by Jean M. Auel
L’hiver était la saison préférée des rennes, qui se nourrissaient des lichens poussant sur les sols arides et les rochers. Ils étaient capables d’en déceler de loin le parfum appétissant, même si la plante était enfouie sous d’épaisses couches de neige qu’ils creusaient alors avec leurs sabots. L’été, ils mangeaient aussi bien de l’herbe que des feuilles d’arbustes.
Hiver comme été, l’élan et le renne avaient une prédilection pour les alpages, à une altitude moindre cependant que les caprins, et l’élan préférait l’herbe aux arbustes. Les ânes et les onagres choisissaient les hautes montagnes arides, alors que le bison paissait plus bas – au-dessus des chevaux toutefois, dont l’aire d’alimentation était plus vaste que celle des mammouths ou des rhinocéros.
Les plaines primitives, avec leurs pâturages complexes et variés, nourrissaient une multitude d’animaux des plus divers. Le climat froid et sec des hautes montagnes n’était pas comparable. Les moutons, les chèvres et les antilopes étendirent leur territoire jusqu’aux bas plateaux, mais les immenses troupeaux des plaines ne purent subsister sur les pentes abruptes et rocailleuses des hautes montagnes quand le climat se réchauffa.
Il en allait autrement des fragiles marais du nord. Trop humides pour que pousse l’herbe, les terres pauvres et acides ne produisaient qu’une végétation chargée de toxines, indigeste pour les grands troupeaux qui eussent ravagé cette flore délicate. Les variétés de plantes y étaient limitées, et trop pauvres en valeur nutritive pour suffire aux troupeaux. Seuls les animaux dotés de larges sabots évasés, comme le renne, pouvaient y survivre. Les bêtes énormes aux pattes courtaudes, ou les rapides coursiers aux sabots étroits, s’embourbaient dans la terre humide et boueuse. Il leur fallait un sol ferme et sec.
Plus tard, les pâturages des régions chaudes ou tempérées développèrent une végétation plus limitée, différente selon le climat et la température. On y trouvait peu de variétés en été, et trop de neige abondante en hiver. Les animaux équipés pour la terre ferme s’enlisaient dans la neige, et ne savaient pas la déblayer pour trouver leur nourriture. Si les cerfs subsistèrent dans les bois enneigés, c’était uniquement parce qu’ils mangeaient les feuilles des arbres. Les rennes, eux, savaient fouir la neige à la recherche du lichen. Les bisons et les aurochs survécurent, mais leur taille n’atteignit plus des proportions impressionnantes. Le nombre des autres animaux, comme les chevaux, diminuait à mesure que leur environnement naturel s’amenuisait.
La combinaison unique d’éléments rassemblés dans les steppes de l’Ere Glaciaire avait stimulé le développement de la vie d’une façon extraordinaire, et chacun de ces facteurs, le froid glacial, les vents cinglants et la glace, était indispensable. Lorsque les vastes glaciers se retirèrent vers les régions polaires, les immenses troupeaux fondirent aussi, et les gigantesques animaux virent leur taille rétrécir, à moins qu’ils ne disparussent complètement d’une terre devenue incapable de les nourrir.
Ayla s’inquiétait de la perte de son parflèche et des indispensables perches. Elle pensait à les remplacer, mais encore faudrait-il s’arrêter plus d’une nuit, et elle savait Jondalar anxieux d’avancer au plus vite.
De son côté, Jondalar pestait contre la tente trempée, mécontent de dépendre de son abri. En outre, les peaux souffriraient d’avoir été pliées et comprimées encore humides, et elles risquaient de pourrir. Il eût fallu les étendre tout en assouplissant le cuir pendant le séchage, bien que les peaux eussent été fumées au cours de leur fabrication. Cela prendrait plus d’une journée, Jondalar en avait peur.
Dans l’après-midi, ils approchèrent des gorges d’une grande rivière qui séparait les montagnes de la plaine. Grâce à leur position élevée, ils avaient la vue de l’autre côté du fleuve. Le contrefort des montagnes était troué de ravines et de couloirs creusés par les inondations, où couraient de nombreux affluents. C’était un fleuve important, grossi par les cours d’eau descendant de la face est des montagnes, et qui allait se jeter dans la mer intérieure.
En amorçant la descente vers le fleuve, Ayla trouvait des similitudes avec le paysage qui entourait le Camp du Lion, bien que le versant d’en face fût plus accidenté. Mais de ce côté-ci, les ravines creusées dans le lœss par la pluie et la neige étaient identiques, et les herbes hautes séchaient sur pied, comme là-bas. Dans la vallée alluviale, des mélèzes et des pins isolés étaient entourés de fourrés d’arbustes feuillus, et des massifs de massettes, de roseaux, et de joncs bordaient la rivière.
Arrivés au bord de l’eau, ils marquèrent une pause. Le fleuve était large et profond, grossi par les pluies récentes. Il allait falloir improviser un plan pour le traverser.
— Dommage que nous n’ayons pas de pirogue, regretta Ayla en repensant aux bateaux en peaux utilisés au Camp du Lion.
— Oui, tu as raison. Cela nous serait bien utile pour traverser sans mouiller nos affaires. C’est curieux, je ne me souviens pas d’avoir eu ce genre de problème avec Thonolan. Nous posions nos sacs sur des troncs d’arbre et nous traversions à la nage. Évidemment, nous n’avions rien d’autre. Avec les chevaux, c’est différent. On transporte davantage de matériel, mais c’est aussi plus de tracas.
Comme ils chevauchaient vers l’aval, tout en étudiant la situation, Ayla aperçut devant elle un groupe de frêles bouleaux. L’endroit lui parut si familier qu’elle s’attendit presque à voir la longue habitation semi-souterraine du Camp du Lion, creusée dans un terre-plein de la berge, avec son dôme recouvert d’herbe, et l’arche d’entrée d’une symétrie parfaite qui l’avait tant impressionnée la première fois. Tout à coup, elle vit réellement l’arche. Elle tressaillit sous le choc.
— Jondalar, regarde !
Il regarda la berge qu’elle pointait du doigt et vit non pas une, mais plusieurs arches symétriques, chacune signalant l’entrée d’une structure en forme de dôme. Ils mirent pied à terre et, avisant un sentier, grimpèrent au Camp.
La fébrilité qui s’empara d’Ayla à l’idée de rencontrer les habitants du Camp la surprit. Elle se rendit compte qu’ils n’avaient parlé à personne depuis longtemps. L’endroit était désert, et entre les deux défenses de mammouth qui formaient l’arche d’entrée, ils virent la petite statuette d’ivoire représentant une femme aux larges hanches et à la poitrine volumineuse.
— Ils sont partis, constata Jondalar. Ils ont laissé une donii pour garder le foyer.
— Ils sont à la chasse, ou à la Réunion d’Été, supposa Ayla, terriblement déçue. Ou alors en visite dans une autre tribu. Quel dommage ! J’avais tellement envie de rencontrer quelqu’un.
— Attends, Ayla. Où vas-tu ?
— Je retourne à la rivière, répondit-elle, surprise.
— Mais pourquoi ? L’endroit est idéal. Nous pouvons faire halte ici.
— Ils... ils ont laissé un mutoï... euh, une donii, pour garder le foyer. L’esprit de la Mère les protège. Ne troublons pas Son Esprit, cela nous porterait malheur, prévint Ayla, sachant pertinemment qu’il le savait aussi bien qu’elle.
— Non, nous pouvons rester si nous le voulons, insista Jondalar. Ce qui est interdit, c’est de prendre ce dont on n’a pas besoin. Ayla, il nous faut un abri. Notre tente est trempée, il faut attendre qu’elle sèche. Pendant ce temps, nous pourrons chasser et si la chance nous est favorable, nous trouverons une peau pour fabriquer un canoë.
Le visage soucieux d’Ayla s’éclaira lorsqu’elle comprit où il voulait en venir. Quelques jours leur seraient nécessaires pour se remettre du cataclysme et remplacer ce qui avait été perdu.
— Et nous trouverons peut-être assez de peaux pour faire un parflèche ! s’exclama-t-elle. Après trempage et épilage, le cuir brut se travaille vite, ça ne prend pas plus de temps que de sécher de la viande. On l’étire et on le laisse durcir, c’est tout. Et regarde les bouleaux là-bas, ajouta-t-elle en montrant la rivière. Il y a de quoi faire de belles perches. Tu as raison, Jondalar, restons ici quelques jours. La Mère comprendra. Nous laisserons d
e la viande séchée pour les habitants de ce Camp... si notre chasse est bonne. Quel foyer choisir ?
— Pourquoi pas le Foyer du Mammouth ? C’est celui où on reçoit les invités.
— Tu crois qu’il y a un Foyer du Mammouth ? C’est... c’est un Camp de Mamutoï ?
— Je n’en sais rien. Il n’est pas conçu comme le Camp du Lion, remarqua Jondalar.
En effet, les sept constructions arrondies recouvertes de terre battue et de glaise remplaçaient l’unique et vaste caverne où ils avaient vécu un hiver entier. Ce Camp devait abriter une communauté d’hommes et de femmes plus ou moins apparentés.
— C’est vrai, approuva Ayla en s’arrêtant devant une des entrées. Il ressemble plutôt au Camp du Loup, où se tenait la Réunion d’Été.
Elle hésitait encore à pousser la lourde peau et pénétrer chez des étrangers qui ne l’avaient pas invitée, en dépit des coutumes qui voulaient que tout refuge fût utilisé lorsqu’il était question de survie.
— A la Réunion d’Été, certains jeunes trouvaient que les grandes cavernes étaient dépassées, affirma Jondalar. Ils préféraient l’intimité des petites abritant une ou deux familles seulement.
— Tu veux dire qu’ils aiment mieux rester entre eux ? Une ou deux familles par foyer ? Pour un Camp d’hiver ?
— Non, personne ne veut s’isoler en hiver. Ils se regroupent, mais chacun vît dans son habitation. Il y en a toujours cinq ou six, parfois plus. Ceux à qui j’ai parlé trouvent plus facile d’en construire une petite pour une ou deux familles, qu’une seule grande pour tout le monde. Mais les familles restent groupées dans le même Camp, partagent les mêmes activités, la nourriture, et travaillent toutes ensemble à la collecte et à l’accumulation des vivres pour l’hiver.
Il écarta la peau accrochée aux défenses de mammouth et pénétra dais l’habitation en se baissant. Derrière lui, Ayla retint la lourde tenture pour laisser entrer la lumière.
— Qu’en dis-tu, Ayla ? Crois-tu que des Mamutoï habitent ici ?
— Oui, peut-être. Comment en être sûre ? Tu te souviens du Camp sungaea où nous nous sommes arrêtés sur le chemin de la Réunion d’Été ? On aurait dit un Camp de Mamutoï. Ses habitants avaient sans doute des coutumes un peu différentes, mais tout prouvait que c’étaient des Chasseurs de Mammouths. Mamut prétendait que même leurs rites funéraires étaient très proches. Il pensait qu’ils étaient de lointains parents des Mamutoï. J’avais pourtant remarqué que leurs dessins étaient différents, dit-elle en essayant de se souvenir. Et aussi leurs habits... je pense en particulier au beau châle en laine de mammouth qui recouvrait le corps de la jeune fille morte. Mais c’est vrai, chez les Mamutoï, on trouve aussi plusieurs motifs. A la décoration de sa tunique, Nezzie savait à quel Camp tel Mamutoï appartenait. Alors que moi, je voyais à peine une différence.
Le jour pénétrait suffisamment pour laisser voir que la construction ne possédait pas de structure en bois, à l’exception de quelques perches en bouleau disposées à certains endroits stratégiques. La charpente était faite d’os de mammouth. Les os de ces énormes bêtes fournissaient le matériau le plus robuste et le plus abondant des steppes dépourvues d’arbre.
Beaucoup de ces ossements provenaient d’animaux ayant succombé à une mort naturelle. On les ramassait quand on découvrait une carcasse dans la steppe, mais le plus souvent ils étaient charriés par les rivières en crue et s’entassaient comme les arbres morts au creux d’un méandre ou contre un barrage naturel. Parfois, on construisait des abris au bord des rivières, près de ces amoncellements d’os et de défenses, précisément.
Il fallait se mettre à plusieurs pour soulever un seul os et on préférait éviter de transporter de telles charges. La charpente en os de mammouth d’une petite caverne pesait plus d’une tonne. Un tel travail n’était pas l’œuvre d’une seule famille, mais l’effort d’une communauté tout entière dirigée par un homme expérimenté, et organisée par un chef capable de se faire obéir.
Ce qu’on appelait un Camp était en fait un village, et ses habitants n’étaient pas des nomades de passage. C’étaient des sédentaires vivant de chasse et de cueillette. On abandonnait parfois le Camp en été, pour aller chasser ou collecter des provisions qu’on entassait ensuite dans des fosses. Il arrivait que les habitants d’un Camp aillent en visite dans d’autres villages, afin d’échanger des nouvelles ou des marchandises.
— Non, ce n’est pas le Foyer du Mammouth, fit Jondalar en laissant retomber le rideau qui souleva un nuage de poussière.
Ayla redressa la petite figurine dont les pieds avaient été à peine esquissés pour qu’on pût la planter dans le sol afin qu’elle garde l’entrée, et accompagna Jondalar au foyer suivant.
— Celui-ci est sûrement le foyer du chef ou du mamut, ou des deux à la fois, déclara Jondalar.
Ayla nota que la construction était plus vaste et la statuette gardant l’entrée plus élaborée.
— Si ce sont des Mamutoï, c’est bien là qu’habite le mamut, confirma-t-elle. Le foyer de Ceux Qui Ordonnent du Camp du Lion était plus petit que celui de Mamut, qui recevait les visiteurs et servait de lieu de réunion.
Debout à l’entrée, ils maintinrent le rideau ouvert le temps de s’habituer à l’obscurité. C’est alors qu’ils virent briller deux points minuscules. Loup gronda et Ayla renifla une présence qui la rendit nerveuse.
— Jondalar, n’avance pas ! Loup, ici !
— Qu’y a-t-il ? s’inquiéta Jondalar.
— Tu ne sens rien ? Un animal se cache ici, un blaireau, je crois. Si on l’effraye, il va répandre une puanteur qui ne s’en ira pas facilement, et on ne pourra pas utiliser ce foyer. Ceux qui vivent ici auront eux aussi du mal à se débarrasser de l’odeur. Laisse le rideau ouvert, Jondalar, il partira peut-être de lui-même. Ces bestioles vivent dans des terriers et n’aiment pas la lumière, même s’il leur arrive de chasser pendant la journée.
Loup s’était mis à gronder, impatient de se ruer sur la fascinante créature. Mais, comme la plupart des plantigrades de son espèce, le blaireau, grâce à ses glandes anales, aspergeait ses agresseurs d’un puissant jet puant et Ayla n’avait nulle envie que le louveteau empestât l’atmosphère des effluves pestilentiels de sa proie. Mais comment retenir Loup plus longtemps ? Si le blaireau tardait à sortir de sa cachette, elle devrait utiliser des moyens plus radicaux pour le déloger.
Les petits yeux du blaireau voyaient mal, néanmoins ils fixaient l’entrée avec la plus grande attention. Quand elle comprit que l’animal ne bougerait pas, Ayla détacha la fronde dont elle ceignait son front, et sortit quelques pierres de la bourse pendue à sa taille. Elle en introduisit une dans la poche de la fronde, visa les deux points lumineux, et d’un geste vif et précis, décocha son tir. Un bruit mat claqua, et les deux petites lumières s’éteignirent.
— Je crois que tu l’as eu ! s’écria Jondalar.
Ils patientèrent un peu pour s’assurer que l’animal ne bougeait plus, puis s’avancèrent et constatèrent avec effarement que le blaireau d’au moins trois mètres du museau à la queue, écroulé sur le sol avec une blessure sanglante à la tête, avait saccagé tout ce qu’il avait pu trouver dans l’abri. Tout était sens dessus dessous ! Le sol de terre battue avait été labouré, avec des trous çà et là dont certains contenaient les excréments de l’animal. Les peaux et les fourrures qui recouvraient les litières surélevées étaient rongées et déchiquetées ; les plumes, la laine ou le foin des paillasses jonchaient le sol avec des lambeaux de tapis et des boîtes en osier. Le blaireau avait creusé ses propres entrées dans le mur épais.
— Regarde-moi ça ! s’écria Ayla. Je n’aimerais pas trouver des dégâts pareils en rentrant chez moi.
— Quand on laisse un abri inoccupé, c’est toujours ce qu’on risque. La Mère ne protège pas le foyer de Ses autres créatures. Ses enfants doivent s’adresser directement à l’esprit de l’animal et se défendre seuls contre les animaux de ce monde. Nous pourrons au moins nettoyer l’endroit un peu, si
nous ne parvenons pas à tout réparer.
— Je vais dépouiller le blaireau et leur laisser la peau, décida Ayla. Ils sauront qui est responsable des dégâts, et la peau leur sera toujours utile, conclut-elle en traînant l’animal dehors.
A la lumière du jour, elle remarqua le dos gris avec ses poils piquants, ceux du dessous plus sombres, et la tête aux rayures blanches et noires, typique du blaireau. Elle lui fendit la gorge avec une lame de silex aiguisée et le laissa saigner. Ensuite, elle alla s’asseoir quelques instants dans l’abri avant d’explorer les autres habitations. Elle essaya d’imaginer le foyer avec ses habitants, et regretta, un pincement au cœur, qu’ils fussent partis. La solitude est une chose pesante, se dit-elle en remerciant Jondalar de sa présence. Elle se sentit tout d’un coup éperdue d’amour pour lui.
Elle porta la main à l’amulette pendue à son cou, en palpa le contenu et pensa à son totem. Elle ne pensait plus autant à l’esprit protecteur du Lion des Cavernes. C’était un esprit du Clan, bien que Mamut eût affirmé qu’il la suivrait toujours. Lorsqu’il parlait du monde des esprits, Jondalar se référait à la Grande Terre Mère et elle-même songeait davantage à la Mère depuis l’initiation qu’elle avait reçue de Mamut, même si elle croyait que c’était son Lion des Cavernes qui avait mené Jondalar jusqu’à elle et qu’elle eût souvent envie de communiquer avec l’esprit de son totem.
Ayla ferma les yeux et dirigea ses pensées vers son totem en se servant de l’ancien langage sacré à base de signes que le Clan utilisait pour s’adresser au monde des esprits, et pour communiquer avec d’autres clans dont le langage courant différait du leur.