Moi, l'amour et autres catastrophes

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Moi, l'amour et autres catastrophes Page 5

by Karen Templeton


  Le désaccord vestimentaire momentanément écarté, resurgit l’ancienne querelle — je la surprends qui détaille l’appartement — concernant l’espace vital.

  Je serre les poings.

  — Je ne comprends toujours pas, dit-elle en posant son sac étrangement lourd sur le comptoir, pourquoi tu te crois obligée d’engraisser un propriétaire vorace en échange d’un espace aussi étroit. Sincèrement, chérie, un éternuement et on risque de se noyer.

  — Ce logement jouit d’un loyer contrôlé. Tu le sais, d’ailleurs. Et il m’appartient.

  Enfin c’est tout comme.

  Et c’est une sacrément bonne idée de ne pas y avoir renoncé, si on considère… ma situation.

  Je m’éclaircis la gorge.

  — Qu’y a-t-il dans le sac ?

  — Des raviolis. Nonna les a cuisinés ce matin. Tu pourrais habiter avec Nonna et moi. Surtout maintenant que j’ai déménagé toutes mes affaires de la salle à manger, puisque nous ne l’utilisons plus. Donc nous disposons d’une pièce supplémentaire, en plus de la troisième chambre. Tu pourrais la transformer en bureau, en atelier ou ce que tu veux. Réfléchis. Même si tu partageais le loyer avec moi, imagine les sommes économisées. Et tu jouirais du double d’espace.

  Le double d’espace, mais la moitié de ma santé mentale. Je me rends dans la cuisine et soulève le couvercle de la boîte en plastique contenue dans le sac.

  — C'est ça. Tu veux parier sur qui étranglerait l’autre en premier? Et tu espères vraiment me faire croire que ces pièces sont libres ?

  Mes souvenirs d’enfance regorgent d’incidents où je trébuche sur le flot constant de parasites hébergés par mes parents. Amis d’amis d’amis à la recherche d’un logement, attendant de trouver un endroit à eux, ou que l’argent de leur bourse leur soit versé, ou toute autre excuse justifiant leur errance. Je ne m’y étais jamais habituée. Chaque fois qu’au milieu de la nuit, je croisais un étranger en me rendant aux toilettes, je ressentais une colère grandissante à l’idée que mon espace ait été envahi, violé. Ce qui explique, je suppose, que malgré ma difficulté à assumer seule un loyer, je n’ai jamais supporté l’idée d’un coloc. Du moins d’un coloc avec qui je ne couchais pas.

  Nedra connaît très bien mon sentiment sur le sujet et sait parfaitement que c’est bien plus que le simple besoin d’indépendance d’une jeune adulte qui m’a propulsée hors du nid de huit pièces à loyer contrôlé. Malheureusement, ce que je nomme instinct de survie, elle le perçoit comme de l’égoïsme.

  — Je n’héberge plus personne, affirme-t-elle. Enfin plus autant.

  Je renifle en secouant la tête.

  — Ecoute, je ne vais pas tourner le dos à quelqu’un qui aurait besoin d’aide, dit-elle presque en colère. D’ailleurs, madame je-regarde-les-autres-de-haut, depuis quand est-ce un crime d’aider les gens ?

  Je me tourne vers elle. Mes anciens ressentiments refont surface. Mais je ne dis rien. Je me sens trop fragile. Inutile d’entamer ce débat maintenant. Voilà pourquoi je ne voulais pas d’elle dans le secteur.

  Elle soupire.

  — Mais je fais preuve de plus de prudence. Je n’héberge plus d’inconnus, comme papa et moi le faisions. Sauf si on peut me renseigner sur lui.

  Elle se passe la main dans les cheveux et fronce les sourcils.

  — … Et puis cela bouleverse ta grand-mère.

  Bien. A défaut de faire preuve de considération pour sa fille, elle en a un peu pour sa belle-mère. Je remarque tout de même qu’elle ne m’a pas contredite quand j’ai évoqué le risque que nous nous entretuions.

  Je reviens à la boîte plastique contenant les raviolis. Malgré le couvercle, des odeurs d’ail et de sauce tomate s’en échappent. Des raviolis maison, farcis d’une bonne vieille sauce à la viande, à la pâte confectionnée avec de vrais œufs. Mes genoux mollissent. Je range la boîte dans mon frigo vide et note d’appeler Nonna dès mon retour afin de la remercier…

  — Je suis désolée, ma chérie, dit doucement Nedra.

  Tellement doucement, que je lève les yeux, surprise.

  — A quel sujet ?

  Je ne crois pas qu’elle veuille parler de l’Hôtel Petrocelli.

  — D’après toi ?

  Ah. Pour un peu, je sourirais.

  — C'est ça. Tu détestais Greg, tu hais sa famille et tout ce qu’elle représente. Je ne crois pas que la tournure des événements te bouleverse.

  — Non, je ne suis pas bouleversée. Que tu épouses un de ces m’as-tu-vu m’exaspérait.

  Une douleur familière vrille ma tempe gauche.

  — Ce n’est pas parce que les gens ne vivent pas comme toi, ne pensent pas comme toi, que ce sont des m’as-tu-vu.

  Elle me gratifie d’un regard condescendant.

  — Pense ce que tu veux. En ce moment, peu importe ce que je ressens à leur égard, j’ai mal pour toi. Je sais que tu l’aimais.

  Je sais que ce n’est pas facile pour elle de prononcer ces mots. Mais elle reprend avant que je n’aie pu réagir.

  — … savoir que tu souffres me tue. Je sais ce qu’on éprouve quand on se retrouve de nouveau seule. On plonge au trente-sixième dessous.

  Je la fixe, sans ciller. J’ai fait un saut dans la quatrième dimension ou quoi ? De la compréhension ? De la part de Nedra ? Au niveau personnel ?

  Je vais me trouver mal.

  — … Je me rappelle aussi ce qu’on ressent, continue-t-elle, ses yeux sombres rivés aux miens, la première fois qu’on se risque à l’extérieur, après… La façon dont on observe les gens autour de soi, en se demandant comment ils font pour poursuivre leur existence, comme si de rien n’était, alors que la nôtre s’est écroulée.

  Pour la première fois, je remarque les cercles sombres sous ses yeux. Elle semble fatiguée, inquiète même.

  J’ai déjà vu ma mère furieuse, surexcitée, effondrée. Mais je ne me souviens pas avoir jamais lu dans ses yeux ce que j’y lis maintenant. Et je comprends qu’elle n’est pas venue ici pour me tourmenter, du moins pas intentionnellement, mais parce qu’elle veut que je l’accepte dans ma vie. En tant que mère, amie, ou n’importe quel autre rôle que je l’autoriserai à jouer.

  Mon Dieu. Elle veut que nous communiquions ? Dans l’esprit « toutes les femmes sont sœurs » ?

  Mes yeux me brûlent. Je me détourne pour fourrer mes lunettes de soleil et un livre dans un sac de paille. Les critiques, les reproches… je sais comment les encaisser, serrer les dents quand ça fait mal. Mais cette… cette compassion…

  Je ne sais qu’en faire.

  — Nous devrions nous mettre en route, dis-je, m’emparant de ce foutu DVD posé sur la table basse avant de sortir en trombe.

  Une heure et demie plus tard, les choses sont revenues à la normale. Du moins entre ma mère et moi. Avant même que je hèle un taxi, nous nous étions déjà disputées à propos de politique, dispute encore à vif à notre arrivée à la gare de Grand Central. Là, Nedra a agressé verbalement, sans provocation de leur part, quelques malheureux passants qui ignoraient un sans-abri, à qui elle a donné un billet de dix dollars.

  Elle a toujours agi ainsi. Mes parents, profs à la fac de Columbia, ne gagnaient pas des fortunes, surtout au tout début de leur carrière, mais ils avaient une conscience aiguë de leurs privilèges, et leur conscience ne trouvait pas le repos tant qu’ils n’avaient pas dévolu une bonne partie de leur salaire à telle ou telle cause. Si bien que nous nous retrouvions à peine mieux lotis que les pauvres hères qu’ils aidaient. Je n’ai rien contre la générosité — ne me regardez pas comme ça, je fais des dons aux bonnes œuvres — mais les menus invariablement composés de lentilles et de macaronis au fromage, parce que nous ne pouvions plus nous offrir autre chose, j’en avais réellement marre.

  Mes parents devaient croire, ou au moins espérer, que leur exemple altruiste distillerait chez leur fille le même esprit de sacrifice. Mais au contraire, une enfance de privations culinaires m’a légué une envie insatiable de côtes de bœuf et de minuscules fruits rabougr
is au prix ridiculement élevé qui ne sont de saison que deux jours par an.

  Donc, je fais celle qui n’a jamais vu Nedra de sa vie, et flâne dans Grand Central avec autant de grâce que me le permettent les trois sacs de tailles diverses suspendus à ma personne. Heureusement, la température atteint les trente degrés, ce qui rend hautement improbable l’éventualité de croiser une femme vêtue d’une fourrure. N’envisagez même pas d’arpenter la Cinquième Avenue avec Nedra entre octobre et avril. Que vos goûts vestimentaires puissent vous porter sur les dépouilles animales la rend complètement dingue.

  Raison pour laquelle elle doit ignorer pour l’éternité l’existence de la veste de chez Blackglama suspendue dans mon placard. Un petit plaisir auquel j’ai succombé il y a quatre ans, lorsque j’ai décroché mon premier gros client, le créateur d’une entreprise internet qui, d’un geste de la main avait désigné le loft de SoHo qu’il était ravi de n’avoir payé « que » un million de dollars, avant de me déclarer :

  — Décorez moi ça.

  Au moins, j’y ai gagné une veste de fourrure. Le client, c’est triste à dire, peut s’estimer heureux s’il a encore sa chemise.

  Mais je m’égare. Après avoir déjoué tous les dangers possibles quand on se promène avec Nedra et avoir embarqué dans le train, j’ai compris que la compagnie de ma mère présentait certains avantages. Par exemple, je ne pouvais à la fois me chamailler avec elle et me morfondre au sujet de Greg. Et avec ma mère gesticulant comme une folle à mes côtés, peu d’hommes se risqueraient à m’aborder. Parfait, parce que je n’avais aucune envie de rembarrer les égarés. Une ou deux âmes intrépides ont essayé de l’aborder elle. A part ça, mes compagnons new-yorkais sont restés fidèles à leur réputation et ont ignoré la fille dévouée raccompagnant sa mère dérangée à l’asile après sa petite promenade en ville. Je frémis quand même à la pensée de Phyllis aux prises avec ma mère, et de sa politique consistant à ne jamais se taire, mais au moins, les longs silences embarrassants nous seront épargnés. Mais il y en aura certainement quantité de courts.

  Mais qu’est-ce qui m’inquiète tant dans le fond ? Phyllis et moi nous sommes toujours bien entendues. Après tout, c’est moi qui me suis fait plaquer. C'est elle qui devrait être embarrassée de me voir, et non le contraire.

  Tout en ruminant ces pensées, je remarque que, depuis environ une demi-heure, ma mère observe un silence tranquille. Appliquer le terme « tranquille » à Nedra revient à signaler qu’un cyclone s’est mué en une simple tempête tropicale, mais c’est vrai : elle lit tranquillement, et ne laisse échapper qu’un reniflement occasionnel pour marquer son indignation. Je lève les yeux de ma propre lecture, un roman trépidant dont la couverture est ornée d’une héroïne aux seins lourds et longues tresses flottantes. Et remarque que le livre sur les genoux de ma mère doit peser plus lourd que moi.

  — Que lis-tu ?

  — Hum ?

  Elle me répond d’un froncement de sourcils par-dessus ses lunettes de lecture et exhibe la couverture de son livre. Ah. Un traité féministe sur la ménopause, sujet à l’ordre du jour, puisque depuis six mois, Nedra a cessé d’avoir ses règles. Elle proclame que, quand cela fera un an, elle organisera une fête pour fêter son entrée officielle dans le royaume des vieilles.

  Elle reprend sa lecture en faisant la moue.

  — Tu n’as pas idée, dit-elle d’une voix qui même sans micro s’entendrait au dernier rang du Yankee Stadium, de la façon insidieuse dont le corps médical veut nous faire croire que la moindre fonction naturelle du corps féminin constitue un handicap. C'est honteux !

  Au moins quatre passagers se retournent avec des regards désapprobateurs. Seule une femme d’âge mur hoche la tête.

  J’émets un vague « hmm » et retourne à mon livre, retenant un long soupir douloureux. Le pire, c’est que sur la plupart des sujets qui la passionnent, je suis d’accord avec elle — je vais même probablement lire ce livre. Mais j’estime qu’on peut faire valoir son opinion sans provoquer de scandale. Après tant années, Nedra parvient encore à me plonger dans un embarras mortel. Je devrais être habituée à ses éclats. Eh bien, pas du tout.

  Enfant, j’ai souvent été tentée de tâter le terrain auprès des services sociaux, afin d’évaluer le marché de l’adoption concernant une gamine italo-juive d’une intelligence au-dessus de la moyenne. Je sais qu’il est dans l’ordre des choses que les parents embarrassent leurs enfants. Mais il y a des limites. Nedra les ignore.

  Mais comme j’ai décidé tout à l’heure de ne pas étrangler ma mère, je choisis la seule solution possible : je me comporte comme si nous n’avions aucun lien de parenté.

  Quand le train parvient à notre arrêt, ma gorge se serre. Je me débats avec les trois sacs fourrés sous mon siège, dans lesquels j’ai l’intention de stocker mes effets essentiels, même si j’ai prévu de demander à Phyllis de s’arrêter en chemin afin d’acheter des cartons et de me renvoyer le reste à Manhattan par la poste. Oui, je sais, il serait plus simple de louer une voiture et tout mettre dedans. Mais ni Nedra ni moi, toutes deux élevées à Manhattan où les voitures sont des sources d’inconvénients, ne savons conduire.

  Greg avait insisté pour que, une fois installée en banlieue, j’apprenne à conduire. Aveuglée par l’amour et, en possession d’une infime partie de mes facultés mentales, j’avais plaqué un sourire courageux sur mon visage et répondu :

  — Mais bien sûr, chéri.

  Il avait même commencé à m’apprendre. Une fois. Disons que les routes sont plus sûres quand je n’y roule pas. Il semblerait que je sois dépourvue de toute aptitude naturelle à diriger deux tonnes de métal potentiellement mortelles avec précision.

  Nous débouchons sur le quai munies de nos sacs et apprécions la sensation de respirer un air qui ne semble pas avoir transité par un linge humide et moisi.

  Le train s’éloigne, nous laissant seules sur le quai, sans autre compagnie qu’une petite brise et le chant d’un oiseau.

  — Tu l’as prévenue que nous arrivions par le train de 11 h 4 ?

  Je ne m’abaisse pas à répondre.

  — Son rendez-vous chez le coiffeur a dû s’éterniser.

  — Ne commence pas, dis-je avec un long soupir.

  Soit elle ne m’entend pas, soit elle choisit de ne pas répondre. Elle s’affale sur un banc, tire son livre de son sac et reprend calmement sa lecture. A peine dix secondes plus tard, une voix masculine criant mon nom depuis l’autre bout du quai me fait sursauter. Je pivote, abrite mes yeux du soleil éblouissant et manque tomber à la renverse — au sens littéral — à la vue de l’homme de haute taille en short de toile et polo qui se dirige vers nous à grandes enjambées.

  Greg. Je jure entre mes dents, envisageant très sérieusement de m’évanouir sous les roues du prochain train. Sauf que le prochain train n’est pas attendu avant une heure, et qu’à l’approche de l’homme, je vois des cheveux trop longs et trop foncés et des épaules trop larges pour appartenir à Greg. Il s’agit de Bill, son frère de dix mois son cadet.

  Persona non grata dans le clan Munson. En d’autres mots, un démocrate.

  Et aussi un homme sensible aux jambes féminines, si j’en juge par la façon dont son regard glisse vers la zone sud de ma jupe.

  Greg et moi ne parlions jamais de Bill. D’ailleurs, lors de notre réception de fiançailles, Greg m’a présenté à contrecœur son séduisant frère d’un mètre quatre-vingts et quelques dont j’ignorais l’existence, et j’ai failli avaler mon vin blanc de travers. Il m’avait semblé plutôt sympa, mais la famille de Greg le traitait comme s’il consacrait ses loisirs au trafic de drogue.

  Si cela avait été vrai, encore.

  En cuisinant les amis de Greg, j’avais appris que le petit Bill avait soutenu le candidat local opposé au républicain George Bush lors des dernières élections.

  Ouille.

  Mais maintenant qu’on ne saurait plus exiger de moi la moindre loyauté envers Greg, je décide que son frère me plaît, juste pour l’embê
ter. Je n’habite même pas cette circonscription — qu’en ai-je à faire de son représentant ? Et puis, mon pauvre petit ego en miettes se découvre en train de battre des cils et de soupirer devant cet homme qui me décoche un sourire appréciateur.

  Comprenez-moi bien, je n’ai aucune intention de m’intéresser de nouveau à un homme, jamais. C'est ce que me rappellent mes deux petites copines, Prudence et Santé Mentale, dans leurs pimpantes petites robes de dentelle à cols claudine, qui m’intiment l’ordre de rester à l’écart de ce désastre potentiel.

  Mais si elles n’étaient pas intervenues, ma mère s’en serait chargée. Moi, j’ai des jambes d’enfer, mais elle est dotée de cette aura de déesse de la fertilité. Dès que Bill l’aperçoit, que je me décide ou non à me jeter sous un train n’a plus aucune importance, tout le monde s’en ficherait.

  Je l’observe — ou plutôt, j’observe sa réaction. Dingue… le sex-appeal de ce mec mettrait K.-O. n’importe quelle nana. Justement, il se tourne vers moi avec un large sourire et je vacille. Waouh. Soit le petit Billy appartient à ce genre d’hommes tourneboulés par tout chromosome X égaré qui croise son chemin, soit j’aurais hérité du pouvoir de Nedra.

  — Je passais à la maison par hasard, dit Bill, me décochant un sourire éblouissant, avant de se tourner vers ma mère, et maman m’a appris que Ginger devait passer prendre ses affaires chez Greg…

  Ainsi le petit Billy Boy est en bons termes avec maman ? Intéressant.

  — Oui, dis-je, en ordonnant à mes hormones de se tenir tranquille. Il faudrait que je m’arrête quelque part me procurer des cartons…

 

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