— Tu m’as fait venir sous un prétexte fallacieux.
Des yeux bleus, très bleus, se rivent aux miens.
— Je t’ai dit qu’il ne se passerait rien entre nous si tu n’en avais pas envie. Ça tient toujours.
C'est alors que toute la troupe rentre dans la maison afin de monter sur le toit, tandis que je me répète Je n’aurais pas dû venir je n’aurais pas dû venir je n’aurais pas dû venir…
Nos pas s’enfoncent dans le sol de la terrasse, amolli par la chaleur. La présence d’un parapet haut de plus d’un mètre, empêchant les enfants de tomber, me rassure. La maison domine Greenpoint et offre une large vue sur l’East River et les berges d’où est tiré le feu d’artifice. Bien que je sois vieille et blasée, un frisson parcourt mon dos, et j’oublie que je ne sais plus où j’en suis, que je tremble et éprouve une envie folle de faire l’amour.
Nick ouvre une chaise pliante d’un coup sec et la glisse derrière moi. Je m’assieds pour admirer la silhouette des gratte-ciel qui se découpent sur les dernières traces du coucher de soleil. Incroyable comme les choses paraissent différentes quand on les regarde d’un point de vue différent.
Nous avons raté les premiers tirs. Sagement assis, nous retenons notre souffle tandis que, l’une après l’autre, des explosions scintillantes déchirent la nuit. Je jette un coup d’œil aux enfants envoûtés par le spectacle tandis que leur mère ponctue chaque éclat de couleur d’un « Ooooh ! » enfantin. Je ris. Je suis bien. Puis je sens le regard de Nick sur mon visage et j’éprouve une sensation différente. Agréable… non pas agréable. De la peur… non.
Nick tend le bras, prend ma main.
Jamais de ma vie je ne me suis sentie à la fois autant en paix et si anxieuse.
Jamais dans ma vie je n’ai été aussi certaine d’être sur le point de me comporter comme une idiote.
Ni plus impatiente de le faire.
Quand le feu d’artifice s’achève, les plus petits des Wojowodski sont tombés endormis. Avec l’efficacité de deux sergents de l’armée, Paula et Frank prennent la tête des troupes restantes et les dirigent vers leurs chambres. Pour faciliter la retraite, Nick soulève l’un de ses neveux, me faisant signe de ne pas bouger.
Comme si j’avais le choix. Je suis totalement vidée, physiquement et émotionnellement. Incapable de bouger, de penser. D’ailleurs je n’en ai pas envie. Un souffle frais danse sur ma peau, mêlé d’une faible odeur de poudre, assez pour que les yeux me piquent un peu. Des autres terrasses proches me parviennent des murmures, le bruit des chaises, des rires, d’un pétard hors la loi. Je porte à mes lèvres ce qui reste du vin que j’ai siroté toute la soirée et grimace à son goût âcre.
Les pas de Nick qui résonnent derrière moi me font frissonner. Je le sens contourner ma chaise et l’observe tandis qu’il s’adosse au muret, les mains posées de chaque côté de ses hanches. Je retiens ma respiration — le voir assis ainsi au bord fait battre mon cœur plus fort, me dessèche la bouche. Et non, ce n’est pas de désir, c’est le vertige.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Toi. Le toit. Des images de trucs s’aplatissant sur le trottoir.
La demi-lune permet à peine de distinguer sa silhouette, mais son sourire brille dans l’obscurité. Les voisins sont tous rentrés. Le silence enveloppe le quartier.
— Il n’y a aucun danger. Viens ici.
Je secoue la tête. Il rit.
— Trouillarde, dit-il doucement.
Je ne crois pas qu’il fasse allusion au vertige.
— Très trouillarde.
— Viens ici, répète-t-il, d’un ton de défi.
Si je m’approche de lui, je sais ce qui va suivre. Or c’est à moi de choisir ce qui va se passer — ou pas.
Que sais-je de cet homme ? Et lui de moi ? Nous sommes à peine plus que des connaissances. Même si je crois qu’un genre d’amitié pourrait se développer entre nous. Il me plaît vraiment. Je crois même que je lui fais confiance. A part quand il dit vouloir être mon ami. Ça, je n’y crois plus. D’ailleurs, je ne suis pas certaine que je m’en satisferais. Pas avec ce que j’éprouve en ce moment. Je pourrais l’avaler tout cru.
Et me servir une seconde fois.
Pourquoi Nicky Wojowodski débarque-t-il toujours dans mon existence lorsque je me sens fragile, vulnérable, et que mon ego nécessite en urgence d’être caressé dans le sens du poil ? Et pourquoi suis-je si désireuse de laisser Nick s’en charger ? Merde, désireuse de le laisser caresser tout ce dont il aurait envie.
Vous savez ce que nous devrions faire ? Parler. Comme l’autre soir lorsqu’il m’a apporté les plats chinois (était-ce seulement deux semaines plus tôt ?). Il existe une chance infime pour que le désir que je lis dans ses yeux à peine visibles dans le clair de lune signifie autre chose. Quoi, je n’en ai aucune idée, puisque chaque fois que j’ai vu ce regard dans les yeux d’un homme, il signifiait : « Moi vouloir toi. »
Il tend la main.
— Dernière chance.
Oui je sais, ce serait idiot, dépourvu de sens et égoïste. Mais Dieu tout puissant, je n’ai jamais éprouvé un désir physique aussi fort auparavant. Pas même pour Greg. Non, pas ce besoin de se fondre avec quelqu’un d’aussi fort et solide que Nick. Je crois que le terme que je cherche est affamée. Encore qu’évaporée ferait également l’affaire.
Parce que je sais de quoi il retourne. Mon corps cherche à évacuer la tension accumulée ces derniers temps. Mon cerveau n’a pas son mot à dire. Et que Nick soit gentil, sympa et sexy en diable accentue le phénomène, de même que le feu d’artifice, que je trouve étonnamment érotique…
— Hé, murmure-t-il, écartant mes cheveux de mon visage.
C'est là que je réalise que la distance entre nous a disparu.
— … Tu penses trop, encore une fois.
Un doigt court le long de ma tempe, caresse ma joue, ma mâchoire.
Mon Dieu. Merci, Nick. Mes seins sont maintenant tendus à l’extrême.
Je fonds en larmes.
Il me prend dans ses bras et pose son menton sur le sommet de mon crâne. Les battements de son cœur résonnent à mon oreille.
— Je… je peux avoir mes deux minutes maintenant?
Il entortille une mèche fugueuse autour de son doigt.
— Bien sûr, pourquoi pas ?
Sanglotant doucement, je lui explique que j’ai découvert que Greg avait payé les factures du mariage, et que tout est fini. Fini pour de bon. Et que je sais que je ne devrais pas ressentir ce vide, mais que je le ressens. Que tous mes projets sont partis en fumée et que je n’ai aucune idée de ce que je dois faire.
Trois étages plus bas, des pas résonnent sur le trottoir avant de s’éloigner dans les ténèbres. Nick dépose un léger baiser sur mon front, puis m’écarte juste assez pour caresser mes bras nus et mêler ses doigts aux miens.
— Que dirais-tu si je t’avouais que j’ai envie de t’embrasser, là maintenant, tout de suite ?
Mon cœur s’arrête.
— Pourquoi?
— Parce que, à moins que je ne me trompe, peut-être que cela nous plairait à tous les deux ? Et parce que ta bouche me rend fou.
Que fais-je alors ? Je me passe la langue sur les lèvres. Ouais, superintelligent.
— Et cette histoire d’être seulement amis ?
Il réfléchit.
— Et alors ? Les amis ne peuvent pas s’embrasser ?
J’ouvre la bouche pour protester, puis m’abstiens. Oh et puis zut. Le laisser m’embrasser juste une fois ne peut pas faire de mal, si ? Je ne me souviens plus de ses baisers, il y a dix ans. S'il se sert trop de sa langue ou un truc de ce genre, eh bien, voilà qui règlera la question. Et je rentrerai chez moi libre comme l’air, non ?
— D’accord, bien sûr. Vas-y.
Nick rit, secoue la tête, puis passe à l’acte.
Je suis dingue ou quoi? Après l’épisode de la crème glacée sur la main, je devrais savoir qu’il sait très exactement se servir de sa langue.
Oh, mm
m, il m’attire plus près… et encore plus près… Encore un millimètre et nous passerons tous deux par-dessus le parapet…
Je pose mes mains sur son torse. Avec précaution. Inutile d’ajouter à ma liste le traumatisme d’avoir poussé quelqu’un d’un toit. Me trouver à deux doigts d’avoir une relation purement sexuelle me suffit. Ce qui, quand j’y pense, ne m’est arrivé qu’une fois auparavant, et déjà avec Nick.
Je me gratte le nez.
— Ce n’est pas un rendez-vous amoureux, n’est-ce pas?
Ne me demandez pas pourquoi il prend ces mots pour une invitation à déboutonner ma robe. Mais c’est ce qu’il fait. Et je le laisse faire.
— Nan. Approche, tu es trop loin…
Il enfouit son nez dans mon cou. Son souffle chatouille ma peau déjà échauffée tandis que sa bouche s’insinue vers mon soutien-gorge de dentelle. Sa langue en suit la bordure.
J’étouffe un cri. Nick rit, sa main posée sur la fermeture de mon soutien-gorge.
— Je peux ?
— Oh, et puis pourquoi pas ? Mais ne t’attends pas à un modèle hors du commun. Les miens appartiennent plutôt à une catégorie très moyenne.
— Tant mieux…, répond Nick.
Il se débat quelques secondes avec la fermeture.
— Cela permet de garder les choses… en main.
S'ensuit une longue série de baisers et de caresses qui nous laisse tous deux haletants. Mes neurones chantent Alléluia et je me dis que, eh bien, je passe un moment plutôt agréable pour une fille qui, il n’y a pas si longtemps, en aimait un autre. Quel aspect de moi-même cela révèle-t-il ? Je vous rappellerai plus tard ce sujet parce que pour l’instant, la seule chose qui me vient à l’esprit, c’est que je ne peux me rassasier de lui… Attendez une minute ! Comment se fait-il que ce soit maintenant moi qui me retrouve assise sur le parapet… ?
— Flûte, Nick !
Ce qui dans ma tête résonnait comme un cri se révèle plutôt un murmure torturé. Je serre les mains autour de son cou, si fort que je suis surprise de ne pas l’étrangler.
— Je vais tomber !
— Non, tu ne vas pas tomber, murmure-t-il contre mon cou. Je te tiens.
Oh, oui, il me tient, c’est certain. Et il peut me prendre. De préférence sans tarder.
Je me force à relâcher l’une de ses épaules, juste assez longtemps pour attraper ses cheveux et tirer sa tête de façon à le regarder dans les yeux.
— Nous agissons par dépit, tous les deux, pour nous venger de nos ruptures respectives, tu en es conscient ? dis-je.
Avec ce qu’il est en train de me faire, difficile de se concentrer…
— Je sais, dit-il.
— Je… ooooh… je me sers de toi, c’est tout.
— A quoi servent les amis ?
Je ne peux rien répondre à ça. Mais je lâche quand même :
— Je n’ai pas l’habitude de… euh… baiser pour… euh… baiser.
— Ginger, pour l’amour du ciel !
Il me fixe d’un regard torturé.
— Si tu ne veux pas, si tu as changé d’avis, dis-le. Maintenant ! Parce que dans environ trente secondes, soit nous faisons l’amour, soit je me jette de ce toit.
Dans le genre paroles érotiques…
— Je n’ai pas dit que je ne voulais pas. Je voulais juste préciser qu’en temps normal, je ne me comporte pas ainsi.
Un petit sourire étire son visage.
— Sauf avec moi.
— Toi aussi tu as remarqué ?
Ses mains glissent sous ma robe, sous mon slip, et entrent en contact avec un endroit que la raison n’atteint pas. Je gémis. Me tortille un peu.
— C'est un oui ?
Je ne peux qu’acquiescer.
Il me tient toujours accrochée à lui et soulève mes hanches. Puis il m’ôte mon slip, et plus rien ne s’interpose entre moi et le mur de brique que ma robe, plus rien entre moi et ma santé mentale que… eh bien rien. J’entends un bruit de fermeture Eclair et réalise qu’il a l’intention de me prendre…
— Ici?
Oui, c’est de la panique dans ma voix, parce que pas mal de vide plonge sous moi.
— Tu prends la pilule ?
Je fais oui de la tête.
— Alors c’est un endroit qui en vaut un autre, chérie.
Mon cœur résonne presque aussi fort à mes tempes qu’en d’autres… parties de mon corps.
— Et si Paula, Frank ou quelqu’un d’autre monte ici?
Soit cette idée ne l’inquiète pas, soit elle ajoute à son ardeur, parce qu’il place mes jambes autour de sa taille en me murmurant qu’il ne me lâchera pas, puis s’enfonce en moi… Et soudain, moi aussi je m’en fiche. Je me fiche de tout. De ma vie foutue en l’air, du fait que je fasse l’amour sur un toit avec un homme que je connais à peine, parce que c’est une sensation superbe, merveilleuse, et que de toute mon existence je n’ai jamais été si terrifiée, émerveillée ni excitée.
Sauf que tout à coup le vide en dessous de moi se rappelle à mon souvenir et que mon humeur change.
— Le toit n’est peut-être pas une si bonne idée, dit-il, haletant dans mes cheveux.
Je marmonne que l’idée de mourir en tombant du haut de trois étages m’inhibe un peu.
En un clin d’œil, son slip est remonté, le mien est Dieu sait où, et il m’entraîne dans les escaliers jusqu’à son appartement — murs de briques, meubles confortables, couleurs neutres, joli ordonnancement — et à son lit. La lumière s’allume et je découvre un grand lit aux draps marine. Ce qui me reste de vêtements (note : avant de partir, penser à récupérer ma culotte sur le toit) tombent sur le sol. Une brise légère soufflant d’une fenêtre ouverte effleure ma peau humide. Nick caresse ma poitrine, m’embrasse, m’explore de ses mains, avec une quasi-frénésie. Sa langue me torture de façon insoutenable.
Soudain ses mains entourent mon visage, son regard sombre devient intense. Ses pouces errent sur mes pommettes, doux et exigeants à la fois. Sa respiration s’accélère.
— Après ce soir, tu ne te souviendras même plus du placard à balais, dit-il.
— D’accord.
Et en clin d’œil, il est déshabillé et je suis sur le lit.
J’enfonce mon visage dans un oreiller avant de le lui lancer à la figure.
— Tu avais tout prévu.
Il rattrape adroitement l’oreiller et, encore plus adroitement, me plaque contre le lit. Ses yeux se sont assombris. Sont devenus sérieux. Je déglutis. Difficilement.
— Espéré, disons. Pas prévu. Surtout la partie sur le toit.
Le souvenir du toit déclenche chez moi des réactions intéressantes. Mais impossible de creuser le sujet. Nick m’embrasse de nouveau, me caresse et je me remets à pousser des petits cris parce que je suis incapable de deviner le geste qui va suivre. Ce qui ne me pose aucun problème. Cet homme n’a pas dressé de plan de bataille et fait l’amour au gré de ses émotions.
Très agréable.
Il est de nouveau en moi. Je me sens supersexy, érotique, et plein d’autres choses encore qui ne me ressemblent pas. Je ferme les yeux pour mieux savourer l’instant.
— Non, murmure Nick. Regarde-moi.
— Peux pas. Les yeux me sortiraient de la tête.
Son rire réchauffe mon visage.
— Regarde-moi quand même.
J’ouvre péniblement un œil, puis l’autre. Jamais auparavant un homme ne m’a regardée droit dans les yeux en faisant l’amour. Durant, oh, deux secondes, j’éprouve une sensation étrange, jusqu’à ce que je réalise que je suis au bord d’un orgasme d’enfer.
Et… voi… là…
— Ohouiouiouiouioui… oh… oh… oh… ou… ou… ou… OUUUUUUUUUUUUUUUIIIIIIIII !
Je vous l’avais bien dit.
Les secondes passent.
— Flûte, marmotte Nick à mon oreille.
Après quelques secondes supplémentaires, je parviens à lever la tête pour le regarder. Je respire avec tant de difficulté que je peux à peine parle
r.
— Flûte ?
Il se hisse sur les avant-bras pour ne pas m’écraser.
— Une seule fois, hein ?
Il me faut une minute pour comprendre.
— Tu dois plaisanter.
Il m’adresse l’équivalent masculin d’une moue. Vous savez ce truc qu’ils font quand ils découvrent que vous avez la migraine pour de bon ?
— Je pensais… tu sais…
Je laisse retomber ma tête sur l’oreiller.
— C'est quoi cette obsession ridicule des mecs pour la compétition ? Ce n’est pas une question de double orgasme, d’accord ? Même pas d’orgasme unique…
— Tu veux que je reprenne celui-ci ?
Je le giflerais bien mais mon sang ne s’est pas encore remis à circuler aux extrémités. Je reprends en l’ignorant.
— Il est question d’être proches. Tendres.
C'est là que je commets l’erreur fatale. Nick se hisse de nouveau au-dessus de moi et nos regards plongent l’un dans l’autre. Et oh oh ! Ils sont là, dans ses yeux, les gosses, le monospace et la maison à Brooklyn.
— Proche, je peux l’être, dit-il.
Sa voix ne recèle pas la moindre trace d’ironie.
J’ai une qualité : quand je suis prise de remords, ce n’est pas à moitié. Je repousse Nick, saute du lit et traque mes vêtements dans la chambre. Je m’engouffre dans la salle de bains. Nick m’appelle et je verrouille la porte derrière moi. Mon Dieu, mes mains tremblent si fort que je parviens à peine à ouvrir le robinet du lavabo. Je devrais prendre une douche, je le sais, mais ce serait le comportement d’une femme qui se sent chez elle. Et cela prendrait trop longtemps. Et il faut que je trouve mon slip.
Quand je sors, Nick est dans la cuisine, en jean.
— Tiens.
Mon slip vole à travers la pièce. Je l’attrape maladroitement, et me demande si je dois m’isoler pour l’enfiler ou non. Idiot, n’est-ce pas ?
— Merci, dis-je entre mes dents.
— Je vais te ramener, dit-il d’une voix basse, tendue.
Il ne me regarde pas.
— Non, dis-je, enfilant mon slip aussi vite et aussi discrètement que possible. Je vais prendre le métro…
— Et puis quoi encore, Ginger ! Pas question que je te laisse prendre le métro à cette heure.
Moi, l'amour et autres catastrophes Page 21