Le trajet en taxi ne suffira pas à aborder tous les sujets, mais j’ai l’espoir d’opérer de sérieuses percées.
— Tiens, dit-il après avoir donné l’adresse au chauffeur, qu’as-tu sur les mains ?
Bon, le sujet peinture a été parachuté en tête de l’ordre du jour. Depuis que ma mère m’a assuré que l’odeur de peinture à l’huile ne lui donnait pas la nausée, j’ai entamé le portrait d’Alyssa, quelques nuits auparavant. Ne pas peindre à la lumière du jour n’est pas idéal, mais je fais avec les moyens du bord. Mes ongles soignés, vernis et polis appartiennent au passé. Et peu importe l’ardeur avec laquelle je récure mes mains à la térébenthine, la peinture ne s’élimine jamais en totalité.
— Je peignais quand j’étais plus jeune. J’ai eu envie de recommencer.
— Tu n’envisages pas d’abandonner ta carrière, n’est-ce pas ?
Je me persuade que seule la paranoïa me permet de distinguer une pointe de condescendance dans sa voix.
Je lève les yeux et souris.
— Oh non, c’est un simple hobby. Pour me relaxer.
— C'est nécessaire, n’est-ce pas ?
Il ne demande pas à voir mes peintures, ce qui ne m’échappe pas.
Je croise mes mains maculées sur mes genoux et fixe le motif violet et rouge de ma longue jupe de crêpe. La chaleur persiste, mais malgré ma tunique de jersey, la brise qui filtre par la fenêtre ouverte me donne la chair de poule.
— Greg, je dois te dire quelque chose.
Il lève les yeux avec un sourire rassurant. Puis il distingue l’expression de mon visage et son sourire s’évanouit.
— Quoi ?
O.K., le vin est tiré, il faut le boire.
— Ma mère est enceinte.
Il éclate de rire, puis s’interrompt.
— Bon sang, tu parles sérieusement.
— Oh oui.
— Mais elle… n’est pas trop vieille ?
— Apparemment non.
Un silence tendu s’ensuit.
— S'agit-il d’une insémination artificielle ?
Je fais non de la tête.
— Oh. Hum, va-t-elle épouser le père ?
— Selon elle, non. C'est... compliqué.
— Ne me dis pas qu’il est marié ?
— Non, ce n’est pas le problème. En fait, je te mets au courant afin de te prévenir que je compte l’aider, si elle en a besoin.
Il semble vaguement horrifié.
— Tu veux dire vivre avec elle ?
— Je ne sais pas. Peut-être. Si c’est nécessaire. Ma grand-mère désire retourner vivre à Brooklyn. Ma mère ne peut compter que sur moi.
Mes paroles déclenchent un moment de silence, ce qui est compréhensible.
— Ta mère est une femme adulte, Ginger. Quantité de femmes célibataires vivent seules avec leurs enfants.
— Et peut-être ma mère décidera-t-elle de le faire elle aussi. Je me contente de me préparer à cette éventualité. C'est tout.
Il reste pensif un moment.
— Je trouve surprenant que tu te laisses imposer un truc pareil. Depuis que je te connais, tu as toujours tenu à effectuer tes propres choix…
Je pose une main sur son bras.
— C'est mon choix. Personne ne m’impose quoi que ce soit.
Il couvre ma main de la sienne et soupire.
— Désolé, je suis juste… inquiet pour toi, c’est tout.
— Merci.
Je reprends ma main.
— Rien n’a encore été décidé. J’ai simplement trouvé plus correct de te le dire.
Il se recule sur la banquette, les bras croisés, ruminant la nouvelle. Puis il hoche la tête et marmonne, davantage pour lui-même que pour moi.
— Oui, ça pourrait aller…
Deux ou trois secondes s’écoulent avant qu’il ne se tourne vers moi et ne prenne ma main dans la sienne, entrelaçant nos doigts. C'est une sensation… agréable. Pas bouleversante, mais agréable.
— J’éprouve un choc, certes, mais pas insurmontable. J’ai toujours été conscient que ta mère était plutôt… excentrique.
Il rit. D’un rire pas aussi dégagé que je l’aurais souhaité.
— … Je doute qu’elle réussisse à me surprendre.
Je m’arrache un sourire, qui je l’espère ne trahit pas ma panique.
Nous approchons du restaurant. Greg se penche pour taper contre la vitre de Plexiglas.
— Juste après cette teinturerie. Oui, voilà.
Le taxi s’arrête. Comme à son habitude, Greg glisse un billet, beaucoup trop important, au chauffeur et lui fait signe de garder la monnaie. Je ne sais pourquoi son comportement me rassure.
La déco du restaurant est dépouillée et intime. Beaucoup de laque sombre et de chrome, avec des touches du même violet que ma jupe. Peu stimulant niveau appétit, mais à New York, on dîne dehors plus pour être vu que pour manger. C'est pourquoi tant d’endroits vous facturent quarante dollars deux crevettes nichées dans un confetti de gélatine sur lit de verdure amère. Evidemment la plupart finissent par fermer, alors que les bouis-bouis mexicains à trois sous essaiment dans Broadway, année après année.
— Peut-être nous attendent-ils déjà, entends-je Greg dire au maître d’hôtel.
Ce qui retient mon attention.
— Ils ?
Il m’adresse ce qui est sans doute censé être un sourire plein d’assurance. En réalité, on dirait qu’il vient d’avaler de travers.
— Mes parents sont passés cet après-midi, totalement à l’improviste. Je les ai invités à se joindre à nous. J’espère que cela ne te dérange pas ?
19
Non, bien sûr, la présence des parents de Greg ne me dérange pas. Pas vraiment. J’aurais aimé disposer d’un peu plus de temps pour éclaircir les sentiments et questions sensibles en tête à tête avec leur fils, avant de me retrouver en séance publique de conciliation, mais je survivrai. Mais tandis que je me dirige vers la nappe blanche au milieu d’un box circulaire noir qui m’évoque un manège de fête foraine, la tête me brûle. Parce que j’aurais apprécié d’être prévenue.
Bob Munson — cheveux gris brillants, costume bleu marine à la coupe impeccable — se lève à notre arrivée, et nous gratifie d’un sourire chaleureux. J’ai droit à une franche poignée de main, l’autre posée avec douceur sur mon épaule. Son regard bleu acéré irradie de sincérité.
— Seigneur, qu’avez-vous fait à vos cheveux ! s’exclame Phyllis, avec l’élocution incertaine d’une femme qui a déjà deux cocktails à son actif.
Comme toujours, elle est coiffée à la perfection, et sa silhouette délicate est enveloppée d’un modèle hors de prix, aux tons pastel et à la coupe épurée. Une grosse broche en diamant en forme d’animal — un dragon peut-être ? — est piquée juste sous son épaule gauche. Elle lève la main, m’enjoignant ainsi à me pencher pour lui donner l’accolade en l’effleurant à peine. Son parfum manque me faire défaillir.
— Cette coiffure est adorable, ma chérie ! N’est-ce pas, Bob ?
Je me trompe ou elle ne se montre pas aussi chaleureuse que dans mon souvenir ?
— Quoi ? Oh oui.
Le père de Greg me scrute, les yeux mi-clos, puis retourne à son fils.
— Greg, un scotch ? Et pour toi du vin blanc, Ginger ?
Dîner avec Bob Munson se révèle un exercice constant d’affirmation de soi. Je me tourne en souriant vers le serveur qui arbore des fossettes, ainsi que cette expression caractéristique signifiant : « Je ne fais ce métier que pour payer mes cours de théâtre/danse/chant/musique. »
— En fait, dis-je, je préférerais une eau minérale, s’il vous plaît.
S'ensuit un léger silence, le temps que chacun digère mon audace. Puis les hommes se lancent dans une conversation politique et professionnelle, tandis que Phyllis me harcèle de questions concernant mon nouveau job.
Cela ne me dérange pas. Comparé à d’autres sujets au potentiel explosif, l’été de folie de Ginger p
ar exemple, celui-ci au moins n’explosera à la figure de personne.
Ce qui nous mène jusqu’aux hors-d’œuvres, méli-mélo maison de mets raffinés impossibles à identifier. D’humeur téméraire, je goûte un morceau. Pas mauvais. Mais ne me demandez pas de quoi il s’agit.
— Et comment va votre maman, mon petit ?
Hmm. Evitons les terrains minés et il n’y aura aucune victime à déplorer.
— Elle va bien. Elle se prépare pour la rentrée. Elle doit enseigner un cours de premier cycle pour la première fois depuis une éternité.
— Ah.
Phyllis se sert dans le plat, examine ce qu’elle a choisi et le pose dans son assiette.
— Elle a réussi à se tenir à l’écart des problèmes cet été?
A peine consciente du silence soudain de Greg, à quelques pas de moi, je lève les yeux et croise le regard de Phyllis, rivé au mien.
Les cocktails Manhattan lui ont peut-être un peu tourné la tête — elle en a commandé un autre après notre arrivée — mais elle est loin d’être ivre. Son sourire dur me transperce. L'étrange morceau de piano à une seule note de Eyes Wide Shut résonne dans ma tête.
Je lui rends son sourire.
— Cette année, elle n’a passé aucune nuit au poste, si c’est ce que vous voulez dire. D’ailleurs, en dehors de son métier, elle limite ses activités aux droits des femmes. Elle a compris que collecter des fonds est plus efficace que manifester. Encore que, avec ma mère, on ne sait jamais.
Le sourire de Phyllis reste solidement figé.
Heureusement, on apporte nos plats, et les minutes suivantes sont consacrées à s’extasier sur la nourriture. Plutôt appétissante d’ailleurs. Un peu prétentieuse peut-être, mais au moins je trouve mon espadon sous la sauce.
Bob Munson lève son verre.
— A Ginger et Greg, de nouveau réunis, comme ils se devaient de l’être.
Sous la table, Greg agrippe mon genou. Je le regarde et il m’adresse un clin d’œil qui signifie : « Ne t’inquiète pas ».
— Robert, intervient Phyllis, ne faisons pas de conclusions hâtives. J’imagine que vous deux avez encore beaucoup… de choses à vous dire, n’est-ce pas ?
Tous les regards se rivent sur la mère de Greg. Son père est de toute évidence stupéfait que sa femme le contredise, même de façon détournée, et je parie que Greg aussi. Je ne sais que penser. Je devrais être ravie qu’au moins une personne de la famille comprenne qu’il est bien trop tôt pour une telle décision. Mais une nuance dans la voix de Phyllis déclenche un signal d’alarme dans ma tête. J’éprouve le fort pressentiment que ce n’est pas moi qu’elle essaie de protéger.
Greg rit, dissipant la tension.
— Tu vas beaucoup trop vite, papa. Comme le dit maman, rien n’a été encore décidé.
Il me regarde et me sourit.
— … Ginger m’a dit avoir besoin de temps, et je respecte son désir.
Bon, je me sens un peu mieux.
— Tu parles, les femmes disent toujours ça.
Le père de Greg secoue la tête en coupant son filet mignon enfoui dans un lit de légumes que je renonce à identifier.
— … Prétendre qu’elles ont besoin de temps est une tactique féminine pour obtenir ce qu’elles désirent. N’est-ce pas, chérie ? dit-il à sa femme.
Je ne me serai pas sentie mieux longtemps.
— Excusez-moi, Bob ? dis-je d’une voix douce. Que pensez-vous que je cherche à obtenir au juste ?
— Ginger…
Greg se penche, me prend la main, le sourire tendu.
— Ce n’est pas grave, plaide-t-il.
— Mais je suis curieuse. J’aimerais beaucoup savoir ce qu’il entend par là.
— Oh, ne faites pas l’innocente, mon petit, lance Bob Munson. Vous ne seriez pas là si…
Il hésite et me scrute un moment avant d’agiter sa fourchette en direction de son fils.
— Ce garçon a un avenir brillant… très brillant. Difficile de prédire jusqu’où il ira, en fait. Ne me dites pas que vous n’y avez jamais réfléchi.
— Papa, s’il te plaît, je n’ai encore pas discuté de tout cela avec Ginger.
— Discuté de quoi ?
— De politique, mon petit, de politique.
Bob sourit et prend une gorgée de vin.
— D’ici les prochaines élections sénatoriales, le vent aura suffisamment tourné pour que l’élue actuelle se trouve en difficulté. Greg briguera alors mon ancien siège.
Il pointe maintenant sa fichue fourchette vers moi.
— … Et c’est vous qui l’aiderez à l’obtenir.
— Pardon ?
— Papa. Arrête.
Bob se recule contre la banquette capitonnée. Ses sourcils broussailleux touchent presque ses cheveux.
— Eh bien, fils, quand diable comptes-tu la mettre au courant ? Quand les affiches électorales seront imprimées?
Greg plonge le nez dans son assiette. Quand il parle, c’est d’une voix très contrôlée.
— Je ne lui ai encore rien dit parce que je n’ai encore rien décidé.
— Oh, je t’en prie. Ce sont des conneries et tu le sais…
— Papa, s’il te plaît. Pouvons-nous changer de sujet?
Je prends une nouvelle bouchée d’espadon et décide, pour une fois, de me taire. Je me trompe peut-être, mais quelque chose semble clocher. Greg, avec ses mots mesurés et ses manières égales, est un avocat génial. Mais changer le monde ou l’améliorer n’a jamais semblé le passionner. Et d’après ce que sais de lui, je ne crois pas qu’il possède l’ego requis pour se lancer dans la vie publique. En bref, Greg n’est pas un politicien né. Son père si. D’accord ou pas avec les idées de Bob Munson, je reconnais qu’il possède une personnalité propre à rassembler les votes. Greg serait capable de charmer un serpent, mais il n’a pas un charisme extraordinaire, si vous voyez ce que je veux dire.
De plus, je me sens tout à fait capable d’épouser un républicain, mais pas de faire campagne pour ce parti.
Mais je n’ai pas l’impression que Greg non plus soit enchanté à cette idée. Donc je décide de ne pas tourmenter ma jolie petite tête à ce sujet. De plus, c’est le moment de commander le dessert.
Et Dieu merci, la conversation s’oriente sur les films de l’été.
Après le café, Phyllis suggère que nous allions nous repoudrer le nez. Après tous ces cocktails, je ne suis pas surprise.
Les toilettes des femmes sont luxueuses mais minuscules. Je laisse la priorité à Phyllis et tente sans succès de me boucher virtuellement les oreilles, tout en réparant les dégâts occasionnés par l’espadon et le dessert à mon rouge à lèvres bordeaux. La chasse d’eau se déclenche, Phyllis émerge et j’entre à mon tour…
— Vous devez convaincre votre mère d’avorter, lance Phyllis.
Je me fige, en pleine action. Puis les battements de mon cœur reprennent. Je constate alors l’absence de toute fenêtre ou issue permettant une évasion.
En sortant, je croise mon reflet dans le miroir. Ouais, mon visage est exsangue.
— Comment savez-vous qu’elle est enceinte ?
— Bill me l’a dit.
Elle secoue la tête en riant, d’un rire presque dément.
— Il était trop excité pour garder le secret. Dieu que les hommes sont stupides.
Immobile, j’écoute ma propre respiration tandis qu’elle brandit son rouge à lèvres, puis l’applique avec soin avant de presser ses lèvres l’une contre l’autre. Elle m’observe dans le miroir.
— Pas de commentaire ?
— Pas pour le moment, non.
— Nedra ne peut pas avoir ce bébé, Ginger. C'est trop… sordide.
Du coup, le sang se remet à circuler dans mon visage. J’ouvre le robinet et frotte mes mains sous le filet d’eau tiède.
— Le terme est excessif, vous ne trouvez pas ? De plus…
Je secoue les gouttes d’eau de mes mains et enclenche le séchoir mural.
— Je ne vois
pas en quoi cela vous regarde.
— Oh, je vous en prie… Si Bill est vraiment le père…
Je voudrais faire volte-face mais la pièce est trop petite.
— Et qu’est-ce qui vous fait penser qu’il ne l’est pas ? J’avoue que moi aussi j’ai accusé le choc, mais ils sortent ensemble depuis presque trois mois.
— Quelle charmante façon de formuler les choses. Mais vous savez aussi bien que moi quel genre de femme est votre mère. Si ma mémoire est bonne, vous-même êtes née en dehors des liens du mariage.
Je refuse de continuer cette discussion. Je me tourne vers la sortie, mais des doigts manucurés à la perfection, aux ongles nacrés, m’agrippent.
— Quand Greg vous a présentée à nous et que Robert a décrété que vous seriez la compagne idéale pour notre fils, que vos origines pourraient lui gagner les votes des minorités, je l’ai appuyé. Je vous aime bien, Ginger. Je reconnais votre intelligence, votre charme et votre cran. Je pense ce que j’ai dit l’autre jour, que vous seriez un atout pour Greg. Lorsqu’il se présentera aux élections, il lui faudra une femme solide derrière lui. Mais votre mère… je l’ai toujours considérée comme une menace. Je l’ai dit à Bob, mais il ne m’écoute jamais. Pourtant, zut, j’avais raison. Si Bill est réellement le père, c’est pitoyable de sa part d’avoir séduit un homme de presque vingt ans plus jeune qu’elle…
— Minute ! N’allez pas plus loin, Phyllis. Votre bébé a trente-quatre ans, et n’est donc pas, puisqu’on tient les comptes, vingt ans plus jeune… De plus, il a l’âge de choisir ses partenaires.
Des larmes de colère brillent dans ses yeux bleu pâle.
— Non, vous, écoutez-moi ! Je ne laisserai pas votre mère ficher ma vie en l’air. Ou ce qu’il en reste. J’ai tout sacrifié à la carrière de mon mari, et maintenant à celle de mon fils. Je refuse de rester les bras ballants tandis qu’elle part en fumée.
Moi, l'amour et autres catastrophes Page 35