Elle lève les yeux sur moi, des yeux brillants.
— Tu pourrais peindre un tableau de moi ? Pour mon père ? Son anniversaire est en novembre.
Mon cœur se noue dans ma poitrine.
— Oh, c’est que… ça fait tellement longtemps…
— S'il te plaaaaaît ? Je crois vraiment que ça lui plairait. Et je peux payer les couleurs et le reste avec mon argent de poche…
Je ris et glisse un bras autour de ses épaules pour la serrer contre moi.
— Mais non, tu n’as pas à me payer.
Je réalise alors à quoi je viens de m’engager.
— Mais j’insiste. Ce serait… comment on appelle ça ? Des honoraires ?
Je contemple cette enfant, belle, vive, généreuse, et quelque chose éclôt en moi. Alyssa, l’être humain tangible prend une autre forme, plus viscérale, dans mon esprit.
J’adorerais la peindre.
Je dois la peindre.
Je dois peindre, point.
Cette révélation me coupe le souffle, m’insufflant une énergie nouvelle.
— Ginger ! Ça va ? Pourquoi pleures-tu ?
Je ne m’étais même pas rendu compte que je pleurais. Je secoue la tête en riant.
— Un jour, je t’expliquerai. Mais pour l’instant, voyons si j’ai une toile vierge sur laquelle tracer une esquisse.
Lorsque Shelby et Mark viennent chercher les enfants, j’ai presque achevé l’esquisse du portrait — une silhouette, vêtue d’un jean et d’un top découvrant le nombril.
— Le taxi nous attend, murmure Mark, soulevant Corey avec douceur, pelotonnant la forme endormie contre sa poitrine comme un sac de pommes de terre.
Shelby se dirige vers Hayley, mais je devance son geste et soulève l’enfant moi-même.
— Tu es enceinte, tu te souviens ? dis-je dans un souffle.
Elle hésite, le temps que Mark sorte de la pièce, puis se tourne me dire entre ses dents :
— Je veux que tu saches que je vais bien.
Mes sourcils se haussent.
— C'est-à-dire?
— J’ai compris que je devais me reprendre. Que, oui, ce bébé n’était pas prévu, mais peut-être est-ce une bénédiction.
Elle hausse les épaules.
— Il semblerait que pour le moment, ce soit ma vie. Je pourrais toujours reprendre ma carrière ensuite.
A travers ses dents orthodontiquement améliorées, cette femme ment. Mais que puis-je dire ?
— Oh, et aujourd’hui, j’ai senti le bébé bouger pour la première fois !
Je me sens… bizarre. Je lui demande de prendre la laisse de Geoff. Autant en profiter pour le sortir. Au premier étage, je me risque à demander :
— Donc… tout va bien ?
— Bien sûr.
Sauf qu’elle ne me regarde pas. Son petit menton volontaire pointé en avant, elle regarde Mark, qui installe leurs enfants dans le taxi.
Je suis du regard le taxi qui s’éloigne, désorientée par ce qui vient de se passer.
— Les gens sont étranges, dis-je à Geoff tandis que nous rentrons.
Mes paroles résonnent dans la vaste entrée de marbre, toujours fraîche quelle que soit la température extérieure.
Dans l’ascenseur, Geoff se réfugie en boitant dans un coin, haletant, mendiant un peu de sympathie pour sa dure existence.
— Mon cœur saigne, lui dis-je.
Il ravale sa langue et m’adresse un regard offensé.
J’en suis encore à tenter d’ouvrir la dernière serrure de l’appartement quand j’entends faiblement sonner le téléphone de l’autre côté de la porte. Qui diable peut bien m’appeler à cette heure ?
Je me précipite à l’intérieur et décroche le téléphone sur le guéridon du couloir.
— Tu viens de rentrer ? demande la voix de Nick.
J’aimerais que mon cœur cesse de battre si fort.
— Je promenais le chien…
— Comment ça s’est passé ?
Surréaliste qu’il aille ainsi droit au but.
— De quoi parles-tu ?
— Paula m’a dit que tu avais rendez-vous avec je-sais-plus-son-nom ce soir.
Je passe sur la pointe des pieds devant les chambres où tout le monde dort et me rends dans la cuisine. J’ai besoin d’un esquimau Häagen-Dazs. Tout de suite.
— Et ça te regarde parce que… ?
— Je suis curieux.
J’arrache l’emballage de l’esquimau.
— Ça s’est bien passé, dis-je, la bouche pleine. Satisfait?
— Tu n’as pas l’air ravie.
— Disons que je ne suis pas ravie qu’un homme me passe au gril au sujet de mon rendez-vous avec un autre.
— Il ne s’agit pas de passer au gril, crois-moi. Tu n’as pas idée de ce que c’est quand je m’acharne contre quelqu’un.
Je lève les yeux au ciel et prends une nouvelle bouchée de l’esquimau, parfum Dulce de leche. Miam.
— De toute façon, reprend Nick, je suppose que tu gardes les détails juteux pour tes copines, non ?
Je déglutis et réponds d’une voix plus sourde.
— C'est-à-dire, je ne dors pas avec mes copines.
— Heureux de l’entendre… attends… dormir ?
— Enfin dormir ou… Mon Dieu, tu me fais tout mélanger. Tu es toujours aussi agaçant ou ta journée s’est mal passée ?
— Que dire? J’ai soudain éprouvé l’urgence de te titiller.
— Je l’avais remarqué.
— C'est aussi bon pour toi que pour moi ?
— Va te faire voir.
— C'est une invitation ?
— Mon Dieu, ce soir ton discours ne vole pas plus haut que celui d’un lycéen.
Il pouffe, puis lance, me prenant totalement par surprise :
— J’ai trouvé un foyer pour Rocky.
— Quoi ?
Je m’appuie contre le comptoir, récupérant dans ma bouche les morceaux de l’esquimau fondant, avant qu’ils ne tombent dans celle de Geoff.
— Ah oui ? Où ça ?
— Qu’est-ce que tu manges ?
— Crèche glachée.
— Quel parfum ?
— Dulce de leche. T’en veux ?
— Je ne consomme que les parfums dont je peux prononcer le nom. Enfin bon, l’un des gars au commissariat a un frère qui possède une petite ferme dans le nord de l’Etat. Il avait besoin d’un coq parce que le sien est mort deux semaines plus tôt.
Aucun risque que j’avale ça.
— Alors… j’ai congé samedi. Tu veux m’accompagner pour visiter le nouveau foyer de cette volaille ?
De plus en plus surréaliste.
J’avale ce qui reste de crème glacée sur le bâtonnet.
— Mon Dieu, je ne sais pas trop. Je crois que je dois travailler.
Silence.
— Bon, d’accord, je voulais juste te poser la question. Je partirai vers 10 heures. Il faut deux bonnes heures pour arriver là-bas. Alors si tu changes d’avis…
Mon attirance pour lui traverse le combiné. Une attirance pour… quoi ? Une partie de ping-pong hormonal ? Mes probabilités de survivre un jour entier avec Nick Wojowodski et en sortir mentalement intacte frisent le zéro.
— Nick… je revois Greg vendredi soir.
Silence.
— Compris, finit-il par dire. Ecoute, tu as le bonjour de Paula, d’accord ?
Il raccroche avant que j’aie une chance d’ajouter quoi que ce soit.
Zut, zut, et zut.
18
Mardi et mercredi, il a plu pratiquement toute la journée. La pluie a lavé les rues de Manhattan et donné à ses habitants un avant-goût de l’automne qui arrive à grands pas. Je déteste l’été à New York, mais j’adore l’automne. Les feuilles dorées et cramoisies qui vibrent dans le ciel d’un bleu pur, les premières envie de shopping de Noël, la joie de porter enfin le pull sur lequel j’ai craqué chez Bloomingdale en juillet. Je sais, des semaines entières nous séparent encore de septembre, je précipite
les choses, mais à l’approche de la fin de cet été de folie, quand ma vie semble enfin se mettre en place, j’ai presque envie de hurler de soulagement.
Evidemment, il y a toujours la question de ma mère et de son « état », de l’organisation à mettre en place et du fait que nous ne saurons pas avec certitude si tout va bien avant l’amniocentèse, le mois prochain. Et je pense beaucoup à Nick, bien que je sois tellement occupée au boulot que j’aie à peine le temps d’aller aux toilettes, encore moins de m’encombrer l’esprit avec tout ce qui n’est pas échantillons de tissu ou vendeurs de meubles. Mais l’envie de lui téléphoner m’obsède, même si je n’ai aucune idée de ce que je lui dirais. Notre relation n’est pas ce qu’on appelle suivie et si je suis certaine qu’il ne me contredirait pas, mais…
J’ai dû ruminer le sujet trop longtemps car la sonnerie de mon portable m’arrache en sursaut à la léthargie qui m’a saisie depuis… euh… vingt bonnes minutes.
C'est Greg, qui m’appelle du boulot. Comme moi, il doit être assis à son bureau devant un sandwich entamé, craignant d’être enseveli sous une montagne de paperasses. On lui a récemment confié une affaire en or, la défense d’une énorme entreprise, un problème de violation de la loi antitrust, il me semble. Je n’en ai pas compris davantage, mais en tout cas, ce dossier fait monter son taux d’adrénaline. Depuis lundi, nous nous parlons deux fois par jour. Des conversations agréables qui se terminent toujours par les allusions de Greg, qui a hâte d’être à vendredi soir — demain soir.
Moi aussi j’ai hâte. Je crois. Il a promis de m’emmener dans ce nouveau restaurant de la 80e Ouest dont les critiques raffolent. Je connais l’endroit. Je veux dire par là que je connais les locaux. Ces dix dernières années, j’ai dû dîner six fois dans ce même restau qui arborait chaque fois nouveau look et nouveau nom branchés.
— Salut, dis-je avec un sourire.
Je continue de feuilleter un énième carnet d’échantillons des tissus Scalamandre, à la recherche du rouge exact désiré par Annabelle Souter pour les chaises de sa salle à manger d’inspiration Moulin Rouge.
— … Que se passe-t-il ?
— C'est ce que j’aimerais savoir.
J’interromps ma recherche.
— Greg ? Quelque chose ne va pas ?
— Dis-moi… Depuis combien de temps es-tu en relation avec mon frère ?
Je ferme le carnet d’échantillons d’un coup sec.
— Ton frère ? Pourquoi verrais-je ton frère ?
— A toi de me le dire.
— Greg, je suis désolée, mais je ne comprends rien à ce que tu me racontes.
— D’accord, si ta mémoire a besoin d’un coup de pouce, voilà. J’ai rencontré Bill par hasard downtown. Comme nous ne nous étions pas vus depuis un moment, nous sommes allés déjeuner ensemble…
— Tu as déjeuné avec ton frère ?
— Je ne déteste pas mon frère, Ginger. Je ne comprends pas pourquoi il prend plaisir à torturer mon père, c’est tout. Bref, pendant le déjeuner, nous avons tous deux reçu des coups de fil, et posé ensuite nos portables sur la table, mais chacun a dû reprendre celui de l’autre au lieu du sien. Et en vérifiant ma boîte, j’ai découvert un appel passé de chez ta mère… ce matin.
— Mais je ne t’ai pas appelé, aujourd’hui…
— Exactement.
Un éclair illumine soudain mon cerveau.
— Oh, mon Dieu !
— Tu admets avoir appelé mon frère ?
Je réfléchis une seconde. Zut. Je suis si peu douée pour ce genre de situation.
— Je te jure que je n’ai pas vu ton frère, ni ne lui ai parlé depuis le jour où nous sommes allés chercher mes affaires à Scarsdale. Mais même si le contraire était vrai, je n’apprécierais pas cette scène de jalousie. J’ai le droit de parler à d’autres hommes. Et je continuerai de le faire. Troisièmement…
Oh-oh.
— Troisièmement...? Allez, Ginger… si ce n’est pas toi qui as appelé Bill ce matin, qui diable a bien pu le faire?
— Ecoute, je vais raccrocher, dis-je en serrant le téléphone à en faire blanchir mes phalanges. Je te rappelle.
Dès que j’aurai parlé à ma mère.
— Depuis combien de temps ? dis-je.
J’ai fermé la porte de mon bureau et mis la musique afin de brouiller la conversation, au cas où quelqu’un n’aurait rien de mieux à faire qu’espionner mes communications personnelles. Oui, je sais, je devrais attendre d’être rentrée, mais je sais qu’à son bureau, Greg est en train de se torturer l’esprit. Plus tôt l’affaire sera résolue, mieux ce sera.
Ma mère a déjà avoué avoir passé le coup de fil, ainsi que sa liaison avec le frère de Greg.
— Depuis que nous sommes allées chercher tes affaires, répond-elle après un moment.
— C'est lui le… ?
— Oui, répond-elle avec un long soupir de lassitude. Tu comprends maintenant pourquoi je ne voulais pas te le dire ?
Je ferme les yeux. Ma mère est enceinte d’un homme de trois ans seulement mon aîné. Le premier choc surmonté, je reprends :
— Est-ce que Bill le sait ?
— Je le lui ai dit il y a deux jours.
— Et… ?
— Et… nous n’avons encore rien décidé. Il est tout excité à l’idée du bébé, mais… Nouveau soupir.
— … Nous ne sommes pas amoureux, Ginger. Je ne l’épouserai jamais, et la différence d’âge n’y est pour rien. Ni sa famille…
— Tu peinais pourtant à accepter le frère de Bill comme gendre à cause de leur famille, justement.
— C'est complètement différent. Il s’agit de moi et de Bill. Que j’aime beaucoup. A petites doses. Plus de deux heures en sa compagnie et j’ai envie de lui taper sur la tête. Il est incroyable au lit, drôle, tendre, mais il peut se montrer parfois terriblement infantile. Oh flûte… il ne s’agissait que d’une liaison sans lendemain, Ginger. Je… Nous nous attendions tous deux à ce que cette liaison meure de sa belle mort. Nous nous serions séparés bons amis, voilà tout. Nous n’aurions jamais imaginé devoir discuter un jour garde alternée et autorité parentale…
— Donc vous prévoyez de partager la responsabilité de ce bébé ?
— Je ne sais pas. Je crois. S'il te plaît, Ginger… pourrions-nous attendre d’abord l’amniocentèse ?
L'appréhension perce dans sa voix. Je tente de reprendre mes esprits.
— Mais comment espères-tu que ça reste un secret ?
— Je ne l’espère pas.
— Parfait. Parce que je dois prévenir Greg. Aujourd’hui. Avant qu’il ne pique une crise de nerfs.
— Je préférerais vraiment que tu ne lui dises rien.
— Je m’en doute. Mais plus on attend, pire ce sera. Quelle que soit l’évolution de cette situation, elle se doit d’être construite sur la confiance et l’honnêteté.
— C'est ça. Dans cette optique, j’imagine que tu vas mettre Greg au courant de ton petit intermède avec Nick?
Elle n’a pas pu s’empêcher.
— Certainement. A un moment, je le lui dirai. Mais c’est différent.
— Non. Comment crois-tu que Greg va réagir en découvrant que ta mère est enceinte de son frère ? Tu imagines que les Munson vont accueillir cet enfant à bras ouverts, et t’accepter dans leur famille ?
D’accord, je vois d’ici le problème.
— Ils ne sauteront pas de joie, je le sais. Mais ils m’ont toujours traitée avec gentillesse.
Elle renifle.
— C'est vrai, Nedra. Je vais t’apprendre un truc : les Munson ne dévorent pas leurs petits. Dans l’intérêt de tout le monde, la vérité doit être révélée dès que possible. Tu portes quand même le bébé de leur fils. Leur premier petit-enfant. Phyllis ne va pas résister à l’envie de s’en occuper.
— Je me réjouis à cette idée, rétorque sèchement Nedra.
— Ecoute, je connais les Munson, il s’agit de personnes raisonnables. Un jour ou l’autre, ils désireront s’imp
liquer.
Un long silence s’installe. Trop long, trop… lourd de sens.
— Tu es très naïve.
— Que veux-tu dire par là ?
Nouveau silence.
— Que Greg fasse tant d’efforts pour te séduire de nouveau ne te paraît pas un tout petit peu bizarre ?
— Pas vraiment, vu la façon dont il s’est comporté.
— Tu vois, voilà pourquoi je ne voulais rien te dire. Tu as déjà tout décidé…
— Nedra, je n’ai encore rien décidé! Combien de fois devrais-je te l’expliquer ? Tu ne me crois pas, pourtant c’est vrai. Greg a réglé toutes les dépenses du mariage, et plus encore, c’est significatif, non ? Il m’a demandé pardon, tenté de son mieux d’expliquer son comportement… Que désires-tu de plus de sa part ?
— Et pas une seule fois tu ne t’es demandé pourquoi il agissait ainsi ?
Les yeux me brûlent.
— Maman, si c’était simplement parce qu’il m’aime ! Qu’on puisse m’aimer est un concept trop difficile à intégrer pour ton cerveau ?
Elle se tait quelques secondes.
— Il te l’a déjà dit ? répond-elle très calmement.
Je n’ai pas le temps de répliquer, un léger déclic résonne à mon oreille.
Quelques secondes plus tard, je réalise que, pour la première fois d’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai appelé ma mère autrement que par son prénom.
Malgré la harangue dont j’ai gratifiée ma mère, quand j’obtiens Greg au téléphone, les mots : « Ma mère est enceinte de ton frère » ne franchissent pas mes lèvres. Pire, je mens. Je m’entends expliquer :
— Ils militent tous deux pour je ne sais quelle cause commune, c’est pourquoi elle l’a appelé.
Je suis nulle.
Mais lui n’a pas dit qu’il m’aimait, n’est-ce pas ? Je ne parle pas d’aujourd’hui, je parle de… jamais. Comment ai-je pu dire oui à un homme qui ne m’a jamais dit qu’il m’aimait?
Cela ne se produira pas une seconde fois, je peux vous l’assurer.
Quand Greg passe me prendre à l’appartement, j’ai pris la décision de le sonder sur plusieurs sujets, même si je n’ai pas encore déterminé avec exactitude quand et comment. En tête de liste, la grossesse de ma mère. Encore que je compte différer la partie « Qui est le père ? ». Ensuite, mon activité de peintre. Et dès que l’opportunité se présentera, je lui demanderai tout de go quel sentiment il éprouve pour moi. Un peu injuste, puisque je ne suis pas sûre des miens. Mais après tout, c’est lui qui me courtise, moi je ne suis que la courtisée. J’ai droit à l’ambivalence.
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