HÉSITATION
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— Tu ne seras jamais seule, me rassura Edward. Il y aura toujours l’un de nous. Emmett, Alice, Jasper…
— Ridicule ! Ils vont tellement se barber qu’ils seront obligés de me tuer pour ne pas périr d’ennui.
— Très drôle !
Mon père était de bonne humeur quand nous arrivâmes. Devinant la tension qui régnait entre Edward et moi, il la prenait pour ce qu’elle n’était pas. Il me regarda préparer le dîner avec un petit sourire satisfait. Edward s’était excusé, sans doute pour exercer une surveillance alentour, mais Charlie attendit exprès qu’il revienne pour me transmettre mes messages.
— Jacob a rappelé, se fit-il un plaisir de m’annoncer, sitôt mon amoureux présent.
Je déposai une assiette devant mon père sans trahir mes sentiments.
— C’est tout ?
— Ne sois pas mesquine, Bella. Il m’a paru très déprimé.
— Est-ce qu’il te paye pour ce boulot de relations publiques ou es-tu bénévole ?
Charlie grommela quelques paroles incompréhensibles jusqu’à ce que je lui serve sa pâtée pour couper court aux reproches. Il avait beau ne pas s’en être aperçu, il avait touché un point sensible. Mon existence était en train de ressembler à une partie de dés. Allais-je tirer deux as au prochain coup ? Et s’il m’arrivait effectivement des ennuis ? Laisser Jacob mariner dans sa culpabilité serait largement plus que mesquin, alors.
En même temps, je n’avais pas envie de discuter devant Charlie, d’être contrainte de surveiller le moindre de mes mots afin de ne pas lâcher une parole malheureuse. J’étais jalouse de la relation qui unissait Jacob et Billy. Comme l’existence devait être aisée quand on n’avait rien à cacher à celui avec lequel on vivait ! J’attendrais le matin. Il y avait peu de chances que je meure dans la nuit. Et quelques heures d’angoisse supplémentaires ne feraient pas de mal à Jake. Elles lui feraient même beaucoup de bien.
Lorsque Edward prit officiellement congé pour la soirée, je songeai à celui ou celle qui, sous les trombes d’eau, montait la garde devant chez nous. J’avais de la peine pour lui ou elle, tout en étant rassurée. Force m’était d’admettre qu’il était bon de savoir que je n’étais pas seule. D’ailleurs, Edward me rejoignit dans ma chambre en un temps record.
Une fois encore, il me chanta ma berceuse, et je m’endormis d’un sommeil paisible, consciente même dans l’inconscience de sa présence.
Au matin, Charlie partit pêcher en compagnie de son adjoint, Mark, avant que je ne sois levée. Je décidai de mettre à profit cette absence de surveillance pour être « une gosse bien ».
— Je m’en vais apaiser Jacob, avertis-je Edward après mon petit déjeuner.
— J’étais certain que tu lui pardonnerais, répondit-il avec un sourire. La rancune ne compte pas parmi tes innombrables talents.
Je levai les yeux au ciel, ravie cependant. Apparemment, Edward avait dépassé ses préjugés contre les loups-garous. Ce n’est qu’après avoir composé le numéro que je songeai à consulter la pendule. Il était un peu tôt pour appeler, et je craignis de réveiller les Black. Cependant, on décrocha dès la seconde tonalité.
— Allô ? fit une voix endormie.
— Jacob ?
— Bella ! Je suis tellement désolé, Bella ! Je te jure que mes paroles ont dépassé ma pensée. J’ai été bête. J’étais furieux, même si ce n’est pas une excuse. Ne m’en veux pas, d’accord ? S’il te plaît. Tu n’as qu’à demander, et je suis ton esclave pour la vie. Simplement, pardonne-moi.
Il parlait à un tel débit que les mots se bousculaient.
— Je ne suis pas fâchée. Tu es pardonné.
— Merci ! souffla-t-il, visiblement soulagé. Je regrette vraiment d’avoir été un pareil crétin.
— Ne t’inquiète pas, j’ai l’habitude.
Il s’esclaffa.
— Viens me voir, me supplia-t-il ensuite. Je veux faire amende honorable.
— De quelle façon ? demandai-je, soupçonneuse.
— Ce que tu voudras. On plongera des falaises, si ça te tente.
— Tu n’as pas mieux à proposer ?
— Je veillerai à ce qu’il ne t’arrive rien.
Je jetai un coup d’œil à Edward. Malgré son calme apparent, ce n’était pas le moment.
— Pas maintenant, répondis-je.
— Il n’est pas super-content de moi, hein ? lança Jacob, plus honteux qu’amer pour une fois.
— Ce n’est pas le problème. Un incident est survenu, un peu plus préoccupant qu’un loup-garou adolescent et pénible.
En dépit de mes efforts pour présenter la nouvelle sur le ton de la plaisanterie, il ne fut pas dupe.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, sérieux soudain.
— Hum…
Fallait-il le lui révéler ? Edward tendit la main pour s’emparer du combiné. J’étudiai ses traits. Il avait l’air relativement serein.
— Bella ? insista Jake.
En soupirant, mon amoureux rapprocha ses doigts.
— Edward souhaite te parler, d’accord ?
Il y eut un long silence.
— O.K. Ça risque d’être amusant.
Je passai l’appareil à Edward tout en le mettant en garde d’un regard appuyé. Cette conversation me rendait nerveuse.
— Bonjour, Jacob, dit-il avec sa courtoisie habituelle. (Pause.) Quelqu’un est venu ici, expliqua Edward. Une odeur que je n’ai pas identifiée. Ta meute a flairé un truc bizarre ? (Nouvelle pause. Edward hocha la tête, guère surpris apparemment.) Je refuse de perdre Bella de vue tant que je n’aurai pas réglé la question. Ça n’a rien de personnel…
Il fut interrompu par un bourdonnement de protestations, plus intenses que jamais, dont je ne saisis pas un traître mot, naturellement. Au moins, ni l’un ni l’autre ne paraissaient en colère.
— Tu as peut-être raison, reprit-il. Ta suggestion est intéressante. Nous sommes prêts à renégocier. Si Sam est d’accord. Merci. (Pause.) J’escomptais m’y rendre seul, enchaîna-t-il, une soudaine expression de surprise sur ses traits. Et la laisser avec les autres.
À l’autre bout du combiné, les intonations étouffées montèrent dans les aigus, comme si Jacob essayait de le persuader.
— Je vais tâcher d’y réfléchir en toute objectivité, promit Edward. Autant que faire se peut. (Cette fois, la coupure fut plus brève.) Très bonne idée. Quand… Non, c’est bon. J’aimerais suivre la trace en personne. Dix minutes… D’accord. Tiens, Bella.
Il me tendit le téléphone.
— Qu’avez-vous décidé ? m’enquis-je auprès de Jacob, irritée d’avoir été mise à l’écart.
— Une trêve. Rends-moi service, arrange-toi pour persuader ton buveur de sang que l’endroit où tu seras le plus en sécurité, surtout quand il sera absent, c’est sur la réserve. Nous veillerons au grain.
— Est-ce ce que tu essayais de lui dire ?
— Oui. Et ce n’est pas insensé. Charlie serait sans doute mieux ici aussi. Dans la mesure du possible.
— Mets Billy sur le coup, acceptai-je aussitôt. Quoi d’autre ?
Il me déplaisait souverainement d’entraîner mon père dans mes mésaventures.
— Nous avons défini de nouvelles frontières, de façon à être en mesure d’atteindre qui se rapproche trop de Forks. Je ne suis pas certain que Sam acceptera, mais je resterai vigilant jusqu’à ce qu’il comprenne que c’est la meilleure solution.
— Qu’entends-tu par « rester vigilant » ?
— Si tu vois un loup rôder autour de chez toi, ne lui tire pas dessus.
— Ça ne me viendrait pas à l’esprit. N’empêche, évite… les imprudences.
— Ne sois pas ridicule. Je sais prendre soin de moi. J’ai également tenté de le convaincre de t’autoriser à me rendre visite. Il hésite, alors dis-lui de remballer ses âneries sur ta sécurité. Tu ne cours aucun danger ici, il en est conscient.
— Compris.
— À tout de suite.
— Tu viens ici ?<
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— Oui. Pour renifler l’odeur de ton visiteur, au cas où il se manifesterait de nouveau. Comme ça, nous serons à même de le suivre à la trace.
— Je n’aime pas du tout l’idée que tu traques…
— Je t’en prie, Bella, pas de ça, s’esclaffa-t-il avant de raccrocher.
10
Indices
Pourquoi Edward devait-il s’en aller pour que Jacob pût venir à la maison ? N’avions-nous pas dépassé l’âge des puérilités de ce genre ?
— Je n’éprouve nul antagonisme envers lui, Bella. C’est plus simple ainsi, pour lui comme pour moi, voilà tout. Je ne m’éloignerai pas. Tu ne risqueras rien.
— Ce n’est pas ça qui m’inquiète.
Une lueur narquoise dans les yeux, Edward m’attira à lui, enfouit son visage dans mes cheveux, et je sentis son haleine glacée sur mes mèches quand il exhala. J’en eus la chair de poule.
— Je reviens tout de suite après, me promit-il avant de rire, comme s’il avait sorti une bonne blague.
— Qu’y a-t-il de si drôle ?
Il ne répondit pas, se borna à filer vers la forêt, un grand sourire aux lèvres. Maussade, je retournai dans la cuisine afin de ranger les reliefs de mon petit déjeuner. J’avais à peine rempli l’évier que la sonnette retentit. J’avais du mal à m’habituer à la célérité de Jack quand il n’était pas en voiture. Tout le monde paraissait tellement plus rapide que moi, ces derniers temps…
— Entre ! criai-je.
Occupée à empiler la vaisselle dans l’eau savonneuse, je sursautai quand sa voix résonna juste derrière moi. J’avais également oublié à quel point il était devenu silencieux.
— Est-il bien raisonnable de ne pas verrouiller la porte ? murmura-t-il.
Sous l’effet de la surprise, je m’étais éclaboussée. Il s’excusa.
— Ce n’est pas une serrure qui découragera celui ou celle qui me menace, répliquai-je en épongeant mon corsage avec un torchon.
— Oui, en effet.
Je me tournai vers lui, l’inspectai d’un regard critique.
— Tu ne pourrais pas t’habiller, Jacob ? Je sais que tu ne ressens plus le froid, n’empêche.
Une fois encore, il était torse nu, ne portait qu’un short taillé dans un vieux jean. Était-il si fier de sa musculature — certes impressionnante — qu’il souhaitait l’étaler au grand jour ? Je ne l’aurais jamais cru fat. Il passa une main dans ses cheveux mouillés, les repoussant de devant ses yeux.
— C’est plus facile ainsi, se justifia-t-il.
— Qu’est-ce qui est plus facile ?
Un sourire condescendant se dessina sur ses lèvres.
— Il m’est assez pénible de transbahuter mon short, alors une tenue complète…
— Pardon ?
— Mes vêtements ne disparaissent ni ne réapparaissent comme par magie quand je me transforme. Alors, autant en prendre le moins possible.
Je m’empourprai.
— Désolée, je n’y avais pas songé.
Hilare, il montra une fine cordelette de cuir noir qu’il avait enroulée trois fois autour de sa cheville. Je découvris au passage qu’il était aussi pieds nus.
— Porter son jean entre ses dents, ce n’est pas super.
Je ne sus que dire.
— Ça te gêne tant que ça, que je sois à moitié à poil ? rigola-t-il.
— Non.
Il s’esclaffa de plus belle, et je lui tournai le dos et m’attaquai à la vaisselle. Ma rougeur devait plus à la honte que j’éprouvais face à ma propre stupidité qu’à ce que sous-entendait sa question.
— Allez, au boulot ! reprit-il. Inutile de lui donner une occasion pour m’accuser de tirer au flanc.
— Jacob, ce n’est pas à toi de…
Il m’interrompit d’un geste.
— Je me suis porté volontaire. Où la trace de l’intrus est-elle la plus forte ?
— Dans ma chambre, je crois.
Il plissa le nez, aussi mécontent qu’Edward à l’idée qu’on eût pénétré dans le secret de mon intimité.
— J’en ai pour une minute.
Je me mis à frotter méticuleusement l’assiette que je tenais ; seuls crissaient les poils de la brosse sur la céramique. Je tendais l’oreille, à l’affût d’un bruit en provenance de l’étage, plancher qui craque, serrure qui cliquette. En vain. M’apercevant que je lavais la même assiette depuis un bon moment, je me ressaisis.
— Ouf ! lança soudain Jacob dans mon dos.
Une fois encore, je tressaillis en provoquant une grande gerbe d’eau.
— Flûte, Jake ! Arrête de me flanquer la frousse comme ça !
— Excuse-moi. Tiens, laisse-moi t’aider. Tu laves, je rince et j’essuie.
S’emparant d’un torchon, il épongea la flaque que j’avais provoquée.
— D’accord.
— La trace a été facile à détecter. Ta chambre empeste, à propos.
— J’achèterai du désodorisant.
Il rit, puis un silence complice et détendu s’installa, tandis que nous nous consacrions à notre tâche.
— Je peux te demander quelque chose ? finit-il par lancer.
— Tout dépend de ce que c’est.
— Aucune jalousie de ma part, ici. Juste une sincère curiosité.
— Bien. Vas-y.
Il hésita, se lança.
— À quoi ça ressemble, d’avoir un vampire pour petit ami ?
— Il n’y a rien de mieux ! blaguai-je.
— Je suis sérieux ! Tu n’as jamais… peur ?
— Non.
Il me prit le bol que je tenais. Il plissait le front, une moue sur les lèvres.
— Autre chose ? m’enquis-je.
— Eh bien… est-ce que… tu l’embrasses ?
— Oui, admis-je en rigolant.
— Beurk !
— Chacun son truc.
— Ses crocs ne t’inquiètent pas ?
— Boucle-la, Jake ! m’énervais-je en lui donnant une tape sur le bras. Tu sais très bien qu’il n’en a pas.
— Mouais…
Furieuse, j’entrepris de frotter un couteau avec plus de vigueur que nécessaire.
— J’ai droit à une autre question ? quémanda-t-il lorsque je lui passai le couvert pour qu’il le rince.
— Oui.
Il tourna et retourna la lame sous l’eau chaude.
— Tu as parlé de quelques semaines, chuchota-t-il d’une voix étranglée. Quand exactement ?
— Après la cérémonie de remise des diplômes, répondis-je sur le même ton.
J’examinai prudemment ses traits, de crainte qu’il ne se fâche à nouveau.
— Aussi vite ! souffla-t-il en fermant les yeux.
Ce n’était pas une réprobation, juste une constatation amère. Les muscles de ses bras se tendirent, tandis que son corps se raidissait.
— Aïe ! cria-t-il tout à coup, rompant la quiétude qui avait envahi la pièce.
De frayeur, j’en bondis carrément sur place. Sa main qui s’était refermée autour de la lame se déplia, le couteau se fracassa sur le plan de travail. Une estafilade longue et profonde entaillait sa paume. Le sang dégoulinait le long de ses doigts, gouttant sur le plancher.
— Nom d’un chien ! gronda-t-il. Ça fait mal.
Aussitôt en proie au vertige et à la nausée, je m’accrochai à l’évier tout en respirant par la bouche, puis me ressaisis.
— Tiens, enroule ta main là-dedans !
Je lui pris le torchon, esquissai un geste pour m’emparer de sa paume blessée. Il recula.
— Ce n’est rien.
— Tu rigoles ? protestai-je faiblement tandis que, autour de moi, les contours de la cuisine vacillaient.
M’ignorant, il passa sa main sous le robinet. L’eau vira au rouge, la tête me tourna. J’inhalai profondément.
— Bella ?
Je levai les yeux sur lui. Il était calme.
— Quoi ?
— J’ai l’impression que tu vas
tomber dans les pommes. Arrête de te mordre les lèvres, détends-toi. Respire. Je vais bien.
J’obtempérai.
— Inutile de jouer les fiers-à-bras, marmonnai-je.
Il poussa un soupir agacé.
— Viens, insistai-je, je te conduis aux urgences.
Je pensais être en mesure de prendre le volant, les murs avaient cessé de trembler.
— Pas la peine.
Fermant le robinet, il s’empara du torchon qu’il serra autour de sa paume.
— Attends ! protestai-je. Laisse-moi regarder.
— Aurais-tu un diplôme de secouriste dont tu ne m’aurais pas parlé ?
— Je veux seulement voir s’il faut que je pique une crise pour t’emmener à l’hôpital.
— Pitié, pas de crise ! se moqua-t-il.
— Si tu ne me montres pas ta blessure, tu y auras droit, sûr et certain.
— Bon.
Cette fois, il m’autorisa à saisir sa main. Je l’examinai, allai jusqu’à la retourner — la plaie s’était transformée en une ligne rosâtre vaguement boursouflée.
— Mais… tu saignais tellement ! murmurai-je, décontenancée.
— Je guéris vite, ronchonna-t-il en s’écartant, ses yeux sombres fixés sur moi.
— C’est peu dire.
J’avais vu l’estafilade, le sang dont l’odeur aux saveurs de rouille avait failli m’expédier dans les vapes. Elle aurait dû nécessiter des points de suture. Elle aurait dû mettre des semaines à cicatriser et à devenir la marque rose qui barrait sa peau à présent.
— Je suis un loup-garou, lâcha-t-il avec un sourire tordu, et je t’avais parlé du phénomène, rappelle-toi. Tu te souviens de Paul, non ?
— Si. Disons qu’assister au prodige en direct est un peu différent.
M’agenouillant, je sortis l’eau de Javel du placard. J’en versai un peu sur un chiffon à poussière et entrepris de frotter le carrelage. L’odeur puissante du produit finit de m’éclaircir les idées.
— Donne ça, je m’en occupe, proposa Jacob.
— T’inquiète. Mets plutôt le torchon dans la machine à laver, s’il te plaît.
Le sol lavé, je m’attaquai aux contours de l’évier, puis lançai un programme court pour le torchon. Là aussi, je fus généreuse avec la Javel.
— Tu es maniaque ou quoi ? râla Jacob.