— Ne t’inquiète pas de ça.
Il me prend les sacs des mains avec un clin d’œil et s’éloigne. Je suppose que nous sommes censés le suivre. Le clin d’œil m’a agacée un brin, mais je ne peux m’empêcher de noter qu’il a de jolies fesses. Je jette un œil à ma mère. J’ai l’intuition qu’elle pense la même chose. Entre le claquement de mes mules et celui des semelles Dr Scholl de ma mère, nous faisons un boucan du diable, si bien que j’ai peine à entendre ce que dit Bill par-dessus son épaule.
— Nous pouvons tout charger dans mon van, si tu veux, et je vous ramènerai en ville.
Dieu existe.
Tout en remerciant mon ex-beau-frère avec effusion, nous descendons bruyamment les escaliers jusqu’à la voiture. Des aboiements excités s’échappent de la banquette arrière, en provenance de ce qui ressemble à un golden retriever hyperactif.
Zut.
Bill fronce les sourcils en détaillant ma tenue.
— J’espère que Mike ne pose pas de problème ?
Je lui dédie un faible sourire et secoue la tête, tout en tentant d’éviter l’animal démonstratif qui jaillit de la voiture dès que la porte s’ouvre, pris de frénésie en se demandant qui embrasser en premier.
— Maman nous attend pour déjeuner, dit Bill.
Ma mère et moi nous disputons brièvement pour déterminer qui va s’asseoir à l’avant. Elle gagne.
Peu importe. D’ailleurs je préfère gérer le chien que l’homme. Une fois entassés dans la voiture, Mike s’affale à moitié sur mes genoux, heureux comme… eh bien comme un chien qui prend un humain pour oreiller. Je soupire.
Nous démarrons. Comme toujours, il me faut un moment pour m’habituer au rapport arbre/ciment, ici inversé par rapport à New York. Je m’emploie à essuyer la condensation de l’haleine canine sur mon bras quand une pensée me pétrifie.
— Mon Dieu! Greg ne sera pas présent, n’est-ce pas?
Bill secoue la tête. Ses boucles brunes effleurent presque ses épaules de pilier de rugby. Je crois que l’expression consacrée pour le décrire est tombeur. Son eau de toilette est un peu trop forte pour mon goût, son attitude un brin trop assurée. Et son ostentation à soutenir le camp adverse un peu trop prononcée, même de mon point de vue. Mais ce mec possède une voiture et se propose de transporter mon barda à New York. Il lui pousserait des dents de vampire et de la fourrure à la pleine lune que je m’en moquerais.
— D’après ce que je sais, il fait une retraite pendant deux semaines. Personne ne sait où.
Ses yeux gris m’observent dans le rétroviseur.
— Il t’a fait un sale coup au mariage, dit-il, l’air sincère.
Bill était invité — j’avais insisté — mais il n’est pas venu. Pour des raisons plus compréhensibles que celles de son frère, dirais-je.
— C'est la vie, dis-je en haussant les épaules.
J’intercepte son sourire dans le rétro, un sourire dont une mortelle plus faible que moi devrait se méfier. Ai-je précisé que Billy était divorcé ? Deux fois divorcé ?
— Et c’est tant mieux ? demande-t-il.
Il me semble entendre ma mère murmurer : « C'est peu de le dire. »
Mais j’ai accumulé davantage d’expériences que je n’aime l’avouer et me contente d’un « Ah. »
Dans le rétro, les sourcils se haussent.
— Ah ?
— Tu me dragues.
Bill rit, pas gêné du tout. Rire agréable, je dois l’admettre.
— Moi qui me donnais tant de mal pour paraître compatissant.
Ce type a un toupet d’enfer, mais sa franchise est rafraîchissante. Vraiment. Et je suis bien placée pour comprendre la compulsion qui vous pousse à contrarier vos parents au maximum, même si ses méthodes sont un peu extrêmes. Miss Ego, qui boudait dans un coin de mon cerveau depuis qu’elle s’est fait réprimander par ses copines pleines de bonnes intentions, relève la tête, pleine d’espoir. Pour rien. Pour l’instant j’ai d’autres chats à fouetter.
— Donc… ta mère et toi gardez le contact ?
Bill hausse les épaules.
— De temps en temps. Un truc maternel, je suppose. Elle n’a pas le cœur de me rayer de son existence. Même si mon père fait comme si je n’existais pas.
— Peux-tu l’en blâmer ?
Il rit.
— Non, je suppose que non.
S'ensuit une conversation entre Bill et ma mère à laquelle je n’ai aucune envie de participer. Je préfère ruminer ce que Bill nous a appris de Greg « qui fait une retraite ». Qu’est-ce que cela signifie exactement ? En particulier en ce qui concerne les factures que j’ai fait suivre à son bureau ? Suis-je grossière et insensible de me soucier des questions financières une semaine à peine après avoir eu le cœur brisé ?
Dieu merci, les commandes réalisées le mois dernier viennent de me rapporter une belle somme. Pas assez pour boucher le trou, mais au moins je resterai à flot.
Je sombre dans un silence morose tandis que ma mère et Bill continuent leur discussion concernant le meilleur candidat démocrate lors des prochaines présidentielles. Ce qui me pousse à m’interroger sur l’un des grands mystères de l’existence : pourquoi, oh pourquoi, si Dieu est tout-puissant, se plante-t-il dès qu’il s’agit d’assortir les bons enfants avec les bons parents ?
La propriété des Munson en impose — pierres grises, bordures d’un blanc immaculé, fenêtres à profusion, quelques colonnes pour faire bonne mesure. Le tout dans un style très traditionnel, très classe, datant probablement des années 50. Bill arrête le van juste après l’entrée principale et le gare sous un érable immense dont les branches surplombent l’allée. Ma mère et moi n’avons pas bougé que Bill est descendu de voiture, en a fait le tour et a ouvert la porte à ma mère, puis à moi.
— J’ai quelques courses à faire, annonce-t-il.
Mike bondit de mes genoux, laissant un creux profond dans ma cuisse droite. Bill se penche sur le chien tout excité, le saisit par le collier et le fait rentrer dans la voiture.
— Je passe vous reprendre dans disons…
Il consulte sa montre.
— … une heure ?
Ma mère et moi échangeons un regard.
— Tu ne déjeunes pas avec nous ?
Il rit.
— Non. Papa est dans les parages aujourd’hui, c’est le jour où il maintient le contact avec ses électeurs. Je préfère ne pas traîner dans le secteur.
Il regagne le siège du conducteur.
— A plus tard.
Et il démarre.
— Je t’avais bien dit qu’il s’agissait d’une famille bizarre, marmonne ma mère tandis que nous approchons, toujours aussi bruyamment.
Je me mords la langue pour ne pas répondre.
Concetta, la gouvernante salvadorienne des Munson, ouvre la porte avant que nous n’ayons sonné. Derrière elle se tient Phyllis, arborant un sourire appliqué avec autant de soin que son rouge à lèvres à vingt dollars.
— Vous êtes pile à l’heure ! s’exclame Phyllis tandis que la domestique s’efface.
Son regard cible ma mère, juste derrière moi. Si la présence inattendue de Nedra l’a désarçonnée, elle n’en montre rien. Elle serre ses mains dans les siennes en guise de bienvenue, avant de m’envelopper avec effusion d’une étreinte parfumée que je lui rends avec hésitation. Presque aussi grande que moi, elle semble frêle, davantage une illusion qu’une femme réelle. Phyllis perçoit mon malaise et s’écarte, ses mains posées sur mes bras, en signe d’une sympathie à laquelle se mêle autre chose, indéfinissable, qui flotte aussi dans ses yeux bleu pâle. Je me raidis, paniquée. Elle va me parler et je ne saurais pas répondre intelligemment. Pour vous dire la vérité, cette femme m’épate, même si elle n’a jamais rien fait qui justifie cette réaction. A part être parfaite. A mon intense soulagement, elle se contente de sourire et de commenter ma tenue.
— C'est absolument adorable ! s’exclame-t-elle, jetant un coup d’œil à ma mère dans l’espoir qu’elle
acquiesce.
Comprenant très vite qu’elle obtiendra peu de soutien de ce côté, elle reporte son regard sur moi. Ses cheveux couleur de blé, coupés à la perfection, balaient les épaules de son chemisier de soie rose pâle.
— Que ne donnerais-je pas pour avoir l’âge de porter ces couleurs ! Et ces jambes !
Elle rit.
— J’avais des jambes comme ça, il y a environ un million d’années !
Je parie que sous son pantalon de lin blanc, elle les a toujours. Le temps détruit les visages et fait s' écrouler les seins, mais de belles jambes vous accompagnent dans la tombe, disait Mamie Bernice, la mère de Nedra.
— Entrez donc, dit Phyllis avec un rire léger. Concetta a dressé la table dans le patio, mais ajouter un couvert n’est rien du tout.
La grâce de Phyllis Munson m’épate, comme d’habitude. Elle parle de la météo, ou de je ne sais quoi d’autre, en nous pilotant à travers sa demeure de style colonial, aux meubles traditionnels et à l’épaisse moquette qui sied à un député de Westchester et sa jolie épouse anorexique.
Le décor est un peu fade à mon goût — la palette de tons neutres semble craindre de choquer quelqu’un — mais cette demeure a le pouvoir de m’apaiser dès que j’y pénètre. La disposition ordonnée, prévisible des meubles ; le contact de la somptueuse moquette moelleuse sous les pas ; le murmure qui nous effleure, tel celui d’une église, tandis que nous traversons la maison… Ce murmure est la preuve que cette maison est habitée par des personnes saines d’esprit.
Pour résumer, ce décor n’apprend rien à Ginger, la décoratrice, ne révélant rien de la personnalité des propriétaires. Aucun objet ancien, aucun souvenir de famille incongru pour briser la monotonie des sièges coordonnés aux rideaux, des meubles imitation époque inlassablement assortis les uns aux autres. Oh, et les meubles de série sont ceux de la meilleure qualité — Henredon et non Thomasville —, mais l’ensemble évoque une suite d’hôtel chic. Ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose. J’ai toujours fantasmé sur un séjour au Plaza.
Mais le problème est plus profond. Je l’ai compris dès ma première visite, six mois auparavant : cette perfection ampoulée tente de dissimuler qu’aucun des Munson n’a le sang bleu ou n’appartient à une vieille famille.
Les parvenus se repèrent facilement. Ce sont ceux qui, pétrifiés à l’idée de commettre une erreur, vous demandent dix fois de suite si tel meuble « va », s’inquiétant davantage de l’opinion de leurs invités que de leurs propres désirs. Les riches, eux, s’en fichent. Et tandis que Phyllis nous guide jusqu’au patio, le dos droit comme un I, la voix soigneusement modulée et dénuée de la moindre trace d’accent new-yorkais, je réalise que cette définition s’applique à mon ex-belle-mère. Si gracieuse et chaleureuse qu’elle soit, sa crainte qu’on ne la confonde avec une poseuse est presque palpable.
Ses angoisses ne me dérangent pas. Au contraire, elles la rendent plus humaine. Plus accessible. A sa place je ressentirais peut-être la même chose. Pas vous ? Malheureusement, ce sont précisément les complexes de Phyllis qui font passer les Munson pour des frimeurs aux yeux de ma mère.
Phyllis effleure la manche de la domestique et lui murmure quelques mots. Concetta hoche la tête et disparaît à travers deux autres portes-fenêtres menant, si je me souviens bien, dans la cuisine. La terrasse à ciel ouvert est encore très ombragée à cette heure du jour. C'est la première fois que j’y accède. Lors de mes précédentes visites, il devait faire trop nuit, ou trop froid. Je jette un œil de l’autre côté du jardin : si d’autres maisons s’élèvent derrière la végétation dense qui borde la propriété, elles sont invisibles. Une piscine, flanquée d’une multitude de pots débordant de plantes colorées, scintille à nos pieds. Quelque chose me dit qu’elle est rarement utilisée.
Oui, j’ai conscience que je suis invitée au pays des faux-semblants. Je m’en moque. L'endroit n’en reste pas moins paisible, tranquille. La conversation s’efforce péniblement de s’en tenir à tout et à rien, à un point inimaginable, jusqu’à ce que Phyllis donne involontairement à ma mère l’opportunité qu’elle guettait.
— Ce doit être réconfortant, Ginger, d’avoir votre mère à vos côtés en un moment comme celui-ci.
Ma mère se dresse pour l’attaque comme un serpent à sonnette. Malheureusement je ne parviens pas à me saisir d’une pierre assez vite pour l’empêcher de frapper. Je la fusille du regard, au cas où cela se révèlerait efficace.
— Et peut-être, dit Nedra, que si vous aviez enseigné à votre fils que la classe sociale ne justifie pas la lâcheté, un moment « comme celui-ci » ne se serait pas produit.
— Nedra…
— Laissez, Ginger, ce n’est pas grave, intervient Phyllis d’une voix douce.
Mais la teinte de son visage est maintenant de trois tons plus foncée que celle de son chemisier. Sa main gauche, agrippée à la table, tremble légèrement. Je remarque que sa bague de fiançailles en diamant est devenue trop large pour son doigt mince comme une brindille. Elle me fait de la peine. Moi, j’ai l’habitude d’affronter ma mère. Pas elle.
— Gregory nous a tous mis dans l’embarras, madame Petrocelli. Je vous assure que nous ne lui avons enseigné ni le manque d’égards envers autrui, ni la lâcheté. Insulter votre intelligence en lui cherchant des excuses est la dernière chose que je souhaite. Son père, comme moi-même, sommes profondément choqués du comportement de notre fils.
Elle me regarde, prend ma main.
— … et incapables d’exprimer combien nous sommes de tout cœur avec votre fille. Bob et moi l’aimons tous les deux, et avons le cœur brisé qu’elle ne soit pas devenue notre belle-fille.
Waouh. Je savais qu’ils m’aimaient bien, mais…
Waouh.
Ma mère semble tout aussi ébahie. Ce qui, croyez-moi, est un phénomène rare. Mais j’aime à croire que les regards noirs que je lui décoche n’y sont pas pour rien. Vous savez, les regards qui signifient : « Si jamais tu veux revoir tes petits-enfants, tu t’excuses ! » D’accord, elle n’a pas de petits-enfants. Pas encore. Mais ils sont planifiés.
Puis je remarque son expression, le léger pincement des lèvres, les yeux qui se plissent… Une expression qui signifie clairement : « Foutaises ! »
Une vague de chaleur m’envahit et la colère me submerge. Quoi? ai-je envie de hurler. Ça te pose un problème de croire qu’il est possible, je dis bien possible, que ces gens m’aiment bien ?
Je tente encore de reprendre le contrôle de ma respiration quand j’entends Nedra respirer profondément avant de déclarer :
— Je suis désolée. Je n’aurais pas dû dire ça. Il n’est pas juste de…
Elle me regarde avec ostentation.
— … de tenir les parents responsables du comportement irrationnel de leurs enfants.
Je croque un minuscule morceau du sandwich au robif et mastique de toutes mes forces. Hé ! Il n’y avait rien d’irrationnel à accepter d’épouser Greg. Je n’ai vécu qu’un épisode irrationnel de toute mon existence et il s’est produit dix ans plus tôt, dans un placard à balais empestant les serpillières mouillées, l’Ajax et le Mr Propre. Je me suis vite reprise comme on dit, et cet écart ne s’est pas répété, et ne se répétera jamais. Les récents événements prouvent que je me laisse parfois avoir, mais je peux au moins tenter de limiter les dégâts.
D’un sourire, Phyllis écarte les excuses (du bout des lèvres) de ma mère, et murmure quelques mots assurant de sa compréhension. Mais le mal est fait. Je ne reverrai probablement jamais Phyllis Munson, mais il ne m’aurait pas déplu que nous nous quittions sur une note chaleureuse. Mais nooooooon, il a fallu que ma mère ouvre sa grande bouche et fiche tout en l’air. Comme d’habitude.
C'est exactement ce que je craignais, parce qu’il en est toujours ainsi. Nedra n’a jamais compris qu’elle n’était pas obligée d’exprimer la moindre des pensées qui lui traversait l’esprit. Je me fiche qu’elle déteste Greg — moi-même je ne suis pas exactement d’humeur miséri
cordieuse —, mais pourquoi s’en prendre à sa mère ?
Sans parler de sa propre fille ?
Je suis tellement énervée que je peine à avaler plus de dix ou douze bouchées de la mousse au chocolat servie par Concetta.
— Vous avez une fille merveilleuse, madame Petrocelli, déclare Phyllis d’une voix où pointe la tristesse, j’espère que vous en êtes consciente.
Je manque m’étouffer avec ma dernière bouchée de mousse au chocolat.
Par pure coïncidence, Concetta apparaît avec la nouvelle extrêmement bienvenue que Bill nous attend. Ma mère et moi jaillissons de nos sièges en même temps, mais pour différentes raisons. Nous remercions notre hôtesse pour son délicieux déjeuner et fonçons vers la porte.
— S'il vous plaît, dit Phyllis en se levant.
Elle contourne la table en un clin d’œil et s’empare de mes mains. Elle se tourne vers ma mère avec un sourire.
— Cela vous ennuierait que Bill vous fasse visiter la maison et le jardin ? Dites-lui qu’il ne risque pas de rencontrer son père. Bob a prévenu qu’il ne rentrerait pas avant dîner…
Le sourire fond sur moi.
— … J’aimerais une minute en tête à tête avec Ginger.
4
— Et ensuite, que s’est-il passé ?
Le lendemain après-midi, je me trouve dans le quatre pièces de West End Avenue, acheté une bouchée de pain par les beaux-parents de Shelby quand l’immeuble a été vendu au début des années 80, avant d’être « revendu » à Shelby et Mark pour un prix encore plus ridicule quand ils sont partis vivre en Floride. Assise en face de moi à la table de style contemporain de Shelby, Terrie me regarde avec ses grands yeux noirs. Ma cousine, dont les cheveux blonds à la coupe dynamique sont retenus par deux barrettes en écaille, est assise de l’autre côté, une cuillerée des raviolie de Nonna immobilisée à mi-chemin de son assiette et de sa bouche, tant elle est médusée.
Le souvenir de la veille me bouleverse encore. Après que Bill m’a déposée, avec tout mon barda, aux environs de 16 heures, puis est reparti raccompagner Nedra (note pour moi-même : chercher dans la famille une vieille italienne hargneuse pour qu’elle jette un mauvais sort à ma propre mère), j’ai joué environ un million de parties de FreeCell sur mon ordinateur, suis allée me coucher, me suis relevée, ai joué de nouveau un million de parties de FreeCell, avant de décider que convoquer d’urgence une « réunion des garces » s’imposait.
Moi, l'amour et autres catastrophes Page 6