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TENTATION Page 45

by Stephenie Meyer


  — Quoi ? Que se passe-t-il ?

  Il inspira un grand coup.

  — C'est Charlie... Mon père ? piaillai-je.

  Edward baissa les yeux sur moi, et son calme relatif dispersa un peu ma panique.

  — Charlie... ne va sans doute pas te tuer, mais il y songe sérieusement, annonça-t-il.

  Il se remit à avancer, dépassa la maison et se rangea à la lisière des bois.

  — Qu'est-ce que j'ai encore fait ?

  Il jeta un coup d'œil derrière lui. Je l'imitai et remarquai alors ce qui était garé près de la voiture de patrouille. Luisante, d'un rouge pétant, repérable à des kilomètres à la ronde — ma moto qui paradait dans l'allée. Si Charlie avait des envies de meurtre à mon égard, c'est qu'il savait qu'elle m'appartenait. Il n'y avait qu'une personne pour avoir commis cette trahison.

  — Non ! m'écriai-je. Pourquoi ? Pourquoi Jacob m'a-t-il fait ce coup-là ?

  Pareille duplicité me laissait pantoise. J'avais eu confiance en Jacob, je lui avais instinctivement confié le moindre de mes secrets. Il était censé être mon havre de paix, celui sur lequel je pouvais compter. Certes, nos relations n'étaient pas au beau fixe en ce moment, mais je n'avais pas songé que les bases de notre complicité avaient changé à ce point-là. Je les avais même crues intangibles ! De quoi m'étais-je rendu coupable pour mériter ça ? Charlie allait être furieux. Pire, il allait être blessé et soucieux. N'avait-il pas déjà assez à encaisser ? Je n'aurais jamais envisagé que Jake pût être aussi vil, aussi méchant. Les larmes jaillirent, brûlantes. Elles n'étaient pas dues à la tristesse, cependant. J'avais été trahie, et j'étais soudain tellement en colère que ma tête donnait l'impression de vouloir exploser.

  — Il est encore là ? sifflai-je.

  — Oui. Il nous attend.

  Du menton, Edward indiqua le sentier étroit qui s'enfonçait dans la forêt. Bondissant de la voiture, je me ruai vers les troncs, les poings serrés, prête à asséner le premier coup. Pourquoi fallait-il qu'Edward fût toujours plus prompt que moi ? Il m'attrapa par la taille avant que j'aie eu le temps de rejoindre le chemin.

  — Lâche-moi ! braillai-je. Je vais le massacrer ! Le sale traître !

  — Charlie risque de t'entendre, m'avertit Edward. Et une fois qu'il t'aura fait rentrer à la maison, il est capable de t'y boucler en murant la porte.

  Je ne pus me retenir de regarder vers chez nous, ne vis que cette moto rouge éclatant. Vis rouge. Le sang battait à mes tempes.

  — Laisse-moi régler son compte à Jacob, ensuite je gérerai Charlie.

  Je ruai pour me libérer — sans résultat.

  — C'est moi que Jacob Black souhaite rencontrer. C'est pourquoi il est encore ici.

  Ça m'arrêta net. Coupa mes instincts meurtriers. Mes bras retombèrent le long de mon corps. Ils se battent. Pâris meurt. J'étais furieuse, pas au point de désirer cela toutefois.

  — Pour discuter ? demandai-je.

  — Plus ou moins.

  — Plutôt plus ou plutôt moins ?

  — Ne t'inquiète pas, me rassura Edward en caressant mes cheveux. Il n'est pas venu se bagarrer. Plutôt en qualité de... porte-parole de la meute.

  — Oh !

  Il jeta un nouveau coup d'œil à la maison puis, resserrant sa prise autour de mon bras, m'entraîna sous le couvert des arbres.

  — Dépêchons-nous. Charlie s'impatiente.

  Nous n'eûmes pas à aller très loin. Jacob nous attendait à quelques pas de là, vautré sur un tronc moussu, les traits durs et fermés, comme je m'en étais doutée. Il me regarda d'abord, puis Edward. Sa bouche s'étira en un rictus mauvais, et il se redressa. Bien planté sur ses pieds, légèrement en avant, ses mains tremblantes serrées en deux poings. Il paraissait avoir grandi par rapport à notre dernière entrevue. Bizarrement, incroyablement, il continuait à pousser. S'il s'était approché d'Edward, il l'aurait dominé.

  Mais ce dernier s'était arrêté aussitôt qu'il l'avait vu, ménageant un espace assez large entre lui et nous et s'arrangeant pour se placer devant moi. Je me penchai sur le côté pour fusiller Jake du regard. J'avais cru que son expression cynique et amère me rendrait d'autant plus rageuse. Au lieu de quoi, elle me rappela notre dernière rencontre, quand il avait eu les larmes aux yeux. Ma colère vacilla, s'évanouit. Cela faisait si longtemps. Que nous dussions nous retrouver dans ces conditions m'emplissait de tristesse.

  — Bella, me salua-t-il en hochant la tête sans perdre de vue Edward.

  — Pourquoi ? chuchotai-je en essayant de surmonter la boule qui m'obstruait la gorge. Comment as-tu pu me faire ça, Jacob ?

  Le rictus disparut, mais l'expression figée subsista.

  — C'est pour ton bien, rétorqua-t-il.

  — Pardon ? Tu tiens donc à ce que Charlie m'étrangle ? Ou préfères-tu qu'il ait une attaque comme Harry ? Quelle que soit ta rage à mon encontre, tu n'avais pas le droit de lui infliger ça.

  Il tressaillit, fronça les sourcils, ne répondit pas.

  — Il n'a cherché à blesser personne, il voulait juste que tu sois confinée à la maison pour passer moins de temps avec moi, murmura Edward, expliquant les pensées que Jake se refusait à formuler.

  Mon ancien ami le toisa avec haine.

  — Nom d'un chien, Jake ! Je suis déjà punie. Pourquoi penses-tu que je n'ai pas débarqué à La Push afin de te botter les fesses pour t'apprendre à esquiver mes appels téléphoniques ?

  — C'était pour ça ? sembla-t-il s'étonner avant de serrer les dents comme s'il regrettait d'avoir dévoilé quelque chose.

  — Il a cru que je t'empêchais d'y aller, pas Charlie, intervint une nouvelle fois Edward.

  — Arrête ça ! aboya Jake.

  Edward ne releva pas. Jacob vacilla sur ses jambes, puis se ressaisit avec difficulté.

  — Bella n'a pas exagéré quand elle a évoqué tes... aptitudes, gronda-t-il. Tu dois donc avoir déjà deviné pourquoi je suis ici.

  — Oui. Mais avant que tu commences, je tiens à dire quelque chose.

  Jacob attendit, serrant et desserrant les poings, tâchant de contrôler les frissons qui le secouaient.

  — Merci, reprit Edward. Je ne te remercierai jamais assez, continua-t-il avec des accents d'une sincérité indéniable. Je te serai redevable pour le reste de... mon existence.

  L'autre le contempla sans comprendre, figé par la surprise. Il échangea un coup d'œil avec moi, sauf que j'étais aussi ébahie que lui.

  — Tu as maintenu Bella en vie, précisa Edward d'une voix rauque et fervente. Quand moi, je l'avais... désertée.

  — Edward..., commençai-je.

  Il m'interrompit en levant la main.

  — Je ne l'ai pas fait pour toi, riposta Jacob qui avait compris, maintenant.

  — Je sais. Cela ne réduit en rien la gratitude que j'éprouve. Je voulais que tu saches. S'il y a quoi que ce soit que j'aie le pouvoir de...

  Jake souleva un sourcil.

  — Cela ne dépend pas de moi, répondit Edward, qui avait lu dans ses pensées.

  — De qui, alors ?

  — D'elle. (Il me regarda.) J'apprends vite, Jacob Black, et je ne répète jamais mes erreurs. Je suis ici jusqu'à ce qu'elle m'ordonne de m'en aller.

  Un instant, je me perdis dans ses prunelles mordorées. S'il m'était difficile de saisir les parties non formulées de la conversation, il restait clair que Jacob ne tenait qu'à une chose — le départ d'Edward.

  — Jamais ! murmurai-je, toujours hypnotisée par ce dernier.

  Jacob fit mine de vomir. Je m'arrachai à ma contemplation pour le toiser.

  — Tu voulais autre chose, Jake ? Tu m'as fourrée dans de sales draps, mission accomplie. Charlie pourra toujours essayer de m'expédier dans un lycée militaire, cela ne m'empêchera pas de rester près d'Edward. Contre ça, personne ne peut rien. Alors, autre chose ?

  — Je souhaite juste rappeler quelques clauses du traité à ton buveur de sang d'ami, répliqua-t-il, toujours focalisé sur son ennemi juré. Si cet accord n'existait pas, je n'hésiterais pas une
seconde à l'égorger sur-le-champ, précisa-t-il.

  — Quelles clauses ? demandai-je.

  — Nous n'avons pas oublié, assura Edward au même moment.

  C'est à moi que répondit Jacob.

  — Le traité est clair. Si l'un d'eux mord un humain, la trêve est rompue. Et je précise bien : mordre. Pas tuer.

  Il daigna enfin poser son regard glacial sur moi. Il ne me fallut qu'une seconde pour saisir le distinguo, et mon visage devint aussi froid que le sien.

  — Cela ne te concerne en rien, rageai-je.

  — Un peu que...

  Soudain, il s'étrangla de fureur. Je ne m'étais pas attendue à ce que mes mots déclenchent une réaction aussi violente. En dépit de l'avertissement qu'il avait pour mission de délivrer, il n'avait pas dû savoir. Pour lui, nous prévenir était une mesure de précaution. Or, il découvrait que j'avais déjà arrêté ma décision de devenir un membre de la famille Cullen. Il était secoué par des convulsions, ou tout comme. Il serra les paupières et, appuyant ses poings contre ses tempes, se plia en deux pour tenter de maîtriser ses spasmes. Son visage avait pris une teinte d'un vert jaunâtre malgré sa peau cuivrée.

  — Jake ? m'inquiétai-je. Ça va ?

  J'avançai d'un demi-pas vers lui, mais Edward me plaça derrière lui.

  — Attention ! Il ne se contrôle plus.

  Pourtant, Jacob était déjà redevenu lui-même, et seuls ses bras tremblaient à présent. C'est empli d'une haine absolue qu'il fixa Edward.

  — Jamais je ne lui ferais de mal ! cracha-t-il, dédaigneux.

  Ni Edward ni moi ne fûmes dupes de l'accusation sous-jacente de cette phrase. Un sifflement s'échappa des lèvres d'Edward et, d'instinct, Jacob se mit presque en garde.

  — Bella ! Rentre à la maison tout de suite !

  Les rugissements de Charlie nous parvinrent de la route, et nous nous figeâmes, écoutant le silence qui suivit, et que je fus la première à rompre.

  — Flûte ! marmonnai-je.

  L'expression furieuse de Jacob se dissipa.

  — Je suis désolé, grommela-t-il. Il fallait que j'agisse. Que j'essaie...

  — Merci beaucoup.

  Les trémolos de ma voix gâchèrent le sarcasme que j'avais voulu mettre dans ma réponse. Je commençai à m'éloigner sur le sentier, m'attendant à moitié à ce que Charlie déboule à travers les fougères, tel un taureau enragé. Avec moi dans le rôle du drapeau rouge.

  — Juste une dernière chose, me dit Edward avant de s'adresser à Jacob. Nous n'avons découvert nulle trace de Victoria sur notre territoire. Et vous ?

  — La dernière fois, c'est quand Bella était... partie, le renseigna Jacob, bien qu'il eût pu s'en dispenser, puisque Edward était capable de lire en lui. Nous lui avons laissé croire qu'elle avait réussi à s'introduire chez nous ; nous l'avons encerclée, prêts à la piéger... puis elle a filé comme une furie. Pour autant que nous sachions, elle a flairé l'odeur de votre petite femelle et a pris peur. Depuis, elle n'a pas remis le pied sur nos terres.

  — Quand elle reviendra, oubliez-la. Elle n'est plus de votre ressort. Nous...

  — Bella ! s'égosilla Charlie. J'ai vu sa voiture, je sais que tu es quelque part dans le coin. Si tu n'es pas à la maison dans une minute...

  Il ne prit même pas la peine de formuler sa menace.

  — Allons-y, décréta Edward.

  Je regardai une dernière fois Jacob, déchirée. Le reverrais-je jamais ?

  — Navré, chuchota-t-il, si doucement que je fus obligée de déchiffrer le mot sur ses lèvres. Au revoir, Bella.

  — Tu as promis, lui rappelai-je, désespérée. Toujours amis.

  Il secoua lentement le menton, et la boule dans ma gorge faillit m'étouffer.

  — Tu sais que j'ai tout fait pour tenir ma promesse. Mais... je ne vois pas comment je pourrais continuer. Plus maintenant...

  Il lutta pour conserver son masque de froideur, qui vacilla néanmoins.

  — Tu vas me manquer, ajouta-t-il dans un souffle.

  Il tendit une main vers moi, doigts écartés, comme s'il regrettait qu'ils ne soient pas assez longs pour m'effleurer.

  — Toi aussi, balbutiai-je en imitant son geste.

  Nous étions reliés, et l'écho de son chagrin résonnait en moi. Sa tristesse, ma tristesse.

  — Jake...

  Je fis un pas vers lui. J'avais envie de nouer mes bras autour de son torse et d'effacer la douleur qui imprégnait ses traits. Une fois de plus, Edward m'obligea à reculer, plus sèchement à présent.

  — Laisse-moi, lui ordonnai-je. Tout va bien.

  — Non, rétorqua-t-il.

  — Lâche-la ! gronda Jacob, en cédant de nouveau à la colère. Elle le veut.

  Il avança de deux grandes enjambées, une lueur mauvaise dans les yeux. Il frissonnait de partout, et sa poitrine sembla prendre de l'ampleur. Edward me plaça derrière lui, et fit face à Jacob.

  — Non ! Edward...

  — Isabella Swan ! hurla mon père.

  — Arrête ! Charlie est en train de devenir fou. Vite !

  Je le tirai par la manche, et il se détendit un peu. Il recula lentement en m'entraînant avec lui sans jamais quitter Jacob du regard. Ce dernier nous observait d'un air lugubre et morose. Juste avant que la forêt se referme sur lui, la douleur démolit son masque de dureté. Je compris que ce visage me hanterait jusqu'à ce que je le revoie sourire un jour. Alors, je me promis de le faire sourire de nouveau. De trouver un moyen de préserver notre amitié. Edward me collait contre lui, et ce fut la seule chose qui m'empêcha de fondre en larmes.

  J'avais de sérieux problèmes.

  Mon meilleur ami me considérait désormais comme une ennemie.

  Victoria était toujours en liberté et menaçait tous ceux que j'aimais.

  Si je ne devenais pas très rapidement un vampire, les Volturi me tueraient.

  Et voilà que, à présent, si je me transformais, les loups-garous Quileute essayeraient de faire le boulot à leur place, sans oublier de massacrer mon clan par la même occasion. À mon avis, ils n'avaient guère de chances d'y parvenir, mais Jacob serait-il tué dans l'entreprise ?

  Des problèmes vraiment très sérieux. Pourquoi alors me parurent-ils insignifiants quand, émergeant de la dernière rangée d'arbres, je découvris le visage empourpré de Charlie ?

  Edward me serra légèrement.

  — Je suis là, me dit-il.

  J'inspirai profondément. C'était vrai. Edward était là, il m'enlaçait. Tant que ça durerait, je serais capable d'affronter n'importe quoi.

  Carrant les épaules, j'avançai vers mon triste sort, solidement soutenue par mon destin.

  1 Roméo et Juliette, acte V, scène 3.

 

 

 


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