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Mon fiancé, sa mère et moi

Page 10

by Brenda Janowitz


  — Mais c’est un client célèbre, dit Jack, et j’ai besoin de prouver aux grosses pointures de la société que je peux représenter et défendre les intérêts de clients célèbres. Surtout à Mel. Comment pourrais-je lui dire maintenant que je renonce à l’affaire qu’il m’a proposée lui-même ?

  — Mel m’adore. Tu n’as qu’à lui expliquer la situation, il comprendra.

  — Mel ne comprendra pas. De plus, il y a des bruits qui courent selon lesquels le vieux monsieur Trattner va venir visiter le cabinet à la fin du mois. Il faut qu’à ce moment-là, je sois sur une grosse affaire.

  Je me souviens de l’époque où j’étais avocate associée chez Gilson, Hecht et Trattner. Tous ceux qui entrent dans la firme pensent que le dernier associé n’est plus vivant, que c’est une légende, un fantôme utilisé par les partenaires pour vous donner la frousse et vous obliger à vous tenir à carreau. (Tu te plains de travailler jusqu’à minuit? Mais du temps où le vieux Trattner était encore ici, il nous faisait travailler toute la nuit et il nous passait un coup de fil à 3 heures du matin pour vérifier qu’on ne s’était pas endormis !)

  En vérité, Milt Trattner est parti en Californie enseigner le droit et en particulier les lois antitrusts à l’université d’UCLA.

  — J’oublie toujours qu’il est encore vivant. Il a au moins cent ans, non ? N’est-ce pas dangereux à son âge de prendre l’avion?

  — Il a cent trois ans. Mais ce n’est pas le problème. Je suis désormais un avocat partenaire dans un cabinet qui compte quatre cents avocats et il est temps que je me fasse un nom.

  — Et moi, je suis presque une avocate associée senior, et il est temps que je devienne avocate principale sur les affaires qui me sont confiées et apporter de nouveaux clients, si je veux devenir un jour partenaire.

  — Si c’est ce que tu souhaites, très bien, dit Jack. Tu défends ton client et moi le mien. Mais je te mets en garde, je vais te découper en petits morceaux et te donner en patûre au jury. Alors, prépare-toi !

  — Ne dis pas de bêtises, Jackie. La dissolution d’un partenariat commercial ne va jamais jusqu’au procès !

  — C’est une réplique de film, dit-il en souriant.

  — Depuis quand cites-tu des films ?

  Depuis quand Jack cite-t-il des répliques de film ?

  — Les tourtereaux? appelle Maximo. Alors avez-vous trouvé l'ins-pi-ra-tionne ?

  — Oui, nous sommes vraiment très inspirés, répond Jack, sans me quitter des yeux.

  — Très bien, je suis ravi! Et je suis aussi ravi que vous ayez trouvé notre petit pont. Si vous lancez une pièce dedans, vous pouvez faire un vœu. Qu’en pensez-vous ?

  Jack et moi nous dévisageons et Maximo nous tend une pièce à chacun.

  — Prenez le temps de réfléchir à votre vœu, dit Maximo.

  — Ce n’est pas nécessaire, répond Jack, je sais ce que je souhaite.

  — Moi aussi, dis-je en le regardant au fond des yeux.

  — Alors, allez-y, dit Maximo.

  Nous fermons les yeux tous les deux et nous lançons nos deux pièces par-dessus le pont.

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  — Tu ne ressembles pas du tout à James Bond!

  — Si, je lui ressemble, répond Jack, qui brandit son pistolet d’un air menaçant devant une rangée de bols en cristal.

  Nous sommes venus déposer une liste de mariage chez Tiffany & Co. Car il semble que les amis de mes parents se sont rendus chez Tiffany pour nous offrir un cadeau de mariage alors que nous n’étions – oups ! – pas encore enregistrés !

  (Ma mère : « D’après les Goldman, vous n’êtes pas encore inscrits chez Tiffany? Quand ils me l’ont dit, je n’ai pas pu y croire. Pas inscrits? Chez Tiffany ? Je suis horrifiée. Horrifiée ! »)

  — Non, tu ne lui ressembles pas, dis-je en lui ôtant le pistolet des mains pour zapper l’étiquette de la coupe Harmony et l’enregistrer ainsi sur notre liste.

  J’ai moi-même acheté cette coupe pour tant de couples fiancés que j’en ai perdu le compte. Je sais que je devrais frissonner de joie qu’aujourd’hui ce soit mon tour, mais l’attitude puérile de Jack me contrarie. Qui est ce gamin ? Qu’a-t-il fait à mon fiancé ? Et pourquoi est-ce que Tiffany distribue ce genre d’objet aux couples qui viennent déposer leur liste ? On s’attendrait, dans un lieu aussi chic que celui-ci, à ce qu’on ne vous distribue pas un objet aussi vulgaire qu’un scanner pour enregistrer votre sélection, mais qu’on vous propose plutôt de prendre place dans un box confortable et discret afin de coucher sur un papier parfumé les références des articles qui ont retenu votre attention et vous accompagneront tout au long de votre vie. Mais, au lieu de cela, on est contraint de se promener dans les rayons et de croiser d’autres couples plongés dans des débats existentiels sur les mérites respectifs du coton tissé et de la laine peignée. Mais le pire, c’est que, dès que l’homme de votre vie reçoit le scanner, il se transforme en gamin et s’en sert comme d’un pistolet. Je nous imaginais nous promenant chez Tiffany – une version moderne d’Audrey Hepburn et de George Peppard – nous comportant avec élégance au moment de choisir tout ce qui serait nécessaire à notre future vie glamour. J’ai même opté, pour l’occasion, pour une robe noire et un imper beige, comme Audrey. Mais voilà que mon fiancé se met à jouer au pistolet comme un gamin de six ans, poussant notre bonne entente à la limite de la décence.

  — Donne-moi ça, dit-il en me prenant le scanner-pistolet des mains, les Russes sont sur nos traces.

  Et il s’accroupit furtivement derrière le rayon verrerie.

  — Mais, pour l’amour de Dieu, que fais-tu? dis-je en soupirant et en le rejoignant derrière les chopes à bière.

  — Chhhuut! répond-il en pointant son arme sur un couple du même âge en train d’enregistrer sa propre liste. Ce sont les Russes !

  — D’abord, ils ne sont pas russes, Jackie.

  — Mais si, ils le sont, murmure-t-il et appelle-moi par mon nom de code, Hannibal.

  — Pardon?

  — Hannibal, répète-t-il en se glissant des verres à vin jusqu’aux saladiers. Tu m’as dit que je devais être George Peppard aujourd’hui.

  — Lève-toi, dis-je en le soulevant par le col de sa chemise. Le nom de son personnage n’était pas Hannibal !

  — Hé, je suis le George Peppard d’Agence tous risques, pas celui de Petit déjeuner chez Tiffany, lui c’était une mauviette.

  — Mais tu ne peux pas choisir seulement ce qui te plaît dans un film !

  — Les Russes! s’écrie-t-il en me poussant derrière une cloison.

  — Arrête immédiatement ! Tu es George Peppard de Petit déjeuner chez Tiffany. Tu dois te comporter comme lui.

  — Agence tous risques!

  — Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait à mon fiancé ? Sortez immédiatement de ce corps !

  — Brooke, s’il te plaît, il ne faut surtout pas que les Russes nous attaquent. Nous sommes trop vulnérables dans le rayon verrerie, nous devrions plutôt nous planquer au rayon argenterie.

  — Est-ce que tu réalises que tu es censé être la personne raisonnable et normale dans le couple ? dis-je en le suivant malgré moi jusqu’à l’argenterie.

  Cela dit, il a raison, on est plus à l’abri ici. Le problème, c’est que mon père me tuera, si je coche une pièce d’argenterie qu’il pourrait avoir beaucoup moins cher chez Morell, à Long Island.

  — Est-ce que tu vois les Russes ? demande Jack le dos collés aux étagères.

  — Tout va bien, aucun Russe à l’horizon, il n’y a qu’un autre couple en train de choisir sa liste, comme nous.

  — Ecoute, Brooke, il faut que tu saches que mes deux grand-mères sont nées en Russie, de même que mon grand-père, le père de ma mère.

  — Est-ce que tu pourrais te concentrer sur l’objet de notre visite, s’il te plaît ?, dis-je en lui enlevant le scanner-pistolet des mains.

  — Tu devrais être contente que je sois venu. La plupart des hommes laissent leur fiancée se débrouiller toute seule. Moi, je suis là. Alors
laisse-moi m’amuser un peu au lieu de m’ennuyer à mourir.

  — Oh, mon Dieu, Jack, cela t’ennuie à mourir?

  — Un peu, mais je sais que c’est important pour toi, c’est pourquoi je suis là.

  — Jackie, dis-je attendrie en l’embrassant, c’est vraiment adorable de ta part.

  — Pas de problème, chérie, mais est-ce que tu pourras déposer la liste chez Bloomy avec ta mère ?

  — D’accord.

  — Tiens, est-ce que ce ne sont pas des coupes Georgetown ? demande-t-il en désignant une large coupe en cristal assez ordinaire qui n’a ni la délicatesse ni les lignes élégantes de la coupe Harmony. Elle paraît lourde et ses larges bords la rendent encombrante. Je n’aurais jamais choisi un objet pareil, mais si c’est le souhait de Jack, pourquoi pas ?

  — Miranda m’a dit que nous devrions commander la coupe Georgetown, dit-il en brandissant le scanner.

  Miranda?

  De quoi se mêle-t-elle, celle-là?

  Pourquoi Miranda nous dit ce que nous devons commander ?

  — Pourquoi Miranda nous dit-elle ce que nous devons commander? dis-je en lui prenant la coupe des mains au prétexte de la regarder de plus près.

  — D’après elle, cela fait un saladier parfait, dit-il, les yeux brillants.

  Il a l’air tellement content d’avoir suggéré quelque chose à inscrire sur la liste qu’il m’est difficile de le lui refuser en lui disant que je n’ai rien à faire de ce que pense Miranda, qui n’est même pas une de nos amies. Ce n’est qu’une collègue de Jack.

  Ce n’est pas que je sois jalouse, mais vraiment! Mais pourquoi prononce-t-il son nom alors que nous sommes tous les deux chez Tiffany? (Et si vous n’êtes pas convaincus que faire du shopping chez Tiffany n’a pas un petit côté mystique, c’est que vous n’y avez jamais mis les pieds.)

  — Le prix n’est pas trop élevé, souligne Jack en souriant, est-ce que ta mère ne t’a pas recommandé de mettre sur notre liste des objets dans une large fourchette de prix ?

  — Très bien, scanne-le, dis-je en me forçant à sourire et en pensant que je pourrais toujours annuler ce choix plus tard sur Internet.

  — C’est comme si c’était fait, dit Jack en passant fièrement le scanner sur la coupe.

  — Vous êtes faits! s’écrie « le Russe » qui surgit soudain devant nous l’arme à la main en visant Jack.

  Jack empoigne sa poitrine et fait semblant de tomber à terre. Je fais ce que toute femme dans ma position ferait – je reste plantée au-dessus de lui la bouche ouverte attendant que la fiancée du « Russe » nous rejoigne et lève comme moi les yeux au ciel devant le spectacle affligeant offert par nos deux gamins de fiancés.

  — Brooke, dit Jack d’une voix étranglée, n’oublie pas que je t’aime (il tousse)… Je veux que tu continues sans moi et que tu sois heureuse (il tousse plus fort). Ne passe pas ta vie à me pleurer. Et quoi que tu fasses, ne choisis pas ce vase Metropolitan. Il est affreux.

  Il tousse encore un peu, puis il s’effondre sur le sol en gémissant.

  Cela ne m’amuse pas du tout! Encore une fois, c’est lui qui est censé être la personne normale et équilibrée dans notre couple.

  — Qui est dans ce corps? Qui êtes-vous ? dis-je en lui prenant le scanner des mains et en scannant au hasard des petites cuillères en argent.

  — Ha, les hommes et leurs joujoux! dit la femme qui est, je présume, la fiancée du faux Russe en levant les yeux au ciel. Donnez-leur un phallus et ils joueront toute la journée.

  Oui, bon, cette dernière remarque était-elle bien nécessaire ? C’est l’apothéose ! Ce dernier commentaire ruine l’image de Tiffany. Pour aujourd’hui.

  Et peut-être pour toujours.

  Mais, après tout, ils sont peut-être vraiment russes. C’est bien le genre de femme au langage direct postperestroïka – une femme qui dit les choses telles qu’elles sont. Après tout, elle a les cheveux noirs, la peau très blanche et un rouge à lèvres très rouge. Son fiancé a les cheveux blond pâle, la peau très pâle aussi, il est mince et il ressemble à Baryshnikov dans White Nights.

  Ou alors elle a simplement raison. C’est vrai que ce jouet a une allure équivoque, avec son long nez et sa base épaisse.

  Bravo, voilà que je m’y mets, moi aussi.

  — Laissez-moi vous aider à vous relever, dit le faux Russe à Jack en lui tendant la main.

  — Merci, répond Jack en brossant son pantalon et en se recoiffant.

  — Je vous en prie. Je suis Yuri et voici ma fiancée, Natacha.

  — Enchantée, dis-je en leur serrant la main une fois que Jack a fait les présentations.

  Je vois du coin de l’œil qu’il se retient pour ne pas éclater de rire.

  — Alors comme ça, dit Jack en passant son bras autour de mes épaules, vous êtes russes ?

  Nous sourions tous deux devant le ridicule de la situation, mais, vraiment, je ne peux m’empêcher de penser : qui est cet homme et qu’a-t-il fait de mon parfait fiancé ?

  11

  — Alors comment se présente l’affaire de Monique ? demande Noah en passant la tête dans mon bureau.

  — Très bien, dis-je en lui souriant. Parfaitement bien.

  Je n’ai aucune raison de dire le contraire. Après tout, j’ai tous les atouts en main. J’ai fait des recherches sur la législation en vigueur en matière de dissolution de partenariat commercial, j’ai étudié les termes du contrat et analysé la clause de non-concurrence. Et j’ai même accéléré les choses pour éviter que les médias ne s’en mêlent. J’ai tout verrouillé.

  — Vous êtes sûre que plaider contre votre fiancé ne vous pose pas de problème? demande Noah les sourcils froncés.

  Quand il a réalisé que Jack était le partenaire désigné par Gilson, Hecht et Trattner, il m’a demandé si je voulais transmettre cette affaire à quelqu’un d’autre, mais j’ai tenu bon. J’ai l’intention de faire mes preuves et rien ne m’en empêchera.

  — Bien sûr, en fait, cela se passe même mieux que je ne l’imaginais. Avec le mari de Monique, cela aurait été un vrai challenge de négocier un accord, mais avec Jack contre moi, ce sera simple comme bonjour! J’en fais ce que je veux, vous savez, j’en suis presque désolée pour lui !

  Bon, je sais que j’exagère un peu, mais Noah Goldberg est l’un des partenaires fondateurs de la firme et je veux le rassurer.

  Et, d’accord, je ne fais pas exactement ce que je veux de Jack, il n’a pas renoncé à cette affaire quand je le lui ai demandé par exemple, mais je sais qu’avec moi il prendra des gants et je compte bien en profiter au maximum. D’habitude, dans un contentieux comme celui-ci, je sais exactement ce que Jack ferait. Voyant que son adversaire est une firme beaucoup plus petite que Gilson, Hecht et Trattner, il commencerait la procédure de découverte des pièces par une avalanche de demandes de documents que l’avocat de la partie adverse mettrait des semaines à rassembler. Des milliers de pages et d’informations que le client mettrait une éternité à trouver. Bref, une histoire sans fin.

  Et dans la mesure où nous nous sommes mis d’accord dès le début pour régler cette affaire au plus vite, dans l’intérêt de nos clients, la date limite de dépôt des documents en serait raccourcie d’autant. Cela signifierait, si Jack agissait ainsi, que je consacrerais l’essentiel de mon temps et de mon énergie à rassembler toutes les pièces requises au lieu de me concentrer sur ma stratégie. Lui, en revanche, disposerait de tout son temps pour préparer ses arguments contre moi.

  Mais mon Jackie ne me ferait jamais un coup pareil. Et j’en remercie le ciel parce que, dans les semaines qui viennent, j’ai un million de rendez-vous pour essayer des robes de mariée.

  — Vous en faites ce que vous voulez? Vraiment? demande Noah.

  — Oui, c’en est même gênant.

  — Ce serait gênant si c’était le cas, mais en l’occurrence, il vient de lancer une requête en découverte de documents, dit-il en traversant mon bureau pour déposer devant moi la demande officielle de Jack. Au temps pour vous, Brooke.

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bsp; Il m’a assignée ?

  Comment est-ce possible ? Jack et moi avons partagé un dîner très romantique hier soir et il n’a pas dit un mot de ce qu’il préparait. Comment peut-il me faire ça, alors que j’ai été si fabuleuse avec lui ? J’ai même cuisiné pour lui ! Enfin, pas vraiment cuisiné, mais j’ai pris la peine de commander des plats chez Fresh Direct et de sortir la nourriture de la barquette pour la présenter joliment dans un plat. Et j’ai aussi acheté une bouteille de vin et un cheesecake sur le chemin du retour. Il suit vraiment les recommandations du juge à propos de la muraille de Chine à la lettre.

  Je n’ai même pas besoin de lire le document que Noah vient de poser sur mon bureau car, à la vue du ruban de papier bleu liant la première à la dernière page, je sais qu’il s’agit d’une requête officielle en découverte. Sur le ruban est imprimé :

  Gilson, Hecht and Trattner

  425 Park Avenue

  New York, New York 10022

  Jack m’impose une requête officielle en découverte ! Je saisis aussitôt le téléphone.

  — Je viens de recevoir une assignation, dis-je à Vanessa sur un ton mélodramatique.

  Je vous en prie, comme si appeler votre meilleure amie ne serait la première chose que vous feriez si vous aviez reçu une assignation !

  — Ouaouh, quelle aventure ! plaisante Vanessa.

  — Ce n’est pas drôle. Ça vient de Jack et il me demande de produire une tonne de documents.

  — Confie cette recherche à un junior. Pourquoi paniques-tu ? Ce n’est pas comme si tu étais obligée de tout faire toute seule. Contente-toi de le superviser. Inutile d’en faire un drame.

  — Je suis seule sur cette affaire, dis-je en enroulant le cordon du téléphone autour de mon index.

  — Alors, en effet, ce n’est pas drôle.

  — Je sais, dis-je, en enroulant le cordon autour de ma main tout entière.

 

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