LE GRAND VOYAGE
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Jean M. Auel
Les Enfants de la Terre
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Le grand voyage
(The Plains of Passage — 1990)
Traduction de Alexis Champon
1
A travers la brume poudreuse, la femme aperçut au loin un faible mouvement et se demanda s’il s’agissait du loup qu’elle avait vu gambader quelques instants plus tôt.
Elle jeta un coup d’œil inquiet à son compagnon et, plissant les yeux, chercha le loup dans le nuage qui montait du sol.
— Regarde, Jondalar ! s’écria-t-elle, le doigt tendu.
Sur sa gauche, on devinait les contours de tentes coniques balayées par les tourbillons de vent.
Embusqué, le loup guettait les êtres bipèdes dont la silhouette se dessinait de plus en plus clairement dans l’air chargé de poussière, leurs sagaies pointées vers les nouveaux arrivants.
— Je crois que nous avons atteint la rivière, Ayla, mais on dirait bien que nous ne sommes pas les seuls à vouloir camper ici, remarqua l’homme en tirant sur les rênes pour stopper son cheval.
D’une légère pression des jambes, la femme fit arrêter sa jument. Elle faisait tellement corps avec l’animal qu’elle avait à peine conscience de le diriger.
Un grondement menaçant sortit de la poitrine du loup et Ayla nota qu’il avait abandonné sa position défensive pour passer en posture d’attaque. Il allait bondir ! Elle émit un sifflement aigu, comme un appel d’oiseau inconnu. Le loup quitta l’affût et s’élança vers la femme à cheval.
— Ici, Loup ! commanda-t-elle, accompagnant son ordre d’un geste de la main.
Les deux cavaliers s’approchèrent des inconnus postés devant les tentes, le loup trottant aux côtés de la jument louvette.
Un vent violent et capricieux, chargé de particules de lœss, les enveloppa, faisant disparaître à leur vue la troupe menaçante. Ayla passa sa jambe par-dessus la croupe de sa jument et se laissa glisser à terre. Elle s’agenouilla à côté du loup, une main sur son échine, l’autre contre son poitrail, pour le calmer et le retenir si nécessaire. Elle sentait la gorge de l’animal frémir d’un grondement féroce et ses muscles bandés, prêts à la détente. Elle leva la tête vers Jondalar. Une fine pellicule de poussière recouvrait les épaules et les longs cheveux blonds de l’homme à la haute stature. La robe de son alezan avait viré du brun au jaune grisâtre et ressemblait maintenant à celle, plus banale, de la vigoureuse jument. Whinney – c’était le nom de la jument – et Ayla avaient aussi la même couleur. Bien qu’on fût encore au début de l’été, les vents violents qui soufflaient des glaciers du nord desséchaient déjà les steppes sur un vaste espace au sud des montagnes.
Contre elle, Ayla sentit monter la tension du loup, et c’est alors qu’elle vit s’avancer, au milieu des hommes armés de sagaies, quelqu’un habillé comme Mamut les jours de grande cérémonie, les vêtements peints et décorés de symboles énigmatiques et la tête recouverte d’un masque aux cornes d’aurochs.
— Allez-vous-en, esprits mauvais ! Partez ! hurla le mamut en agitant un bâton d’un geste menaçant.
Ayla crut déceler une voix féminine à travers le masque. En tout cas, les mots avaient été prononcés en mamutoï. Bâton levé, le mamut se précipita vers eux, et Ayla dut retenir le loup. Le personnage masqué se mit à psalmodier et à danser d’avant en arrière en levant haut les genoux, comme s’il voulait les effrayer ou les chasser, et ne réussit qu’à faire peur aux chevaux.
Ayla s’étonna de voir Loup prêt à attaquer. D’habitude, les loups ne s’en prennent pas aux humains. Puis, elle se souvint : elle avait souvent observé le comportement des loups lorsqu’elle apprenait à chasser. Elle savait qu’ils étaient affectueux et loyaux avec leur propre bande, mais qu’ils n’hésitaient pas à chasser les étrangers de leur territoire. On racontait même que des loups avaient égorgé d’autres loups pour protéger leur groupe.
Pour le bébé loup, recueilli et élevé par Ayla dans le foyer mamutoï, le Camp du Lion constituait sa bande, et tout autre humain n’appartenant pas à ce camp était pour lui un loup étranger. Lorsqu’il avait grandi, il s’était mis à gronder et à montrer les dents quand un étranger leur rendait visite. Là, en territoire inconnu, celui d’une autre bande, peut-être, il n’était pas étonnant qu’il se mît sur la défensive à la vue d’hommes armés de sagaies. Pour quelle raison, d’ailleurs, les habitants de ce Camp les brandissaient-ils ?
La mélopée était familière à Ayla, et elle comprit soudain pourquoi. Les paroles appartenaient à la langue sacrée connue des seuls mamuti. Ayla ne saisissait pas tous les mots, Mamut ayant juste commencé à les lui apprendre avant qu’elle ne parte. Mais elle devinait que les incantations, bien que destinées à amadouer, exprimaient en réalité la même intention que les invectives en mamutoï prononcées plus tôt. Il s’agissait d’exhorter l’étrange loup et les esprits des hommes-chevaux à les laisser en paix et à s’en retourner dans le monde des esprits.
Pour que le peuple du Camp ne la comprît pas, Ayla expliqua en Zelandonii les paroles du mamut.
— Alors, ils nous prennent pour des esprits ! s’exclama Jondalar. Ah, je comprends, maintenant. J’aurais dû le deviner. Ils nous menacent avec leurs sagaies parce qu’ils ont peur de nous. Et cela risque de se reproduire chaque fois que nous rencontrerons des êtres humains sur fourrure.
— Au début, à la Réunion d’Été, les Mamutoï n’étaient pas rassurés, eux non plus, rappela Ayla. Ils ont mis du temps avant d’accepter que des chevaux et Loup se promènent en liberté parmi eux.
— Dans la grotte de ta vallée, le jour où, en ouvrant les yeux, je t’ai vue aider Whinney à mettre bas Rapide, j’ai moi-même cru que le lion m’avait tué et que je me retrouvais dans le monde des esprits, renchérit Jondalar. Peut-être devrais-je descendre de cheval moi aussi, et leur montrer que je suis un simple mortel, et non pas un esprit d’homme-cheval.
Jondalar s’exécuta, mais il garda dans ses mains la corde, attachée au licol qu’il avait fabriqué. Rapide secouait la tête, piaffant et reculant devant le mamut qui chantait toujours en agitant son bâton. De sa tête baissée, Whinney frôlait le dos d’Ayla, agenouillée devant elle. Ayla n’utilisait ni corde ni licol, elle menait son cheval à l’aide de simples pressions des jambes et de mouvements du corps.
Saisissant des bribes du langage étrange que parlaient les esprits, et voyant Jondalar descendre de sa monture, le chaman psalmodia encore plus fort, suppliant les esprits de se retirer, essayant de les amadouer avec des promesses de cérémonies en leur honneur et de cadeaux.
— Tu devrais leur dire qui nous sommes, proposa Ayla. Ce mamut a l’air bien effrayé.
Jondalar raccourcit sa longe. Affolé, Rapide tentait de se cabrer, et les cris du mamut, son bâton menaçant, n’arrangeaient rien. Même Whinney cédait à la panique, bien qu’elle fût d’une nature plus calme que son fougueux rejeton.
— Écoutez-moi, nous ne sommes pas des esprits, déclara Jondalar, profitant d’une pause du mamut. Je suis un visiteur, j’entreprends le Voyage. Et elle, ajouta-t-il en désignant Ayla, c’est une Mamutoï. Elle appartient au Foyer du Mammouth.
Les autres se regardèrent, surpris. Le mamut cessa ses incantations, agitant cependant son bâton de temps à autre pendant qu’il étudiait les voyageurs de plus près. Peut-être avait-il affaire à des esprits qui tentaient de l’abuser, mais du moins parlaient-ils une langue intelligible. Finalement, le mamut prit la parole.
— Pourquoi devrions-nous vous croire ? Comment savoir si vous n’essayez pas de nous tromper ? Vous prétendez qu’elle est du Foyer du Mammouth, mais où est sa marque ? Son visage n’est pas tatoué.
— Il n’a pas dit que j’étais une mamut. Il a dit que j’appartenais au Foyer du Mammouth.
Le vieux Mamut, du Camp du Lion, avait commencé à m’enseigner son savoir avant mon départ, mais je ne suis pas entièrement initiée.
Le mamut parlementa avec un homme et une femme.
— Celui-là, déclara-t-il ensuite en désignant Jondalar, est bien un visiteur, comme il l’affirme. Il parle avec un accent étranger. Mais toi, tu prétends être une Mamutoï, pourtant, tu ne parles pas comme eux.
Jondalar retint son souffle. Il est vrai qu’Ayla avait un accent prononciation n’était pas désagréable – en fait, il la trouvait mélodieuse – mais elle était bizarre. Ce n’était pas un accent étranger, c’était comme un langage presque inconnu. Ayla avait conservé l’accent guttural du langage oral limité qu’utilisait le peuple qui l’avait recueillie, jeune orpheline, et élevée.
— Je ne suis pas née mamutoï, avoua Ayla, retenant toujours Loup. J’ai été adoptée par le Foyer du Mammouth, par Mamut lui-même. Cette déclaration provoqua un brouhaha, et un nouveau conciliabule entre le mamut, l’homme et la femme.
— Si vous ne venez pas du monde des esprits, alors, comment expliquez-vous que le loup vous obéisse et que les chevaux acceptent de vous porter sur leur dos ? demanda le mamut, décidé d’en finir.
— C’est facile, si vous les recueillez quand ils sont tout petits, répondit Ayla.
— C’est ce que vous dites, mais ce n’est certainement pas la seule explication.
On ne pouvait pas tromper un mamut, du Foyer du Mammouth, lui aussi.
— J’étais là quand elle a ramené le bébé loup au campement, intervint Jondalar. Il était encore à l’âge où l’on tète, et j’étais sûr qu’il ne survivrait pas. Mais elle l’a nourri de viande hachée et de bouillon, en se relevant la nuit comme on fait avec les bébés d’homme. Tout le monde était étonné de le voir vivre et grandir, mais ce n’était que le début. Plus tard, elle lui a appris à obéir. Elle lui a interdit d’éclabousser en s’ébrouant, de semer le désordre dans le camp, et de mordre les enfants, même quand ils lui faisaient mal. Si je n’avais pas été témoin, jamais je n’aurais cru qu’on pouvait apprendre tout cela à un loup, ni qu’il comprendrait. Vous avez raison, il ne suffit pas de les recueillir jeunes. Elle s’est occupée du loup comme s’il était son enfant. Pour lui, elle est sa mère, voilà pourquoi il fait tout ce qu’elle lui demande.
— Et les chevaux ? demanda l’homme à côté du mamut.
Il avait épié le fougueux étalon et le grand homme blond qui le maîtrisait.
— Pour les chevaux, c’est pareil. On peut les dresser si on les prend jeunes et qu’on les soigne bien. Il faut du temps et beaucoup de patience, mais ils apprennent.
Tous avaient baissé leur sagaie, et écoutaient, captivés. Les esprits n’avaient pas coutume de s’exprimer dans un langage intelligible, mais le maternage d’animaux faisait bien partie de ces bizarreries qu’on attendait de leur part... S’agissait-il de phrases à double sens ?
La femme du Camp prit la parole.
— J’ignore la façon d’élever des animaux comme une mère, mais il y a une chose que je sais : le Foyer du Mammouth n’adopte pas d’étrangers pour en faire des Mamutoï. Ce n’est pas un Foyer ordinaire, il est voué à Ceux Qui Servent la Mère. On est destiné au Foyer du Mammouth, ou c’est lui qui vous choisit. J’ai un parent au Camp du Lion et je sais que Mamut est très vieux. C’est peut-être le plus vieil homme vivant. Pourquoi aurait-il décidé d’adopter quelqu’un ? En outre, Lutie ne l’aurais pas permis. Ce que vous dites est invraisemblable, nous n’avons aucune raison de vous croire.
Ayla releva une équivoque dans le discours de la femme, ou plutôt dans les expressions subtiles qui accompagnaient ses paroles : la raideur de son maintien, la tension de ses épaules, le pli soucieux de son front. On aurait dit qu’elle prévoyait des ennuis. Ayla comprit alors que sa langue n’avait pas fourché. La femme avait délibérément introduit un mensonge dans ses propos, un piège, en somme. Grâce à son éducation si particulière, la ruse n’échappa pas à Ayla.
Ceux qui avaient élevé Ayla et qu’on appelait les Têtes Plates, mais qui eux-mêmes se nommaient le Clan, communiquaient entre eux avec profondeur et précision malgré un langage oral très primitif. Leur capacité d’articulation limitée leur avait valu d’être qualifiés de moins qu’humains, d’animaux tout juste bons à grogner. En fait, ils utilisaient un langage fort complexe composé de gestes et de signes.
Le peu de mots qu’utilisait le Clan – et que Jondalar pouvait à peine reproduire, tout comme Ayla avait des difficultés à prononcer certains sons Zelandonii ou mamutoï – étaient articulés avec une vocalisation spéciale et ne servaient qu’à accentuer le sens des gestes, ou alors à nommer des choses ou des personnes. Le maintien, la posture, et les jeux de physionomie apportaient les nuances et donnaient à la langue toute sa variété et sa profondeur, exactement comme l’intonation et l’inflexion pour le langage verbal. Mais avec un tel mode de communication, il était impossible de mentir sans se trahir. Le mensonge était inconnu.
En apprenant leur langue, Ayla avait aussi appris à déceler et à déchiffrer les infimes mouvements corporels et les expressions du visage, indispensables pour une parfaite compréhension. S’initiant au Zelandonii avec Jondalar, et à mesure qu’elle progressait en mamutoï, Ayla s’était rendu compte qu’elle percevait les signaux involontaires contenus dans chaque mimique et dans chaque geste, et ce, même chez les gens censés n’avoir recours qu’au langage verbal.
Elle découvrit qu’elle comprenait au-delà du contenu des mots et cette découverte lui causa d’abord un véritable désarroi. Les mots et les gestes qui les accompagnaient étaient parfois contradictoires, or elle ignorait l’existence du mensonge. Elle ne connaissait qu’une façon de ne pas dire la vérité : se taire.
Elle finit par saisir que certains mensonges n’étaient proférés que par pure courtoisie, mais ce ne fut qu’en acquérant le sens de l’humour dont l’un des ressorts est de dire une chose en sous-entendant une autre, qu’elle saisit soudain la nature du langage oral, et par là, celle du peuple qui l’utilisait. Sa capacité d’interpréter les signes inconscients lui procura alors une dimension inattendue dans sa compréhension de la langue : la faculté presque inquiétante de percevoir ce que les gens voulaient vraiment dire. Elle en retirait un avantage considérable. Quoiqu’elle ne pût mentir elle-même, elle savait presque toujours si on lui disait la vérité.
— Lorsque j’étais au Camp du Lion, je n’ai rencontré personne du nom de Lutie, déclara Ayla qui avait décidé d’être directe. Ceux Qui Ordonnent se nomment Talut et Tulie, sa sœur.
La femme approuva d’un imperceptible signe de tête.
— Je sais qu’il n’est pas dans les usages d’être adopté par le Foyer du Mammouth, d’habitude, on y est destiné, poursuivit Ayla. Talut et Nezzie voulaient m’adopter, Talut avait même agrandi le foyer afin de construire un abri pour les chevaux, mais le vieux Mamut a surpris tout le monde. C’est pendant la cérémonie qu’il m’a adoptée. Il a dit que j’appartenais au Foyer du Mammouth, que j’avais été élue dès ma naissance.
— Si tu avais amené ces chevaux au Camp du Lion, je comprends que le vieux Mamut ait pu dire une chose pareille, déclara l’homme. La femme lui jeta un regard courroucé et marmonna quelques mots.
Il y eut un nouveau conciliabule à trois. L’homme avait décidé que les étrangers étaient des humains et non des esprits leur jouant un tour ou s’ils étaient des esprits, qu’ils n’étaient pas dangereux. Toutefois, il ne croyait pas qu’ils étaient ce qu’ils prétendaient. L’explication de l’homme à la haute stature sur le comportement étrange des animaux ne l’avait pas convaincu, il la jugeait trop simpliste, mais il était intéressé. Les chevaux et le loup l’intriguaient. La femme trouvait que les étrangers parlaient sans retenue et qu’ils se montraient trop amicaux. Elle était persuadée qu’ils leur cachaient quelque chose. Elle refusait de leur accorder sa confiance et ne voulait pas se compromettre avec eux.
Pour le mamut, la nature humaine
des voyageurs s’imposa après qu’il eut trouvé une explication plausible, pour un initié, à l’extraordinaire comportement des animaux. Il était sûr que la femme blonde était une Visiteuse aux grands pouvoirs, et que le vieux Mamut savait sans doute qu’elle avait reçu le don mystérieux de commander aux animaux. Peut-être l’homme avait-il aussi des pouvoirs particuliers. Quand leur Camp rejoindrait la Réunion d’Été, il serait passionnant de discuter avec ceux du Camp du Lion et d’avoir l’opinion des mamuti. Il était plus simple de croire à la magie qu’à cette idée grotesque qu’on puisse dresser les animaux.
Leur délibération ne déboucha sur aucun accord. La femme était mal à l’aise, les étrangers la troublaient. Elle aurait volontiers admis qu’elle avait peur si cette pensée l’avait effleurée. L’étalage de tels pouvoirs occultes la gênait mais son avis était minoritaire.
— Cet endroit où les rivières se rejoignent offre un bon emplacement pour dresser un campement, déclara l’homme. Notre chasse a été bonne, et un troupeau de cerfs géants vient dans notre direction. Il devrait arriver dans quelques jours. Si vous décidez de camper à côté de nous, vous pourrez participer à cette chasse.
— Nous te remercions de ton invitation, répondit Jondalar. Nous camperons ici pour la nuit, mais nous devons repartir demain matin.
L’invitation était prudente, loin de l’accueil qu’il avait reçu des étrangers qu’il avait rencontrés quand il voyageait à pied avec son frère. La formule de bienvenue exprimée au nom de la Mère offrait plus que l’hospitalité. C’était une invitation à tout partager. Celle, plus limitée, que leur faisait l’homme, montrait de la méfiance, mais au moins ne levait-on plus les sagaies contre eux.
— Alors, au nom de Mut, acceptez de partager notre dîner et nous serions heureux que vous déjeuniez avec nous demain matin.
Celui Qui Ordonne ne pouvait proposer plus, mais Jondalar sentait qu’il aurait aimé offrir davantage.