela.
35
ATTENTE
— Tu sors ? me demanda Edward sur un ton nonchalant, avec un calme un peu forcé, en serrant Renesmée un tantinet plus fort contre lui.
— Oui. Des bricoles de dernière minute, répondis-je avec tout autant de décontraction feinte.
— Reviens-moi vite.
Il me gratifia de son sourire craquant.
— Comme toujours, lançai-je.
Une fois encore, je pris sa Volvo. Avait-il consulté le compteur kilométrique depuis mon dernier emprunt ? Qu’avait-il deviné ? Que j’avais un secret, cela était évident. Avait-il compris pourquoi je ne m’en étais pas ouverte à lui ? Avait-il soupçonné qu’Aro risquait de découvrir tout ce qu’il savait ? À mon avis, oui, ce qui expliquait pourquoi il n’avait pas exigé plus amples précisions. Il devait s’interdire d’y réfléchir trop, devait s’efforcer d’oublier mes cachotteries. Avait-il fait le lien avec le matin où j’avais brûlé le Shakespeare ? Je l’ignorais.
La fin d’après-midi était lugubre, et il y avait aussi peu de lumière qu’au crépuscule. Je fonçai, les yeux fixés sur les gros nuages noirs. Neigerait-il cette nuit ? Assez pour tenir, et que se constitue la scène prédite par Alice ? D’après Edward, nous avions encore deux jours. Puis nous irions nous installer dans la prairie, afin d’attirer les Volturi dans un lieu de notre choix.
Tout en traversant la forêt, je repensai à mon dernier voyage à Seattle. Je croyais comprendre maintenant pourquoi Alice m’avait envoyée dans le quartier sordide, où J. Jenks prenait contact avec ses clients les plus troubles. Me serais-je rendue en ses bureaux officiels, je n’aurais sûrement jamais su quoi lui demander. Si je l’avais rencontré en tant que Jason Jenks ou Jason Scott, avocat ayant pignon sur rue, je n’aurais jamais soupçonné l’existence d’un J. Jenks, fournisseur de faux papiers. J’avais dû emprunter la route qui proclamait que je mijotais quelque chose de pas catholique.
La nuit était tombée quand, ignorant les voituriers, je me garai dans le parking du restaurant. J’avais quelques minutes d’avance. Je mis mes lentilles de contact avant d’entrer attendre J. Si j’avais hâte de conclure cette transaction et de retrouver les miens, J, lui, semblait soucieux de ne pas entacher sa réputation. Un échange dans le noir sur le parking aurait froissé sa sensibilité.
Je donnai le nom de l’avocat à l’accueil, et un maître d’hôtel obséquieux me conduisit à l’étage, dans un petit salon privé, où crépitait un feu de cheminée. Il me débarrassa de mon trois-quarts ivoire que j’avais enfilé afin de dissimuler ce qu’Alice estimait être la tenue appropriée pour une soirée en ville. L’homme retint une exclamation en découvrant ma robe de cocktail en satin couleur huître. Je ne pus m’empêcher de me sentir flattée. Je n’étais toujours pas habituée à paraître belle à d’autres yeux qu’à ceux d’Edward. Le maître d’hôtel balbutia un compliment tout en se retirant d’une démarche maladroite.
Je patientai près de l’âtre, mes doigts au-dessus des flammes, dans l’espoir de les réchauffer un peu avant l’inévitable poignée de main qui se profilait. Certes, J était conscient que les Cullen avaient quelque chose de spécial, mais il était
bien que je m’entraîne. L’espace d’une demi-seconde, je me demandai si j’aurais l’impression de brûler, pour peu que je plonge mes mains dans le feu. L’entrée de J me divertit de ma morbidité. Le maître d’hôtel lui prit également son manteau, et je constatai que je n’étais pas la seule à m’être mise sur mon trente et un pour ce rendez-vous.
— Désolé d’être en retard, s’excusa l’avocat dès que nous fûmes seuls.
— Ce n’est pas le cas, vous êtes très ponctuel.
Il me tendit la main, je la serrai, et je perçus la chaleur de ses doigts, bien plus évidente que celle des miens. Toutefois, il ne parut pas être gêné.
— Vous êtes magnifique, si vous me permettez cette audace, madame Cullen.
— Merci, J. Je vous en prie, appelez-moi Bella.
— J’avoue que travailler avec vous est très différent d’avec M. Jasper. Beaucoup moins… troublant.
Il eut un sourire hésitant.
— Vraiment ? J’ai toujours trouvé que Jasper avait une présence apaisante.
— Ah bon ? murmura-t-il en fronçant les sourcils, l’air pas d’accord du tout.
Bizarre. Qu’avait donc infligé mon ténébreux beau-frère à cet homme ?
— Vous le connaissez depuis longtemps ? m’enquis-je.
Il soupira, mal à l’aise.
— Depuis plus de vingt ans, et mon ancien associé travaillait déjà avec lui depuis quinze ans. Il… ne change pas.
— En effet. C’est plutôt amusant.
J secoua la tête, comme pour se débarrasser de pensées déplaisantes.
— Vous ne vous asseyez pas, Bella ?
— Je suis pressée, hélas. J’ai un long trajet à faire.
— Oh ! souffla-t-il, un peu déçu.
Je tirai de mon sac l’épaisse enveloppe contenant sa prime et la lui tendis. Il la fourra dans la poche intérieure de sa veste sans se donner la peine de vérifier le montant.
— J’espérais pouvoir discuter un peu.
— À quel sujet ? demandai-je avec curiosité.
— Permettez-moi d’abord de vous donner votre commande. Je veux m’assurer que vous êtes satisfaite.