TENTATION

Home > Science > TENTATION > Page 13
TENTATION Page 13

by Stephenie Meyer


  — Il a une grippe intestinale, expliqua Angela de sa voix douce et tranquille. Avec un peu de chance, ça ne durera que vingt-quatre heures, mais il était super-malade, hier.

  Angela avait elle aussi une nouvelle coiffure, son dégradé était plus long.

  — Qu'est-ce que vous avez fait, tous les deux, ce week-end ? s'enquit Jessica.

  La façon dont elle avait posé sa question laissait entendre que la réponse lui était bien égale. C'était juste une ouverture pour se permettre ensuite de pérorer sur elle-même. Évoquerait-elle notre sortie à Port Angeles, alors que j'étais à deux places d'elle ? Étais-je si transparente que ça ne gênerait personne de discuter de moi en ma présence ?

  — On comptait pique-niquer, samedi, mais... on a changé d'avis, murmura Angela.

  Ses intonations gênées m'alertèrent. Jess, pas du tout.

  — Dommage ! commenta-t-elle en s'apprêtant à se lancer dans son histoire.

  Malheureusement pour elle, je n'étais pas la seule à avoir remarqué l'embarras d'Angela.

  — Que s'est-il passé ? s'inquiéta Lauren.

  — Eh bien... (Angela, déjà si réservée, était encore plus hésitante que d'habitude.) Nous sommes partis en direction des sources thermales... il y a un chouette endroit, là-bas, à environ un kilomètre du sentier. Sauf que... nous avions parcouru la moitié du chemin quand... nous avons aperçu quelque chose.

  — Quoi ? s'écria Lauren en fronçant ses sourcils clairs.

  Même Jessica semblait intéressée, maintenant.

  — Je ne sais pas trop. Nous pensons qu'il s'agissait d'un ours. En tout cas, c'était noir. Mais bien trop gros aussi.

  — Oh non ! s'esclaffa Lauren. Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi. (Ses iris avaient pris un éclat railleur, et j'en conclus qu'il était inutile de lui accorder le bénéfice du doute. Visiblement, sa personnalité ne s'était pas autant transformée que ses cheveux.) Tyler a essayé de me vendre ces fadaises la semaine dernière.

  — Les ours ne s'approchent pas des lieux de cure, souligna Jess en se rangeant du côté de Lauren.

  — Et pourtant, persista Angela en baissant les yeux, nous n'avons pas rêvé.

  Lauren ricana. Perdu dans sa discussion avec Conner, Mike n'avait pas écouté.

  — Elle a raison, intervins-je, agacée. Samedi, à la boutique, un randonneur a juré avoir vu cet ours lui aussi. Il a dit qu'il était énorme, noir et qu'il se trouvait juste à la sortie de la ville, hein, Mike ?

  Il y eut un silence. Tous les convives se tournèrent vers moi, choqués. La nouvelle, Katie, en avait la mâchoire décrochée, à croire qu'elle venait d'assister à une explosion. Personne ne bougea.

  — Mike ? insistai-je, mortifiée. Tu te rappelles, le type et son histoire d'ours ?

  — Euh... oui, balbutia-t-il au bout d'une seconde.

  Pourquoi me dévisageait-il si bizarrement ? Je lui parlais, au travail, non ? Non ? Pourtant...

  — Oui, se ressaisit-il, ce mec a effectivement affirmé avoir repéré un ours brun sur le sentier. Il était encore plus imposant qu'un grizzli.

  Lauren se raidit et poussa un grognement dubitatif avant de se tourner vers Jessica.

  — Tu as des nouvelles de l'université de Californie ? lui demanda-t-elle en passant à autre chose.

  Tout le monde fit mine de regarder ailleurs, hormis Mike et Angela. Cette dernière m'adressa un sourire timide que je m'empressai de lui retourner.

  — Et toi, Bella, reprit Mike avec une curiosité mâtinée de prudence, à quoi as-tu consacré ce week-end ?

  Les yeux se posèrent à nouveau sur moi, excepté ceux de Lauren.

  — Vendredi soir, Jess et moi sommes allées au cinéma à Port Angeles. Samedi après-midi et dimanche toute la journée, j'étais à La Push.

  Les têtes firent la navette entre Jess et moi. Jess paraissait irritée. Elle ne tenait peut-être pas à ce que les autres apprennent qu'elle était sortie avec moi. Ou alors, elle aurait préféré l'annoncer en personne.

  — Quel film avez-vous vu ? demanda Mike qui commençait à sourire.

  — Dead End. Celui avec les zombies.

  Je me déridai également. Avec un peu de chance, les dégâts que j'avais commis ces derniers mois étaient réparables.

  — J'ai entendu dire qu'il flanquait la frousse du siècle. C'est vrai ?

  — Bella a été obligée de partir avant la fin, intervint Jessica avec une moue sournoise.

  J'acquiesçai en tâchant d'afficher un air penaud.

  — J'étais terrorisée, mentis-je.

  Jusqu'à la fin du repas, Mike ne cessa de me poser des questions. Peu à peu, les autres réussirent à reprendre le fil de leurs propres conversations, sans pour autant cesser de me lancer de nombreux coups d'œil. Angela discuta avec Mike et moi et, lorsque je me levai pour rapporter mon plateau, elle me suivit.

  — Merci, chuchota-t-elle une fois loin de la table.

  — De quoi ?

  — De m'avoir crue et soutenue.

  — De rien.

  Elle me scruta avec inquiétude, mais pas de façon agressive, genre « elle est dingue ».

  — Tu vas bien ?

  Voilà pourquoi j'avais choisi Jess plutôt qu'elle pour ma soirée entre filles. Angela était beaucoup trop intuitive.

  — Pas vraiment, avouai-je. Mais ça s'arrange.

  — J'en suis heureuse. Tu m'as manqué.

  Lauren et Jessica passèrent devant nous, et j'entendis la première confier à l'autre :

  — Bella est de retour. Super !

  Suffisamment fort pour que ses paroles portent jusqu'à nous. Angela grimaça avant de m'adresser un sourire encourageant. Je soupirai. J'avais vraiment l'impression que je repartais de zéro.

  — Quel jour sommes-nous ? m'enquis-je brusquement.

  — Le dix-neuf janvier.

  — Hum.

  — Quoi ?

  — Hier, cela a fait un an exactement que j'ai mis les pieds ici.

  — Rien n'a beaucoup changé depuis, murmura-t-elle en suivant des yeux les deux pestes.

  — Je sais. Je me disais justement la même chose.

  7

  RÉPÉTITION

  Que diable faisais-je ici ? Je n'en savais trop rien.

  Espérais-je réussir à retrouver ma stupeur de zombie ? Étais-je devenue masochiste, avais-je développé un goût pour la torture ? J'aurais dû aller tout droit à La Push. Près de Jacob, je me sentais beaucoup, beaucoup plus équilibrée. Ça, c'était carrément malsain. Pourtant, je continuai à rouler lentement le long du chemin envahi par la nature, zigzaguant entre la voûte des arbres qui formaient un tunnel vert. Mes mains tremblaient, je resserrai ma prise autour du volant.

  Le cauchemar en était pour partie responsable, je le pressentais ; maintenant que j'étais réveillée, le néant du rêve m'agaçait les nerfs comme un chien ronge un os. Il y avait une chose à chercher, une chose inaccessible et impossible, indifférente et absente... mais lui était là, quelque part. Il fallait que j'y croie. L'autre raison, c'était l'étrange impression de répétition que j'avais éprouvée au lycée ce jour-là, la coïncidence des dates. L'impression de recommencer — la façon dont, peut-être, ma toute première journée se serait passée si j'avais alors été réellement la personne la plus bizarre de la cafétéria.

  « Ce sera comme si je n'avais jamais existé. » Les mots résonnaient dans ma tête, monotones, telle une phrase que j'aurais lue, pas une qu'il aurait prononcée. Mais en m'acharnant à distinguer les motivations de ma venue ici, je me mentais, manière de ne pas m'avouer laquelle était la plus forte. Parce qu'elle relevait de la démence.

  La vérité en effet, c'est que je désirais réentendre sa voix et revivre l'illusion bizarre du vendredi soir. Durant ce bref moment où elle avait surgi d'ailleurs que de ma mémoire consciente, parfaite et douce comme le miel, très loin du pâle écho que mes souvenirs produisaient en général, j'avais pu me rappeler sans douleur. Ça n'avait pas duré ; la peine m'avait rattrapée, comme elle n'y manquerait pas après la folie que j'éta
is en train de commettre. Mais les précieux instants où je la percevrais de nouveau étaient d'une séduction irrésistible. Je devais inventer un moyen de réitérer l'expérience... ou l'incident, terme plus adéquat sans doute.

  J'espérais que le déjà-vu était la solution. Voilà pourquoi je me rendais chez lui, un lieu où je n'avais pas remis les pieds depuis ma fatidique fête d'anniversaire, des mois plus tôt.

  Je progressais lentement à travers la végétation dense qui avait des allures de jungle. Le chemin était sinueux. Peu à peu, j'accélérai, cédant à la tension. Depuis combien de temps roulais-je ? N'aurais-je pas dû avoir déjà atteint la maison ? La nature avait tellement poussé que je ne reconnaissais plus rien. Et si je ne la retrouvais pas ? S'il n'existait aucune preuve tangible que... J'en frissonnai.

  Apparut enfin la trouée dans les arbres que j'avais guettée, moins évidente qu'autrefois. La flore n'avait pas mis longtemps à reprendre possession d'un territoire désormais sans surveillance. De grandes fougères avaient commencé à envahir la prairie entourant la demeure, se multipliant à la racine des cèdres et ce jusqu'au perron. Comme si l'herbe avait été submergée, à hauteur de taille, par des vagues vertes et plumeuses. La villa était bien là, différente toutefois. L'extérieur avait beau ne pas avoir changé, les fenêtres vides hurlaient l'abandon. Terrifiant. Pour la première fois, la belle maison ressemblait à un repaire de vampires.

  Je freinai brutalement, craignant d'approcher plus.

  Rien ne se produisit, cependant. Nulle voix ne résonna dans mon crâne. Sans couper le contact, je sautai dans la mer de fougères. Si j'avançai, peut-être que, comme le vendredi soir... Je marchai sans me presser en direction de la façade nue et morte, encouragée par le grondement rassurant du moteur dans mon dos. Je m'arrêtai au pied du porche, il était inutile d'aller plus loin. Car il n'y avait rien, ici, plus aucune trace qui évoquât leur présence... sa présence. Les murs étaient là, solides, néanmoins inutiles. Leur réalité concrète ne comblerait pas le néant de mon cauchemar.

  Je ne gravis pas les marches. Je ne voulais pas regarder à travers les croisées, incertaine de ce qui serait le plus dur. Si les pièces étaient vides, leur vacance résonnant à l'infini du plancher au plafond me blesserait, naturellement. Comme lors des obsèques de ma grand-mère, quand ma mère avait insisté pour que je reste à l'extérieur au moment de la levée du corps. Elle avait affirmé qu'il était inutile que je voie et me rappelle grand-mère dans cet état plutôt que vivante. Mais ne serait-ce pas pire si rien n'avait bougé ? Si les canapés étaient tels que lors de ma dernière visite, les tableaux aux murs et, pis que tout, le piano à queue sur sa plate-forme ? Il serait à peine moins atroce de constater que plus aucune possession tangible ne les reliait à ce monde, que tout subsistait derrière eux, intact et oublié.

  Comme moi.

  Mieux aurait valu sans doute que la maison eût carrément disparu. Tournant le dos à l'hideuse absence, je regagnai précipitamment ma camionnette, en courant presque. J'avais hâte de partir, de rejoindre le monde des humains. Je me sentais affreusement creuse ; je voulais voir Jacob. Peut-être, à l'instar de la langueur d'avant, développais-je une nouvelle forme de maladie, une dépendance physique à son égard ? Tant pis ! Poussant la Chevrolet au maximum de ses capacités, je fonçai vers ma piqûre.

  Il m'attendait. Dès que je l'aperçus, ma poitrine se détendit, je respirai plus aisément.

  — Salut ! me lança-t-il.

  — Salut, Jacob.

  Je lui souris, saluai d'un geste de la main Billy, installé près de la fenêtre.

  — Mettons-nous au boulot, murmura Jacob avec impatience.

  — Sérieux, tu n'en as pas assez de moi ?

  Il devait commencer à se dire que je cherchais désespérément à échapper à ma solitude.

  — Pas encore, plaisanta-t-il en se dirigeant vers le garage.

  — En tout cas, jure-moi de me prévenir quand je te taperai sur les nerfs. Je ne tiens pas à être un boulet.

  — D'accord, s'esclaffa-t-il. Mais, à ta place, je n'y compterais pas trop.

  Dans son atelier, je fus surprise de découvrir la moto rouge sur sa béquille. Oublié, le vieux tas de rouille.

  — Tu m'épates, Jack ! m'écriai-je.

  Il rigola.

  — Quand j'ai un projet en route, j'ai tendance à devenir obsessionnel, expliqua-t-il humblement. Si j'étais plus malin, j'aurais fait traîner les choses en longueur.

  — Pourquoi ?

  Il baissa les yeux pendant si longtemps que je pensai qu'il n'avait pas entendu ma question.

  — Bella, finit-il par répondre, si je t'avais annoncé que j'étais incapable de réparer ces bécanes, qu'aurais-tu dit ?

  À mon tour, je laissai planer un silence. Il releva brièvement la tête, interrogateur.

  — Que c'était... dommage, mais je suis sûre que nous aurions trouvé d'autres occupations. Au pire, nous aurions étudié.

  Il sourit, se relaxa. S'asseyant près du deuxième engin, il s'empara d'une clef.

  — Si c'est ainsi, continueras-tu à venir quand j'en aurai fini avec ces machines ?

  — C'est ça qui t'inquiète ? J'admets profiter de tes talents mécaniques à très bon prix mais, tant que tu m'y autoriseras, je reviendrai.

  — Parce que tu espères revoir Quil ? se moqua-t-il.

  — Aïe ! Tu lis en moi comme dans un livre.

  Il pouffa.

  — Tu apprécies vraiment ma compagnie ? s'étonna-t-il ensuite.

  — Beaucoup. Et je vais te le prouver. Demain, je travaille mais, mercredi, nous nous adonnerons à une activité autre que mécanique.

  — Laquelle ?

  — Je ne sais pas. Nous pourrions aller chez moi, histoire que tu sois moins tenté par tes obsessions. Tu n'aurais qu'à apporter tes devoirs. Je suis sûre que tu as pris du retard, parce que c'est mon cas aussi.

  — Pas mauvaise idée.

  Il grimaça. Jusqu'à quel point avait-il négligé ses études pour passer du temps avec moi ?

  — Affaire conclue. Montrons un peu de sérieux, sinon Billy et Charlie risquent de mettre leur nez dans nos affaires.

  Je ponctuai mes paroles d'un geste qui nous englobait tous les deux, et son visage s'illumina.

  — Une fois par semaine ? proposa-t-il.

  — Plutôt deux, contrai-je en songeant à la pile de dissertations qu'on m'avait distribuées le jour même.

  Il poussa un gros soupir avant de prendre un sac en papier dans sa boîte à outils. Il en sortit deux canettes de soda et m'en tendit une. Ouvrant la seconde, il la brandit d'un air cérémonieux.

  — Au sérieux ! lança-t-il. Deux fois par semaine.

  — Et à la témérité le reste du temps !

  Hilare, il choqua sa canette contre la mienne.

  Je rentrai à la maison plus tard que prévu pour découvrir que Charlie avait préféré commander une pizza au lieu de m'attendre. Il balaya mes excuses d'un revers de la main.

  — Bah, tu mérites bien une pause, vu que tu fais la cuisine tous les jours, affirma-t-il.

  Mais je compris qu'il était surtout soulagé que j'agisse en personne sensée, et que c'était sa façon à lui de m'y encourager.

  Avant de m'attaquer à mon travail scolaire, je consultai mes mails. Renée m'en avait envoyé un très long. Comme elle s'attardait avec enthousiasme sur chacun des détails de mon précédent message, je lui expédiai une description tout aussi complète de ma journée — en passant les motos sous silence bien sûr. Car même Renée l'insouciante ne manquerait pas de s'en alarmer si elle l'apprenait.

  Le mardi, au lycée, eut ses hauts et ses bas. Angela et Mike m'accueillirent à bras ouverts, visiblement prêts à passer sur mes quelques mois de comportement aberrant. Jess se montra plus réticente. Exigeait-elle que je lui rédige un mot d'excuses en bonne et due forme pour l'incident de Port Angeles ? À la boutique, Mike fut gai et bavard comme une pie. Comme s'il avait emmagasiné un semestre entier de conversations et qu'il ouvrait enfin les vannes. Je m'aperçus que j'ét
ais capable de sourire, de rire, même si ce n'était pas aussi facile qu'avec Jacob. Le danger de mon attitude ne m'apparut qu'à la fermeture.

  Tandis que je pliais ma blouse et la fourrais sous le comptoir, Mike s'occupait de boucler le magasin.

  — On s'est bien amusés, lança-t-il, tout heureux.

  — Oui, acquiesçai-je.

  J'aurais cependant préféré passer l'après-midi au garage.

  — Dommage que tu aies dû sortir du ciné avant la fin, la semaine dernière.

  — Bah, je suis une trouillarde, éludai-je, quelque peu surprise par ce brusque changement de sujet.

  — Ce que je veux dire, c'est que tu devrais voir de meilleurs films. Des qui te plaisent.

  — Oh !

  — Ce vendredi, par exemple. Avec moi. On pourrait choisir un truc qui ne fait pas peur.

  Je me mordis les lèvres. Je ne voulais pas gâcher mes relations avec lui, alors qu'il était un des rares à me pardonner ma folie de ces derniers mois. Mais, de nouveau, son attitude sentait le réchauffé. À croire que l'année écoulée n'avait pas existé. Et inutile de compter sur Jess pour me fournir un prétexte. Tant pis !

  — C'est une invitation ? demandai-je.

  La franchise était sans doute la meilleure tactique, à ce stade. Autant en finir une bonne fois pour toutes.

  — Si tu en as envie seulement, répondit-il prudemment. Il n'y a aucune obligation.

  — Je n'accepte pas de rendez-vous.

  Je me rendis soudain compte à quel point c'était vrai.

  — En vieux potes, alors ? suggéra-t-il.

  Ses yeux bleu clair étaient moins décidés. J'aurais aimé qu'il crût notre amitié vraiment possible.

  — Ce serait sympa, mais j'ai déjà quelque chose de prévu pour vendredi. Pourquoi pas la semaine prochaine, plutôt ?

 

‹ Prev