Je sautai sur mes pieds.
— Où vas-tu ? maugréa Jess. C'est presque terminé.
— J'ai soif.
Sur ce, je me ruai dehors. Je m'assis sur un banc devant le cinéma en m'efforçant de ne pas trop réfléchir à l'ironie des choses. Et Dieu sait si, tout bien pesé, le dénouement était ironique, puisque je terminais en morte vivante. Je n'avais pas vu ça venir. J'avais rêvé me transformer en monstre, pas en marionnette grotesque. Un élan de panique monta en moi, et je m'ébrouai — je n'étais pas en état de penser à ce à quoi j'avais aspiré autrefois. M'apercevoir que je n'étais plus l'héroïne, et que mon histoire était finie me déprimait.
Jessica apparut sur le seuil, hésitante, me cherchant des yeux. Quand elle me localisa, elle parut soulagée. Ça ne dura pas, et l'irritation l'emporta.
— C'était trop horrible pour toi ? demanda-t-elle.
— Oui, mentis-je. Je ne suis qu'une trouillarde.
— C'est bizarre, tu ne m'as pas donné l'impression d'avoir eu peur. Moi, j'ai crié tout le temps, toi pas une seule fois. Je ne comprends pas pourquoi tu es partie.
— J'avais trop la frousse.
Elle se calma un peu.
— C'est le film le plus affreux que j'aie vu. Je te parie qu'on va cauchemarder, cette nuit.
— Tu m'étonnes !
Je tâchais de m'exprimer normalement. Aucun doute, j'aurais des cauchemars, sauf qu'ils ne concerneraient pas les zombies. Jess me fixa une seconde avant de détourner la tête. Sans doute, je n'avais pas réussi à sembler aussi normale que ça.
— Où veux-tu manger ? s'enquit-elle.
— Ça m'est égal.
— Bon.
Nous partîmes. Jess se mit à évoquer le premier rôle masculin, dissertant de façon intarissable sur le charme irrésistible du type. J'acquiesçai à tout, alors que je n'avais aucun souvenir de l'acteur en question, indifférente à l'endroit où elle m'emmenait. J'étais juste vaguement consciente que la nuit était tombée, et que le silence s'était installé. Il me fallut un moment pour deviner la raison de cette sérénité. Jess avait cessé de pérorer. Je lui lançai un coup d'œil piteux en espérant ne pas l'avoir offensée. Elle ne me regardait pas, cependant. Les traits tendus, elle fixait l'horizon en marchant d'un bon pas. Un court instant, ses pupilles se braquèrent sur la droite, indiquant le côté opposé de la rue. Intriguée, j'inspectai les environs.
Nous nous trouvions sur une courte portion de rue privée de réverbères. Les échoppes la bordant étaient sombres, fermées pour la nuit. À une cinquantaine de mètres, l'éclairage public reprenait, et je distinguai les arches brillantes du fast-food vers lequel Jess se dirigeait. Sur le trottoir d'en face, seul un lieu était ouvert. La vitrine en avait été opacifiée de l'intérieur, des enseignes au néon y avaient été accrochées, vantant différentes marques de bière. La plus importante, d'un vert pétant, annonçait le nom de l'établissement — Pete le Borgne. Je me demandai brièvement si c'était un bar à thème, genre repaire de pirates. La porte métallique était entrouverte, et une lumière diffuse s'en échappait, accompagnée par un murmure de conversations et le bruit de glaçons flottant dans des verres. Adossés au mur, quatre hommes. Je reportai mon attention sur Jessica, qui continuait à avancer rapidement, raide. Elle ne paraissait pas effrayée, plutôt soucieuse de passer inaperçue.
Sans réfléchir, je m'arrêtai pour examiner les quatre gaillards avec une forte impression de déjà-vu. C'était une autre rue, une autre nuit, et pourtant la scène était identique. Parmi les types, il y avait même un petit brun. Ce fut d'ailleurs lui qui, le premier, me manifesta de l'intérêt. Figée sur place, je le dévisageais.
— Bella ? chuchota Jess. Qu'est-ce que tu fiches ?
Je n'en étais pas très sûre moi-même.
— Il me semble les connaître.
Quelle mouche me piquait ? J'aurais dû fuir à toutes jambes, oublier l'image de ces hommes décontractés et me réfugier dans l'apathie sans laquelle je ne fonctionnais plus. Pourquoi descendais-je soudain du trottoir, dans un état second ?
J'étais à Port Angeles en compagnie de Jessica, dans une rue sombre — coïncidence extraordinaire. Je détaillai le petit brun, essayant d'adapter ses traits au souvenir du voyou qui m'avait menacée, presque un an plus tôt. Saurais-je l'identifier ? S'agissait-il vraiment de lui ? L'instant si particulier de cette soirée si particulière était flou. Mon corps se la rappelait mieux que mon cerveau — la tension dans mes jambes tandis que j'avais hésité entre me sauver et ne pas me laisser impressionner, la sécheresse de ma gorge quand j'avais tenté de pousser un cri digne de ce nom, la raideur de ma peau sur mes jointures lorsque j'avais serré les poings, les frissons dans ma nuque au moment où mon agresseur m'avait appelée « chérie »... Ce groupe dégageait une impression de menace mal définie qui n'avait cependant rien à voir avec ce qui s'était produit un an plus tôt. Elle tenait à l'obscurité et au fait que ces inconnus nous dépassaient en nombre, rien de plus. Cela suffisait cependant à paniquer Jessica, dont la voix se brisa lorsqu'elle me héla.
— Viens, Bella !
L'ignorant, je m'avançai sans l'avoir consciemment décidé. De façon absurde, l'espèce de danger que présentaient ces hommes m'attirait. Cela relevait d'une impulsion insensée, mais il y avait si longtemps que j'en avais éprouvé une que je la suivis. Une énergie peu familière circulait dans mes veines. L'adrénaline, devinai-je. Inscrite aux abonnés absents depuis un moment, elle accélérait mon pouls et mettait à mal mon absence d'émotions. C'était bizarre : pourquoi cette décharge d'hormones alors que je n'avais pas peur ? Elle était presque un écho de la dernière fois où je m'étais trouvée dans cette situation — une artère obscure à Port Angeles, face à des étrangers. Je ne voyais aucune raison d'être effrayée. Plus rien au monde ne m'affolait, physiquement du moins. Un des rares avantages à avoir tout perdu.
J'étais au milieu de la chaussée quand Jess me rattrapa et m'empoigna par le bras.
— Bella ! siffla-t-elle. Tu n'as pas le droit d'entrer dans un bar2 !
— Telle n'est pas mon intention, répondis-je distraitement en me dégageant de son emprise. Je veux juste vérifier un truc...
— Tu es dingue ? Tu cherches à te suicider, ou quoi ?
Cette remarque eut le don de me sortir de ma transe. Je la regardai.
— Non.
J'avais pris un ton défensif, pourtant c'était la vérité. Je n'étais pas suicidaire. Même au début, à l'époque où la mort aurait constitué un indéniable soulagement, je ne l'avais pas envisagée. J'étais trop redevable à Charlie, je me sentais responsable envers Renée. Je devais penser à eux. Et puis, j'avais juré de ne commettre aucun acte stupide ou téméraire. Autant de raisons qui expliquaient que je respire encore. Au souvenir de mon serment, je ressentis une bouffée de culpabilité. Mais ce que j'étais en train de faire ne comptait pas réellement, non ? Ce n'était pas comme si je m'emparais d'une lame pour me trancher les veines.
Jess ouvrit de grands yeux. Trop tard, je compris que sa question n'avait été que rhétorique.
— Vas-y, l'encourageai-je en indiquant le fast-food. J'arrive.
Je me détournai d'elle, n'appréciant guère la façon dont elle me contemplait, et je me concentrai de nouveau sur les hommes qui nous observaient avec une curiosité amusée.
« Arrête ça tout de suite, Bella ! »
Je stoppai net. Car ce n'était pas Jessica qui venait de me réprimander. C'était une voix furieuse et familière, belle, veloutée malgré ses accents courroucés. C'était sa voix, son ténor — je pris un soin remarquable à ne pas penser son prénom -, et je m'étonnai, en l'entendant, de ne pas m'écrouler sur la chaussée, tordue de douleur au rappel de ma perte. En vérité, je n'avais pas mal, pas mal du tout.
Au moment où il avait parlé, tout était devenu très clair, soudain, comme si j'avais émergé d'une piscine obscure. J'avais brusquement une conscience plus aiguë des choses — vision, ouïe, sensation de l'air froid qui me fouettait le visage et que je n'avais jusqu'alors
pas remarqué, odeurs s'échappant par la porte du bar. Sous le choc, je regardai autour de moi.
« Rejoins ton amie, m'ordonna-t-il, toujours aussi mécontent. Pas de bêtises, j'ai ta promesse. »
J'étais seule. À quelques mètres de là, Jess me contemplait avec affolement. Adossés au mur, les types me scrutaient, se demandant ce que je fabriquais, ainsi immobile au milieu de la rue. Je secouai la tête, essayai de comprendre. Je savais qu'il n'était pas ici et, pourtant, il paraissait tout proche, pour la première fois depuis... la fin. Ses accents de colère trahissaient son inquiétude, une attitude identique à celle qui, il fut un temps, avait été courante, et dont j'avais été privée depuis des siècles semblait-il.
« Respecte ton engagement », murmura-t-il, plus lointain, comme une radio dont on baisse le volume.
Je soupçonnai alors que j'étais victime d'une hallucination, sûrement déclenchée par le souvenir, l'impression de déjà-vu, l'étrange familiarité de la situation. Rapidement, j'envisageai les options qui s'offraient à moi.
Un, j'étais folle ; tel était le qualificatif dont le profane gratifiait qui entendait des voix — possible.
Deux, mon subconscient répondait à ce qu'il jugeait être mon désir, l'accomplissement d'un vœu, le soulagement momentané de ma douleur, en adoptant l'idée fausse qu'il se souciait que je vive ou non ; en projetant ce qu'il aurait dit si A) il avait été présent, et si B) il s'était inquiété de quelque façon que ce fût de ce qui m'arrivait — probable.
Ne voyant pas de troisième option, je priai pour que la seconde fût la bonne, à savoir juste mon subconscient qui se déchaînait. Ça valait toujours mieux que de finir à l'asile. Ce qui ne m'empêcha cependant pas de réagir comme une démente. Je fus reconnaissante. Ces inflexions, j'avais redouté de les perdre ; or voilà que mon inconscient me prouvait qu'il s'y était accroché bien mieux que ne l'avait fait mon conscient. D'où mon immense gratitude.
Je n'avais pas le droit de penser à lui. Je m'étais efforcée d'être très stricte à ce sujet. Naturellement, j'avais eu des ratés — je n'étais qu'humaine, somme toute. Mais je m'améliorais, et j'arrivais désormais à éviter la souffrance plusieurs jours de suite. Le prix à payer était l'engourdissement permanent. Entre douleur et rien, j'avais choisi le rien. En cet instant, je guettais la blessure. Je n'étais plus ahurie, mes sens s'étaient réveillés après des mois de somnolence. Pourtant, rien ne venait. Je n'éprouvais qu'une peine — que ses intonations s'estompent.
Restait une solution. La sagesse aurait voulu que je fuie ce procédé potentiellement destructeur et très probablement susceptible de me plonger dans l'instabilité mentale. Il était idiot que j'encourage mes hallucinations. Sauf que... il s'éloignait.
J'avançai d'un pas, histoire de tester ma théorie.
« Recule, Bella », gronda-t-il.
Je poussai un soupir de soulagement. J'avais désiré entendre son courroux, preuve fabriquée et mensongère qu'il tenait à moi, cadeau douteux offert par mon subconscient.
Toutes ces réflexions n'avaient duré que quelques secondes. Mon petit groupe de spectateurs m'observait, intrigué. Je donnais sûrement l'apparence d'hésiter à les approcher. Comment auraient-ils pu deviner que je me régalais d'un moment de pure folie ?
— Salut ! lança un des types sur un ton à la fois sûr de lui et un peu moqueur.
Clair de peau et de cheveux, il affichait l'assurance de qui se croit irrésistible. Je fus incapable de déterminer s'il l'était ou pas — j'étais mauvais juge. La voix subliminale réagit par un grondement exquis. Je souris, et l'homme sembla y voir un encouragement.
— Je peux vous aider ? poursuivit-il, enchanté, en m'adressant un clin d'œil. Vous avez l'air perdue.
Je franchis le caniveau où ruisselait une eau que la pénombre rendait noire.
— Non, je ne suis pas perdue.
Maintenant que j'étais plus près, que mes yeux semblaient avoir effectué une mise au point, j'examinai le petit brun. Il m'était totalement inconnu. Je ressentis une sorte d'étrange déception en constatant qu'il ne s'agissait pas de l'affreux qui avait essayé de m'attaquer, un an plus tôt.
Le ténor s'était définitivement tu.
— Je vous offre un verre ? proposa le brun, nerveux, apparemment flatté que je l'aie distingué.
— Je n'ai pas l'âge.
Ma réponse avait fusé, automatique. Il parut perplexe, s'interrogeant sur les raisons qui m'avaient poussée à l'aborder. Je me sentis obligée de m'expliquer.
— De loin, vous ressembliez à une de mes connaissances. Désolée, je me suis trompée.
La menace qui m'avait amenée à traverser la rue s'était dissipée. Ces hommes n'étaient pas les voyous dangereux dont je me souvenais. Ils étaient sûrement gentils. Inoffensifs. Dès lors, ça ne m'intéressait plus.
— Ce n'est pas grave, intervint le blond plein d'assurance. Profitez quand même de notre compagnie.
— Merci, mais ce n'est pas possible.
Jessica était restée en retrait, outragée par ma trahison.
— Allez, juste une minute.
Je secouai la tête, tournai les talons et rejoignis Jess.
— Allons dîner.
Je la regardai à peine. Certes, je m'étais apparemment libérée de mes attitudes de zombie. Pourtant, j'étais toujours aussi distante. Préoccupée. L'engourdissement ne revenait pas, ce qui me rendait anxieuse.
— Qu'est-ce qui t'a prise ? s'emporta Jessica. Et si ça avait été des psychopathes, hein ?
— J'ai cru reconnaître l'un d'eux, éludai-je avec un haussement d'épaules.
J'aurais aimé qu'elle laissât tomber.
— Tu es vraiment bizarre, Bella Swan. J'ai l'impression de ne pas savoir qui tu es.
— Désolée.
Que pouvais-je dire d'autre ?
Nous gagnâmes le fast-food en silence. Elle regrettait sûrement que nous n'ayons pas choisi d'effectuer le trajet en voiture plutôt qu'à pied, quitte à nous faire servir au guichet du drive-in. Maintenant, elle était pressée que la soirée se termine, autant que moi à son début.
Pendant le repas, je tentai à plusieurs reprises de relancer la conversation, mais elle se montra peu coopérative. Je l'avais sans doute blessée pour de bon. Lorsque nous retournâmes à la voiture, elle remit la radio sur sa station préférée et tourna le volume de façon à empêcher toute discussion.
Occulter la musique me fut moins difficile que d'ordinaire. Même si, pour une fois, mon esprit n'était pas aussi vide et hébété que d'habitude, j'avais trop à penser pour m'attarder sur les paroles des chansons. J'attendais que la stupeur revînt, ou la douleur. Parce que celle-ci était inévitable. J'avais enfreint mes propres règles. Au lieu de fuir les souvenirs, j'étais allée à leur rencontre, les avais accueillis à bras ouverts. J'avais entendu sa voix dans ma tête, claire et nette. J'allais le payer très cher, j'en étais certaine, surtout si je ne parvenais pas à replonger dans le brouillard qui m'avait jusque-là protégée. Je me sentais trop alerte, et cela m'effrayait.
En même temps, j'étais submergée par un soulagement tel que tout mon corps en vibrait. Car j'avais beau lutter pour ne pas songer à lui, je ne tenais pas pour autant à l'oublier. J'avais peur que, plus tard dans la nuit, lorsque l'épuisement de l'insomnie briserait mes défenses, ne m'échappe la mémoire de lui. Plus généralement, je craignais que mon esprit fît le tri et que, un jour, je ne sois plus capable de me rappeler précisément la couleur de ses yeux, la sensation de sa peau froide ou la tessiture de sa voix. Si je ne me permettais pas d'y penser, j'exigeai cependant de m'en souvenir. Parce qu'une seule chose m'était nécessaire pour continuer à vivre — savoir qu'il était. C'est tout. Le reste, j'étais à même de l'endurer.
Voilà pourquoi j'étais plus que jamais piégée à Forks, et pourquoi j'avais refusé la proposition de Charlie de déménager. Franchement, ça n'aurait pas dû avoir d'importance, puisque aucun d'eux n'y reviendrait jamais. Mais si je partais pour Jacksonville, ou dans n'importe quel endroit inconnu et lumineux, comment ma
certitude qu'il existait allait-elle subsister ? Dans un lieu où je ne réussirais pas à l'imaginer, elle risquait de se flétrir. Je n'y survivrais pas.
Interdite de souvenirs, terrifiée par l'oubli. L'équilibre était délicat.
Je fus surprise lorsque la voiture se gara devant chez moi. Le trajet était court, n'empêche, je n'aurais jamais cru Jess capable de se taire aussi longtemps.
— Merci de m'avoir accompagnée, dis-je en ouvrant la portière. Je me suis... amusée.
Était-ce bien le mot ?
— De rien, marmonna-t-elle.
— Je suis désolée pour... ce qui s'est passé après le film.
— Laisse tomber, Bella.
Elle scrutait le pare-brise au lieu de me regarder. Elle paraissait de plus en plus furieuse.
— À lundi ?
— Ouais. Salut.
J'abandonnai la partie, sortis et claquai la portière. Elle démarra en trombe et fila. Le temps de rentrer, je l'avais oubliée. Charlie était posté au milieu du hall, bras croisés et poings serrés.
— Bonsoir, papa, lançai-je distraitement.
Je le contournai pour atteindre l'escalier. J'avais trop pensé à lui et je tenais à être dans ma chambre quand ça me rattraperait.
— Où étais-tu ? gronda Charlie.
— Je suis allée au cinéma avec Jessica, à Port Angeles, lui rappelai-je, surprise. On en a parlé ce matin.
— Mouais.
— Ça ne te dérange pas ?
Il fixa mon visage, et ses yeux s'écarquillèrent après y avoir repéré quelque chose d'inattendu.
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