— Ma mère devrait se sacrifier ?
Phyllis relève le menton.
— Soit on règle cette… situation, soit vous faites une croix sur votre relation avec mon fils.
J’ai peine à en croire mes oreilles. Les toilettes se seraient-elles transformées en machine à remonter le temps, nous expédiant deux siècles en arrière ?
— Que notre relation, à Greg et moi, reprenne, n’a aucun lien avec vous. Ni avec ma mère. Ni avec le fait qu’elle soit enceinte.
Son rire se transforme en éternuement.
— Greg ne le sait pas encore, n’est-ce pas ?
— Si, en fait il le sait. Je le lui ai appris ce soir.
Ses sourcils se haussent, tels deux cobras.
— Vous lui avez dit que votre mère portait l’enfant de son frère ?
— Eh bien…
Son sourire réapparaît.
— Si ce détail n’a aucune importance, pourquoi le lui avoir caché ? lance-t-elle avant de sortir d’un air triomphal.
Je dois admettre que c’est une réplique détonante.
Dommage que ce ne soit pas la mienne.
Je porte des talons de huit centimètres, mais tant pis. Si je ne marche pas un peu pour évacuer le stress, je vais exploser.
Les parents de Greg sont partis je ne sais où en taxi. Greg a insisté pour me raccompagner, même si je sais qu’il aurait préféré sauter dans un taxi lui aussi.
— Je m’excuse pour mon père, dit-il. Je n’avais pas idée qu’il allait aborder le sujet.
Je l’observe attentivement.
— C'est vrai ? Tu envisages de te présenter aux élections?
— C'est... une option que j’explore.
Je soupire.
— Greg, tu détestes la politique.
Il fourre ses mains dans ses poches et hausse les épaules, sans tenter de me convaincre de cette nouvelle vocation. Rien.
S'il n’est pas passionné par le sujet, l’est-il en ce qui nous concerne? Et si Phyllis avait raison? S'il tenait à moi tant que tout se déroulait à la perfection, mais que le moindre obstacle se mette en travers de notre chemin… Découvrir que son frère est le père du bébé de ma mère par exemple ? Cela suffirait-il à modifier ses sentiments ?
A propos, en quoi consistent exactement ses sentiments?
C'est de la folie. Après cet intermède avec maman Munson dans les toilettes, je devrais prendre la fuite, non ? Pourquoi j’hésite ? Pourquoi je ne me tourne pas vers Greg pour lui serrer la main, le remercier de cette soirée mémorable, remonter Broadway et sortir de sa vie ?
Parce que je ne peux pas renoncer sans savoir, avec certitude, si notre histoire mérite ou non que je dépense davantage d’énergie.
Je me retourne, tentant de déchiffrer son visage dans la pénombre.
— Tu m’aimes, Greg ?
Il semble un peu pris au dépourvu.
— Bien sûr.
— Alors pourquoi ne me l’as-tu jamais dit ? Je ne me souviens pas t’avoir entendu dire une seule fois que tu m’aimais, même quand tu m’as demandé de t’épouser.
Il hausse les épaules, manie que je commence à trouver très agaçante.
— Je ne sais pas. Je ne suis pas très démonstratif, je crois. Et puis, je croyais assez bien montrer que tu comptais pour moi.
— Oui, je sais. Mais… une femme aime entendre ces mots, tu sais ?
Il s’arrête et s’empare de ma main.
— Bon, d’accord. Je t’aime, Ginger. Ça te va ?
Je regarde autour de moi. Nous marchons au milieu de Broadway, à 21 heures. Le trottoir est noir de monde, comme pratiquement à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit dans cette ville. Mais un étroit passage, entre deux bâtiments, mène à une impasse.
Une impasse très sombre et très déserte.
La folie du désespoir me submerge, m’aveuglant presque. Je dois donner à Greg une chance de me prouver que… qu’il est vivant. Qu’il a le cran de faire quelque chose de fou. De délirant. D’imprévu.
Je lui murmure à l’oreille.
— Viens.
Le sang bat à mes tempes. Je mêle mes doigts aux siens et l’attire vers l’impasse.
— Ginger ? Que fais-tu ?
Bon, un brin de persuasion s’avère nécessaire. Je l’entraîne vers les ténèbres, m’accrochant aux revers de sa veste, puis je l’embrasse, avec ferveur. Il répond plus ou moins.
— Fais-moi l’amour, dis-je dans un souffle contre sa bouche.
Il se recule et un sourire naît lentement sur son visage.
— Chez toi ou chez moi ? demande-t-il.
C'est là que j’ai la révélation… Attendez ! Je n’en ai pas envie, pas vraiment. Je m’accroche à un sentiment que je n’éprouve plus.
Mais dans ma folie, je m’obstine.
— Ni l’un ni l’autre. Ici. Maintenant.
Même à la faible lumière, je vois son sourire s’effacer.
— Bon sang, Ginger !
Il regarde de tous côtés, pétrifié d’angoisse à l’idée que quelqu’un nous entende.
— … Qu’est-ce qui te prend ? Je ne peux pas te faire l’amour en public !
La raison me hurle de simuler une rigolade, de laisser tomber, prétendre que je plaisantais. Au lieu de quoi je presse mes seins contre sa poitrine, le serre contre mon ventre. Hum, je ne sens rien de bouleversant.
— Il fait noir, complètement noir là-bas, dis-je dans un murmure, haletante.
Pas de désir, mais d’une soif de vérité.
— Personne ne le saura… à moins que tu ne me fasses crier…
— Arrête !
Il bondit en arrière pour échapper à mon emprise et manque trébucher sur le trottoir. La grimace qui tord son visage n’a rien à voir avec la montée du désir. Je le suis. Beaucoup moins déçue que je ne le devrais.
— Bon sang, tu es aussi cinglée que ta mère, c’est ça?
Je me fige sur place.
— Comment ?
— Papa affirmait que tu étais celle qu’il me fallait, que tu m’aiderais dans ma carrière. Je me suis efforcé d’aller dans son sens, vraiment. Quand j’ai reculé devant le mariage, il est devenu furieux. Toute ma vie, j’ai tout fait pour plaire au grand Robert Munson, pour être le gentil fils qu’il désirait, au point d’accepter d’épouser une femme que je…
— … n’aimais pas ? dis-je, achevant à sa place.
Il se passe les mains sur le visage, puis les fourre dans ses poches. Quelques passants nous lancent des regards curieux, puis poursuivent leur chemin.
— … Tu comptes pour moi, Ginger, vraiment. Assez pour que j’hésite à me marier avec toi après avoir réalisé que je n’étais pas sincère. Bon, me suis-je dit, papa devra s’y faire. Mais je détestais la déception que je lisais dans ses yeux, comme si je l’avais trahi. C'est ainsi qu’il regarde Bill, tu sais ? Je ferais n’importe quoi pour effacer ce dégoût de son regard. N’importe quoi.
— Y compris me récupérer ?
Son regard se détourne, puis revient à moi.
— Oui, lâche-t-il dans un lourd soupir.
Eh bien, voilà. Inutile de me torturer pour prendre une décision.
D’un coup, je comprends que les attentions, les manières agréables de Greg, ne résultent que d’une tactique soigneusement mise au point. Il s’agit d’un mensonge. Comme sa façon de faire l’amour. Appuyez sur le bouton A, vous obtiendrez tel résultat, caressez la zone B, vous obtiendrez celui-ci. Deux fois si tout va bien.
Où avais-je la tête ? Greg n’est pas sécurisant. Mince, il n’est même pas sain d’esprit. Ce n’est qu’un petit garçon effrayé incapable de tenir tête à son papa.
Je tourne les talons et commence à m’éloigner.
— Ginger ?
Je me retourne, mais continue de marcher, à reculons.
— Tu n’as rien à me dire ?
Je m’arrête et réfléchis une seconde. Distante de plusieurs mètres, je dois hausser la voix.
— Si. Un, ma grand-mère avait raison :
comme mec, tu n’es pas à ma hauteur. Deux : j’ai de la chance de ressembler à ma drôle de mère, excentrique, généreuse, exaspérante, dynamique et courageuse. Et qui, à propos, est enceinte de ton frère.
Même dans le noir, je le vois pâlir.
Moi par contre, je souris tout le long du trajet qui me ramène à l’appartement.
Je trouve ma mère, vêtue d’un jean et d’un T-shirt, en train de faire le ménage dans le salon.
Minute. Ma mère. Qui fait le ménage. Cherchez l’erreur.
L'instinct de nidification. Je crois que c’est le terme consacré. J’ai vu Shelby à l’œuvre. Deux fois. Mais normalement, pas avant le huitième mois de grossesse.
— Que se passe-t-il ?
Nedra se redresse. Son visage commence à s’arrondir.
Elle enlève la barrette qui retient ses cheveux et la rattache plus en arrière.
— Apparemment, mes hormones fluctuantes me poussent à me calmer en faisant le ménage.
— Et pourquoi es-tu nerveuse ?
Une pile de vieux magazines échouent dans un sac-poubelle.
— Comment ça s’est passé ?
Je ris, puis soupire.
— Disons… aussi bien que tu l’espérais.
Elle me regarde dans les yeux.
— Vous avez rompu ?
— Définitivement.
Elle repousse une pile d’objets divers sur la table basse.
— Et tu te sens bien ?
Je réfléchis un moment.
— Oui.
— Que s’est-il passé ?
Je lui raconte la scène. Enfin en partie. Elle a toujours su ce que les Munson pensaient d’elle. Inutile d’entrer dans les détails désagréables.
— Incroyable que Bill ait tout dit à sa mère, s’étonne-t-elle.
— C'est aussi bien. Plus de secret…
— Je suppose.
— Ensuite Greg m’a dit quelque chose. Quelque chose qu’en fait Nonna m’avait déjà dit, mais que je n’avais pas compris avant que Greg ne me le jette à la figure.
— De quoi s’agit-il ?
— Il paraît que je suis exactement comme toi.
— Aussi dingue, tu veux dire ?
— Apparemment.
Un sourire étire ses lèvres.
— Cela a dû te causer un choc.
— Un soulagement plutôt. Enfin, les symptômes ont un nom.
Je me débarrasse de mes chaussures et de mes bas et me laisse tomber dans une chaise désencombrée. Geoff s’approche pour me lécher mes orteils. Pour le moment, je n’en demande pas davantage à la gent masculine. Du moins c’est ce que je crois, jusqu’à ce que je m’entende déclarer :
— Nick a trouvé un foyer pour Rocky, je te l’ai dit?
— Non. Où ?
— Un endroit de sa connaissance. Le frère d’un type. Dans le nord. Il m’a demandé si j’aimerais l’y accompagner en voiture demain.
— Et tu as répondu… ?
Je croise les mains sur mon ventre et grimace.
— La mauvaise réponse.
— Alors appelle-le, et donne-lui la bonne.
Ma grimace s’accentue.
— Qu’éprouves-tu pour lui ?
— Je ne sais pas. Enfin… je ne sais pas. Je sais que… je pourrais devenir dingue de ce mec. Un jour. Le jour où j’aurai compris qui je suis. A la réflexion, c’est de la folie. Nous sommes trop différents. Greg et moi partagions au moins des intérêts communs, nous aimions la même musique, les mêmes films…
— Et regarde où ça t’a menée.
Evidemment.
— Mieux vaut partager ta vie avec quelqu’un qui te provoque, te surprend, au quotidien, plutôt qu’avec quelqu’un qui t’ennuie à mourir.
Vu ainsi… Mais c’est un peu effrayant.
Ma mère ajoute :
— Quant à apprendre à te connaître… Quand crois-tu que cela va arriver ? D’ailleurs…
Elle entreprend de soulever les coussins du canapé. Voilà qui devient intéressant.
— … pourquoi chercher seule ? La quête peut même se révéler plus intéressante avec le mec de ta vie. Qu’il te fasse de l’effet et que tu aies du mal à le supporter ne gâte rien. Tiens voilà deux tickets de métro.
Elle me les tend.
— Ils sont périmés, dis-je.
— Zut.
Je ris, mais pas de mon rire le plus léger.
— Et s’il me trouve idiote ?
Elle hausse les épaules.
— Il n’y a qu’un moyen de le savoir.
Le lendemain matin, dans le train roulant vers Greenpoint, je tripote les boutons de ma robe, aussi nerveusement que si j’égrenais un chapelet. J’ai tout de même envoyé balader ce mec plusieurs fois, et il aurait toutes les raisons de m’envoyer au diable. Mais comme je l’ai déclaré à Terrie, nous ne devons pas céder à la peur et prendre des risques.
Après un trajet qui me donne l’impression de durer une douzaine d’heures, j’émerge dans la lumière aveuglante de cette fin d’été. Incapable de me retenir, je cours en direction de la rue de Nick (bonne idée d’avoir chaussé des tennis). L'estomac noué et les jambes tremblantes, je m’émerveille de ne pas tomber. J’atteins enfin le coin de sa rue, distingue déjà sa vieille Impala garée le long du trottoir. J’accélère le pas et les battements de mon cœur suivent le mouvement. J’essuie mes paumes moites sur le devant de ma robe.
Encore huit maisons nous séparent. Six maisons. Quatre… trois…
La porte s’ouvre et une très jolie blonde sort sur le perron, serrant son sac contre elle. Nick la suit. Obéissant à un réflexe que j’ignorais posséder, je plonge derrière une voiture garée tout près et guette le couple par-dessus le coffre. Mon sang se glace à la vue de Nick saisissant la femme par les épaules et la regardant dans les yeux, sourcils froncés. Elle pose une main sur son torse et il la couvre brièvement de la sienne avant de se pencher pour…
Je ne vois pas la suite parce que je tourne les talons et détale en direction du métro, tel un lapin poursuivi par un renard affamé.
Je n’ai aucun droit de me montrer jalouse, absolument aucun. Hier encore, j’avais rendez-vous avec Greg. J’ai même tenté de faire l’amour dans une ruelle sombre, même si je ne le désirais pas vraiment…
— Ginger ! Attends !
Non, je ne l’attendrai pas. Mes pieds, doués de leur propre volonté, volent comme ceux d’un Mercure ailé. Je pique un sprint le long des maisons de briques proprettes, dépassant en trombe des personnes âgées promenant leur chien. Toujours en courant, je pénètre dans la station de métro et dévale les escaliers avec la vitesse et la grâce d’un éléphant. Le train entre tout juste en gare. Je fouille dans ma poche à la recherche de ma carte, l’introduis dans la machine, passe en trombe le tourniquet et saute dans le wagon juste au moment où les portes se referment. De l’autre côté, j’entends Nick hurler en direction du conducteur. Je pivote et le vois qui brandit son badge en tête du train.
A mes côtés, les passagers jaillissent de leurs sièges comme des moineaux effrayés et se réfugient vers les wagons voisins. Moi, je me retrouve très vite plaquée contre les portes du fond par un flic, très grand, très en colère et même pas à bout de souffle.
Mon Dieu.
— Ça ne t’intéresse pas de m’ écouter ?
— Pourquoi ça devrait ?
Je hurle pour couvrir le bruit des roues grinçant contre les rails d’acier.
— … Tu ne me dois aucune explication. Il n’y a rien entre nous. J’avais un rendez-vous hier soir, alors pourquoi tu ne ramènerais pas quelqu’un…
— Ginger, boucle-la.
Je m’exécute.
Le train entre en gare, crissant de tous ses pneus, et je me rends compte que j’avais pris la mauvaise direction. Nick s’empresse de m’entraîner hors du wagon, agrippant fermement mon poignet.
— Où m’emmènes-tu ?
— Je ne sais pas. Quelque part où je peux faire de toi ce que je veux.
— Je crierai à la brutalité policière.
— Oh chérie… Tu crieras certes, mais pas à cause de mes brutalités.
Oh.
Il m’emmène dans un petit café de Manhattan Avenue et me pousse dans un box.
— Tu veux du café ?
Je hoche la tête. Une serveuse timide nous apporte deux épaisses tasses de céramique, un pichet de crème et s’éloigne sans croiser notre regard.
— D’abord, je n’ai ramené personne chez moi hier, d’accord ? Ensuite, il ne s’agissait pas de quelqu’un de nouveau mais d’Amy.
Je consacre un long moment à remuer mes deux sachets de faux sucre dans mon café.
— Vous vous êtes réconciliés, c’est super…
— Zut, Ginger…
Il pousse un soupir excédé avant de plonger son regard dans le mien.
— … Cesse cette manie de faire des conclusions hâtives, parce que cela commence vraiment à m’agacer.
— Pardon.
Il hoche la tête, mais ses sourcils restent froncés.
— Bon. Nous ne nous sommes pas réconciliés, c’est une possibilité qui n’a jamais existé. Est-ce clair ?
Je hoche la tête. Ses yeux me transpercent littéralement.
— Vois-tu, Amy est venue me faire part… de deux choses. D’abord, qu’elle partait. Elle a décroché le job qu’elle convoitait à Albany, dans un hôpital privé…
— Oh je vois. Je suis désolée, c’est juste que…
— Ensuite… qu’elle est enceinte.
Mon cœur exécute un saut périlleux. Je regarde d’un air soupçonneux le verre d’eau posé devant moi.
Le silence s’éternise.
— Mais je croyais…
Je prends ma respiration et reprends de zéro.
— Tu ne m’avais pas dit… c’est bien elle qui ne veut pas d’enfants ?
Il plonge ses doigts dans ses cheveux courts et je me rappelle que, zut, lui aussi vient juste de l’apprendre.
— Elle n’en veut pas. Crois-moi, nous faisions attention. En fait, elle venait me dire qu’elle ne garderait l’enfant que si j’étais d’accord pour l’élever après sa naissance.
Je déglutis. Des larmes me piquent les yeux.
— Elle ne veut pas élever son propre enfant au moins en partie ?
Il hausse les épaules, désarmé, sentiment que j’imagine inhabituel chez lui.
Moi, l'amour et autres catastrophes Page 36