HÉSITATION
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— Assez ! Tu n’as aucune raison de t’inquiéter. Jacob n’est pas un danger.
— Excuse-moi, mais tu n’es pas la mieux placée pour juger de ce qui est ou non périlleux.
— Je suis sûre que je n’ai pas à me soucier de Jake. Toi non plus d’ailleurs.
Ses mâchoires se crispèrent, ses mains formèrent deux poings. Il ne s’était pas approché de moi, et je haïssais la distance qui nous séparait. Respirant un bon coup, je traversai la pièce. Il ne broncha pas quand je l’étreignis. En comparaison de la tiédeur du soleil couchant qui pénétrait par la fenêtre, sa peau me parut particulièrement froide. Il semblait de glace, ainsi figé.
— Je suis désolée que tu te sois inquiété, soufflai-je.
Il soupira, se détendit un peu, m’enlaça enfin.
— C’est peu dire, maugréa-t-il. La journée a été très longue.
— Tu n’étais pas censé être au courant. Je pensais que tu chasserais plus longtemps.
Relevant la tête, je remarquai que ses prunelles étaient trop sombres et cernées d’un anneau violet. Il était sur ses gardes. Je fronçai les sourcils, mécontente.
— Quand Alice a vu que tu avais disparu, je suis revenu, expliqua-t-il.
— Tu n’aurais pas dû. Maintenant, tu vas être obligé d’y retourner.
— Rien ne presse.
— Ne sois pas ridicule. Ta sœur a eu tort de…
— Inutile d’ergoter. Et n’espère pas non plus que je t’autorise à…
— Oh que si ! C’est exactement ce que j’espère.
— Cela ne se reproduira pas.
— N’y compte pas. Et, la prochaine fois, tu sauras te maîtriser.
— Il n’y aura pas de prochaine fois.
— Moi, j’accepte que tu t’en ailles, même si ça ne me plaît pas…
— C’est différent. Je ne risque pas ma vie.
— Moi non plus.
— Les loups-garous représentent un danger.
— Je ne suis pas d’accord.
— Ce n’est pas négociable, Bella.
— Je ne suis pas en train de négocier, Edward !
De nouveau, il serra les poings.
— Par ailleurs, je me demande si tes réticences ne sont dues qu’à ton souci de ma sécurité, enchaînai-je.
— Pardon ?
— Tu n’es pas… Tu devines qu’il serait idiot d’être jaloux de lui, n’est-ce pas ?
— Ah bon ?
— Sois sérieux !
— Je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux.
— Alors, ton attitude relève juste de stupidités du genre « les vampires et les loups-garous seront toujours ennemis » ? D’une rivalité alimentée par la testostérone qui te…
— C’est toi qui m’importes ! me coupa-t-il, furibond. Ma seule préoccupation, c’est que tu restes indemne.
Le feu noir de ses yeux prouvait qu’il était sincère.
— D’accord. Une chose cependant : ne compte pas sur moi pour prendre parti dans vos querelles imbéciles. J’opte pour la neutralité. Je suis la Suisse, dans ce conflit. Je refuse de prendre en compte des chamailleries d’ordre territorial entre créatures mythiques. Jacob fait partie de ma famille. Toi, tu es l’amour de ma vie. Si je puis m’exprimer ainsi, car j’ai bien l’intention de t’aimer plus longtemps que cela. Vampires, loups-garous, aucune importance. Et si Angela se transforme en sorcière, je continuerai à la fréquenter.
Il me contempla d’un air mauvais sans piper mot.
— Je suis neutre, répétai-je.
— Bella…, commença-t-il avant de s’interrompre en plissant le nez, comme gêné.
— Qu’y a-t-il encore ?
— Eh bien… sans vouloir te vexer, tu sens le chien.
Puis il m’adressa son sourire en coin, et je compris que la paix était revenue. Pour l’instant du moins.
Edward devant se rattraper suite à sa partie de chasse manquée, il m’annonça qu’il partirait le vendredi en compagnie de Jasper, d’Emmett et de Carlisle, quelque part dans une réserve naturelle de Californie du Nord où la surpopulation de pumas posait problème.
Nous avions beau ne pas être parvenus à un accord concernant les loups-garous, je n’éprouvai aucune culpabilité lorsque je téléphonai à Jacob durant un de mes rares moments de liberté — entre l’instant où Edward ramena sa voiture chez lui et celui où il revint ici en grimpant par la fenêtre — pour lui annoncer que je le verrais le samedi suivant. Ce n’était pas une trahison : Edward connaissait mes intentions. Si jamais il osait démolir ma camionnette une nouvelle fois, je m’arrangerais pour que Jacob passe me chercher. Forks était un territoire neutre, comme la Suisse. Comme moi.
Lorsque, le jeudi, je quittai les cours et découvris qu’Alice, et non Edward, m’attendait dans la Volvo, je ne nourris donc aucun soupçon. La portière passager était ouverte, laissant échapper une musique que je n’identifiai pas, et les basses secouaient l’habitacle.
— Alice, salut ! criai-je pour être entendue. Où est ton frère ?
Elle chantait, une octave trop haut, en même temps que la radio. Ignorant ma question, elle se concentra sur la mélodie. Je grimpai à côté d’elle, claquai la portière et me bouchai les oreilles. Souriant, elle baissa le volume puis, d’un seul mouvement, verrouilla les serrures et démarra en trombe.
— Que se passe-t-il ? demandai-je, brusquement mal à l’aise. Et où est Edward ?
— Ils sont partis plus tôt que prévu.
— Oh !
Je tâchai de dissimuler ma déception. Cela signifiait qu’ils rentreraient également plus tôt que prévu.
— Comme les garçons ont fichu le camp, nous avons décidé d’organiser une soirée entre filles ! annonça Alice, ravie.
— Quoi ? m’écriai-je, carrément soupçonneuse, à présent.
— Ça ne te fait pas plaisir ?
— C’est un enlèvement ou je ne m’y connais pas, rétorquai-je, amère.
— Exact ! s’esclaffa-t-elle. Tu es ma prisonnière jusqu’à samedi. Esmé s’est déjà arrangée avec Charlie. Tu passeras deux nuits à la maison, c’est moi qui t’accompagnerai au lycée.
Je me détournai, en proie à une colère grandissante.
— Désolée, poursuivit-elle sur un ton qui laissait entendre le contraire. Il m’a soudoyée.
— Combien t’a-t-il payée ?
— La Porsche ! s’exclama-t-elle joyeusement. Le même modèle que celui que j’ai volé en Italie. Je ne suis pas censée la conduire ici, elle est trop voyante, mais nous pourrions l’essayer, histoire de voir combien de temps nous mettons pour rallier Los Angeles. À mon avis, nous devrions être rentrées avant minuit.
— Non merci, répliquai-je en réprimant un frisson.
Nous bifurquâmes dans l’allée, trop vite comme toujours, et Alice s’arrêta devant le garage. Une Porsche flambant neuve, jaune canari, était en effet parquée entre l’énorme Jeep d’Emmett et le coupé rouge de Rosalie. Sautant gracieusement à terre, Alice alla caresser l’aile rutilante de son pot-de-vin.
— Jolie, non ?
— Il t’a offert cet engin uniquement pour me retenir en otage deux jours ?
Elle m’adressa une grimace, et l’horrible vérité s’imposa à moi.
— C’est pour chaque fois qu’il s’absentera ? hurlai-je, effarée.
Elle acquiesça. Claquant ma portière, je me dirigeai à grands pas vers la maison. Alice m’escorta, guillerette, absolument étrangère à tout remords.
— Tu ne trouves pas qu’il exagère ? repris-je. Qu’il se montre un tantinet psychotique ?
— Non. Tu n’as pas l’air de saisir à quel point les loups-garous sont dangereux. D’autant que je suis incapable de les voir. Tu devrais être plus prudente.
— Quelle sotte en effet ! rétorquai-je, acide. Une soirée en compagnie de vampires constitue le summum de la prudence.
— Je te promets une manucure, mains, pieds, la totale ! éluda-t-elle, primesautière.
Bien que je fu
sse là contre mon gré, nous passâmes un agréable moment. Esmé avait acheté un dîner italien de la meilleure qualité, directement en provenance de Port Angeles, et Alice avait loué mes films préférés. Même Rosalie participa, quoique en retrait et silencieuse. Alice tint absolument à commencer en vernissant mes orteils, et je me demandai si elle suivait une liste préalablement établie des rites incontournables d’une soirée entre filles en s’inspirant de mauvais feuilletons.
— Jusqu’à quelle heure souhaites-tu veiller ? s’enquit-elle, une fois mes ongles rouge éclatant.
Ma mauvaise humeur glissait sur son enthousiasme comme de l’eau sur les plumes d’un canard.
— J’ai l’intention de me coucher tôt, ripostai-je. J’ai cours, demain matin.
Elle fit la moue, frustrée.
— D’ailleurs, enchaînai-je en contemplant le canapé trop court, où suis-je censée dormir ? Ne serait-il pas plus simple que tu me surveilles chez moi ?
— Ce ne serait pas pareil ! protesta-t-elle, exaspérée. Et tu coucheras dans la chambre d’Edward.
Je poussai un soupir. Le divan de cuir noir qui s’y trouvait était à peine plus long que celui sur lequel j’étais assise. Mais bon, sa moquette dorée devait être assez épaisse pour offrir un lit confortable.
— Suis-je au moins autorisée à aller chercher mes affaires ?
— Je m’en suis déjà chargée.
— Ai-je le droit à un coup de fil ?
— Charlie sait que tu es ici.
— Je ne pensais pas à lui. Il faut que j’annule certains plans.
— Hum… laisse-moi réfléchir.
— S’il te plaît, Alice !
— Bon, d’accord, d’accord, marmonna-t-elle. Il n’a spécifiquement pas interdit les appels.
Elle s’éclipsa du salon, y revint une seconde plus tard avec un portable. Je composai le numéro de Jacob en priant pour qu’il ne soit pas sorti se dégourdir les pattes avec ses amis ce soir-là. J’eus de la chance, il décrocha.
— Allô ?
— Salut, Jake, c’est moi.
Alice me contempla sans expression particulière avant de rejoindre Esmé et Rosalie sur le sofa.
— Salut, Bella, murmura Jacob avec circonspection. Comment va ?
— Pas génial. Je ne pourrai pas me libérer samedi, en fin de compte.
— Foutus buveurs de sang, râla-t-il après une seconde de silence. Je le croyais absent. Tu n’as donc pas le droit de vivre un peu quand il n’est pas là ? Il t’enferme dans un cercueil ?
Je ris.
— Je ne trouve pas ça drôle, maugréa-t-il.
— Je rigole parce que tu n’es pas loin de la vérité. Il sera ici samedi, donc…
— Quoi ? Il se nourrit à Forks ?
— Non, répondis-je en retenant un élan d’irritation. Il a avancé son départ.
— Tu n’as qu’à venir tout de suite, alors ! Il n’est pas tard. Si tu préfères, je peux passer chez Charlie.
— Je n’y suis pas. Disons que… hum, on m’a enlevée.
Nouveau silence, le temps qu’il comprenne.
— Je viens te chercher avec les autres, gronda-t-il.
Retenant un frisson, je m’obligeai à parler d’une voix légère.
— Tentant. Figure-toi qu’on m’a torturée. Alice m’a verni les ongles de doigts de pied.
— Je ne rigole pas.
— Tu devrais. Ils cherchent juste à me protéger.
Il grommela.
— D’accord, c’est idiot, mais ça part d’un bon sentiment, le calmai-je.
— Tu parles !
— Excuse-moi pour samedi. Je vais me coucher, là, mais je te rappelle très vite.
— Tu es sûre qu’ils t’auront libérée ?
— Non. Bonne nuit, Jake.
— À plus.
Alice se matérialisa brusquement à mon côté et tendit la main pour récupérer son téléphone. Je composai déjà un nouveau numéro, qu’elle identifia.
— Je ne pense pas qu’il ait son mobile sur lui, fit-elle remarquer.
— Je laisserai un message.
Il y eut quatre tonalités, puis un bip. Pas de mots de bienvenue.
— Tu as des ennuis, mon pote, articulai-je lentement en insistant sur chaque syllabe. De gros ennuis. Les grizzlis enragés te paraîtront adorables quand tu verras ce qui t’attend à ton retour.
Je coupai brutalement et déposai l’appareil dans les doigts d’Alice.
— J’en ai terminé, annonçai-je.
— Finalement, c’est marrant de prendre quelqu’un en otage, commenta-t-elle, hilare.
— Je monte, décrétai-je sèchement.
Elle me suivit dans l’escalier.
— Écoute, soupirai-je, je n’ai pas l’intention de filer. De toute façon, tu le saurais et tu me rattraperais.
— Oh ! je te montre juste où sont les choses, murmura-t-elle en jouant l’innocence.
La chambre d’Edward était située au fond du couloir, au dernier étage. Il m’aurait été difficile de ne pas la trouver, même si l’immense maison m’avait été moins familière. J’allumai la lumière, m’arrêtai, interdite. M’étais-je trompée de porte ? Alice sourit. Non, c’était la bonne pièce, si ce n’est que les meubles avaient été déplacés. Le canapé avait été poussé contre le mur et la chaîne posée contre les étagères de CD afin de libérer une place suffisante et d’installer un lit colossal qui dominait à présent le centre de la chambre. La paroi exposée au sud, tout en verre, reflétait la scène, la faisant paraître deux fois plus grande — et pire — qu’elle ne l’était en réalité.
Tout y était : l’édredon d’un or terni, à peine plus clair que celui des murs ; le cadre noir, sculpté dans un fer forgé compliqué ; les roses de métal qui s’enroulaient en rameaux alambiqués le long des quatre montants avant de former un dais végétal. Mon pyjama était soigneusement plié au pied du lit, à côté de ma trousse de toilette.
— Nom d’un chien ! Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Tu ne t’attendais tout de même pas à ce qu’il te laisse dormir sur le divan ?
Marmonnant des paroles inintelligibles, je m’approchai et arrachai mes effets de la couche royale.
— Je te laisse, jubila Alice. À demain.
Les dents brossées, mon pyjama enfilé, je m’emparai d’un oreiller rebondi et de l’édredon doré. Je réagissais bêtement, tant pis ! Des Porsche en guise de dessous-de-table, des lits gigantesques où personne ne dormait — tout cela était plus qu’agaçant. J’éteignis la lumière et me blottis sur le canapé, quoique trop énervée pour céder au sommeil.
Dans l’obscurité, le pan de fenêtre avait cessé d’être un miroir noir. Derrière les vitres, la lune illuminait les nuages. Mes yeux s’ajustèrent au noir, et je distinguai la cime des arbres ainsi qu’un pan de la rivière. J’en fixai le ruban argenté, attendant que mes paupières se ferment.
Soudain, on frappa à la porte.
— Quoi encore, Alice ? pestai-je, sur la défensive, imaginant déjà son amusement quand elle découvrirait mon campement.
— C’est moi, murmura Rosalie en entrebâillant le battant. Je peux entrer ?
7
Toutes les histoires ne finissent pas bien
Sur le seuil, Rosalie hésitait, ses traits d’une beauté à couper le souffle empreints d’incertitude.
— Bien sûr, répondis-je, surprise. Entre.
Je me rassis et m’écartai pour lui ménager une place à côté de moi. Celle qui, au sein de la famille Cullen, m’appréciait le moins me rejoignit sans un bruit. Mon estomac se noua, tandis que j’essayais de deviner, sans résultat, la raison de cette visite.
— Pouvons-nous discuter quelques instants ? s’enquit-elle. Je ne t’ai pas réveillée, au moins ?
Ses yeux allèrent du lit au divan.
— Non, je ne dormais pas. Et, bien sûr, nous pouvons parler.
Percevait-elle l’inquiétude de ma voix aussi clairement que moi ? Elle partit d’un rire léger
qui carillonna comme un chœur de clochettes.
— Il te laisse si rarement seule ! Je me suis dit qu’il fallait profiter de l’occasion.
Qu’avait-elle à m’annoncer qui ne supportât pas la présence d’Edward ? Mes doigts se mirent à jouer nerveusement avec l’ourlet de l’édredon.
— S’il te plaît, ne va pas penser que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, continua Rosalie sur un ton aimable, presque suppliant, yeux fixés sur ses mains, qu’elle avait croisées sur ses genoux. Je sais que je t’ai blessée par le passé, je ne suis pas ici pour recommencer.
— Ne t’inquiète pas. Je suis capable d’encaisser. De quoi s’agit-il ?
De nouveau, elle rit, mais sa gaieté était embarrassée.
— Je voudrais t’expliquer pourquoi, à mon avis, il serait mieux que tu restes humaine. Pourquoi, à ta place, je choisirais cette option.
— Oh !
Mon air choqué lui arracha une moue.
— Edward t’a-t-il raconté ce qui m’a amenée à cela ? soupira-t-elle ensuite en désignant son magnifique corps d’immortelle.
— Non. Il a juste mentionné qu’il t’était arrivé la même mésaventure que celle que j’ai frôlée une nuit à Port Angeles, et que, contrairement à moi, personne n’avait été là pour te secourir.
— C’est tout ?
— Oui. Pourquoi, il y a autre chose ?
— Beaucoup plus, oui.
Levant la tête, elle esquissa un sourire dur et amer, sans pour autant rien perdre de sa beauté. J’attendis, tandis que son regard se portait sur la baie vitrée. J’eus l’impression qu’elle s’exhortait au calme.
— Aimerais-tu entendre mon histoire, Bella ? Elle ne se termine pas bien, mais n’est-ce pas le cas de tous nos destins, à nous autres vampires ? Pour moi, le seul happy end possible serait une rangée de tombes.
Effrayée par la tension de sa voix, j’opinai néanmoins.
— Humaine, je vivais dans un monde différent du tien, Bella. Mon univers était plus simple. Année 1933, j’avais dix-huit ans et j’étais belle, je menais une existence parfaite.
Elle contemplait les nuages argentés, perdue dans ses souvenirs.
— Mes parents appartenaient à la classe moyenne, enchaîna-t-elle. Mon père avait un emploi stable dans la banque, un poste dont il n’était pas peu fier, j’en suis consciente aujourd’hui. Pour lui, sa prospérité récompensait son talent et son ardeur au travail, ce qui revenait à négliger la chance qui accompagne toute chose. À l’époque, je prenais tout pour acquis. Chez nous, c’était comme si la grande crise économique de ces années-là se limitait à une rumeur déplaisante. Certes, il y avait des pauvres, les malchanceux. Mon père laissait cependant entendre qu’ils étaient responsables de leurs malheurs.