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Mon fiancé, sa mère et moi

Page 20

by Brenda Janowitz


  — Ecoute, je sais qu’on fait toujours moitié-moitié, mais disons que je mange un peu plus de la moitié de mon poulet marsala.

  — Arrête de manger, c’est mon tour, je veux goûter! Tu vas voir, les lasagnes végétariennes sont délicieuses.

  Elle prend mon assiette et l’échange avec la sienne.

  — Si elles sont si délicieuses, pourquoi veux-tu échanger avec moi ?

  — Parce que tu as besoin de sucres lents pour absorber tout l’alcool que tu as ingurgité.

  Comme elle n’a pas tort, je ne réplique pas, au contraire ! Je tends la main pour attraper un petit pain dans la corbeille placée au centre de la table.

  — Quand on enterre sa vie de jeune fille, on a le droit de boire trop, intervient Lisa en forçant sa voix pour se faire entendre malgré la musique en fond sonore.

  — Tu sais de quoi tu parles ! dit Patricia. J’ai pratiquement dû te porter entre le Culture Club et la maison.

  — Ce n’est même pas vrai, proteste Lisa en se servant un autre verre de vin et en me faisant un clin d’œil entendu.

  — Elle a raison, ce n’est pas vrai, c’est moi qui l’ai portée jusqu’à la maison.

  — Moi aussi, j’avais trop bu à mon enterrement de vie de jeune fille, dit Vanessa en caressant son annulaire vide avec son pouce gauche.

  — C’est exactement ce que tu es censée faire, dit Lisa, non?

  — C’est vrai, admet Vanessa en soupirant.

  Puis, après une seconde, elle ajoute :

  — Excusez-moi un instant, s’il vous plaît.

  Je sais où elle va. J’ai déjà vécu cette scène plusieurs fois. Vanessa pleure rarement, mais quand elle ouvre les vannes, c’est le déluge. Depuis huit ans que nous sommes amies, je sais que, lorsqu’elle quitte la table d’un air gêné – en particulier lorsqu’il y a dans son assiette un délicieux poulet marsala –, c’est qu’elle a un grave problème et qu’elle a besoin de s’isoler pour sangloter. Elle a été très courageuse toute la journée mais elle supporte mal le fait que son divorce soit maintenant prononcé et que le lien est définitivement rompu avec son mari. C’est pourquoi je sais qu’elle va se réfugier aux toilettes pour pleurer son mariage officiellement dissous. J’espère qu’elle n’oubliera pas de ne pas utiliser les toilettes de droite. Je me lève d’un bond et je lui emboîte le pas. Mais ce n’est pas facile de courir au milieu d’une foule lorsque vous êtes la reine de la fête !

  — Ta soirée est super, Brooke !

  — Bravo à ta maman et à Vanessa, c’est un succès.

  — Excusez-moi, mademoiselle, puis-je avoir une autre bouteille de vin ? Oh, pardon, c’est toi, Brooke ?

  Le temps d’aller chercher une bouteille pour celle qui m’a confondue avec une serveuse, ma mère est déjà revenue au micro.

  — Et maintenant, mesdames, c’est le moment du dessert!

  Aussitôt, les serveurs font rouler jusqu’au centre de la pièce un immense gâteau dont le chapeau explose soudain et un strip-teaseur apparaît. Même si je m’y attendais, je ne peux pas m’empêcher d’être surprise.

  — Brooke Miller, où vous cachez-vous ? demande-t-il.

  Je suis tétanisée, les yeux fixes, comme un cerf pris dans les phares d’une voiture. J’espère secrètement que si je ne bouge pas, il ne me verra pas.

  — Elle est là ! hurle une de mes bonnes copines.

  — Alors, dansons tous les deux! s’exclame-t-il en se précipitant vers moi et en me prenant par la main.

  Ce qui me rassure un peu, c’est que je sais que ma mère et Vanessa lui ont donné des instructions précises pour que ça reste décent. Alors que nous entamons une danse ensemble, il commence à se dévêtir. L’idée me vient alors que le rôle du strip-teaseur, lors de l’enterrement de vie de jeune fille, et celle d’une strip-teaseuse, à l’enterrement de vie de garçon, ont une fonction très différente. La strip-teaseuse, c’est un peu le chant du guerrier, la dernière nuit de folie du garçon avant de se ranger. La plupart des hommes sont surexcités par la présence d’une femme à moitié nue, et ceux qui sont en couple regrettent de l’être. Pour une fille, c’est exactement le contraire. Une femme peut être chamboulée, et parfois un peu gênée, par la vision du jeune homme à moitié nu. En conséquence, la fiancée n’a qu’une envie, se jeter dans les bras de son futur mari! Et c’est exactement ce que je ressens à ce moment-là. Je me demande combien de temps encore je vais être obligée de me trémousser avec ce corps moite et musclé, avant de pouvoir enfin me précipiter aux toilettes pour retrouver Vanessa. Cela dit, les membres les plus âgés de ma famille ne semblent pas partager mon opinion. Etrange comme des femmes qui ont subi les douleurs de l’enfantement plusieurs fois peuvent être émoustillées par quelques gouttes de sueur sur un corps nu. Elles l’encerclent et, dès que la première chanson est terminée, je m’éclipse, laissant le jeune mâle aux mains de ma mère, ma grand-mère et tante Devorah.

  Les toilettes de Mangia e Bevi sont assez petites – elles sont faites pour accueillir un seul occupant à la fois. Vanessa est dans le box de gauche, celui qui n’a pas de verrou. J’ouvre la porte en grand et je m’assieds sur le lavabo en coinçant mes jambes de telle sorte que nous puissions tenir à deux dans l’espace exigu. Vanessa a rabattu le couvercle des toilettes et s’est assise dessus, la tête dans les mains et les coudes sur les genoux. Heureusement pour Vanessa, les toilettes chez Mangia ont des couvercles, mais, malheureusement pour moi, je n’ai pas pensé à passer une serviette en papier sur l’évier avant de m’asseoir dessus.

  — Retourne à ta fête, dit-elle en relevant la tête, je ne veux pas gâcher ta soirée.

  — Tu ne gâches rien du tout. Cette soirée n’aurait pas eu lieu sans toi.

  — Peut-être, mais maintenant je gâche tout. S’il te plaît, retournes-y, je te promets que ça va passer.

  — Tu es ma meilleure amie, si tu as envie de pleurer le soir de ma fête, pleure, et sois rassurée, tu ne gâches rien.

  — Oh, si, j’ai tout gâché !

  — Non, ce n’est pas vrai, dis-je en la prenant par les épaules pour la forcer à me regarder.

  — Mon mariage est fichu, Brooke, et tout est ma faute. C’est fini. Alors ne me dis pas que je n’y suis pour rien, je suis responsable de tout ce gâchis.

  — Ce n’est pas vrai, dis-je en prenant une de ses mains dans les miennes, tu as fait ce que tu as jugé le mieux pour toi.

  — Sauf que maintenant je suis divorcée, sanglote-t-elle doucement, et Marcus ne m’adressera plus jamais la parole.

  — N’est-ce pas exactement ce que tu voulais ?

  Ma question la fait redoubler de sanglots.

  — Excuse-moi, j’ai dit ce qu’il ne fallait pas dire! Mais je croyais que c’était ce que tu voulais? Tu as changé d’avis ?

  Elle lève les yeux vers moi.

  — Oui. Non. Je n’en sais rien. Et si c’est oui, qu’est-ce que ça peut bien changer désormais ?

  — Il faut que tu parles à Marcus, dis-je en déroulant un rouleau de papier toilette pour qu’elle sèche ses larmes. Il en est peut-être au même point que toi ?

  — Sûrement pas, répond-elle après s’être mouchée calmement. Lorsque nous étions ce matin avec nos avocats respectifs, il m’a demandé si j’étais sûre de ma décision. Il a insisté, il voulait savoir si j’étais cent pour cent certaine de ce que je faisais. Et j’ai répondu oui.

  — Et alors ? Tu as bien le droit de changer d’avis !

  — Pas avec Marcus. Quand j’ai répondu que j’en étais sûre, il a dit que c’était donc terminé entre nous, fini, et que cela ne pourrait jamais revenir comme avant, car il ne m’adresserait jamais plus la parole.

  — Allez…

  Je saute du lavabo et la force à se lever, puis je la prends dans mes bras et, une fois que je l’ai serrée contre moi, je lui murmure :

  — Ça va, ça va aller…

  Elle respire profondément plusieurs fois. C’est bon signe. Cela veut dire que la crise est passée. J’ai une assez longue expérienc
e de crises de larmes provoquées par sa rupture avec Marcus et elles se terminent toujours comme ça.

  — Je t’aime très fort, Vanessa.

  Elle me serre plus fort contre elle.

  — Moi aussi.

  Je sens qu’on nous regarde. Quelqu’un a ouvert la porte et nous observe.

  Ma future belle-mère.

  — Bonsoir, les filles.

  — Bonsoir, répondons-nous en chœur, toujours serrées l’une contre l’autre, joue contre joue.

  J’ai le sentiment fugace que je devrais lâcher Vanessa et reprendre contenance devant Joan, qui doit se demander ce que je suis en train de faire avec ma demoiselle d’honneur, enfermée dans les toilettes le soir de l’enterrement de ma vie de jeune fille, mais nous sommes tellement à l’étroit que je suis dans l’incapacité de me dégager.

  — Ça doit vous paraître un peu étrange, dis-je.

  — En fait, cela me rappelle ma propre soirée de bachelorette, dit-elle.

  Par manque d’espace, nous ne pouvons pas nous séparer avec le petit air confus habituellement requis dans ce genre d’occasion. Nous sortons des toilettes toujours enlacées en marchant en crabe. Une fois sorties, ma future belle-mère prend notre place sans ajouter un mot.

  — Viens, on va boire un verre, propose Vanessa en me prenant par la main.

  Arrivées au bar, nous nous juchons sur deux tabourets. Vanessa se couche à moitié sur le bar, les pieds ballants, comme une petite fille sur une chaise trop haute. Le barman pose devant nous deux verres géants et, sans même nous demander ce que nous désirons boire, nous verse du whisky.

  — J’ai l’air si malheureuse que ça, pour qu’il me serve de l’alcool fort d’autorité ? demande-t-elle, la tête posée sur son bras plié.

  — Non, tu es magnifique ! Il veut seulement te soûler pour profiter de toi plus tard. Maintenant, bois !

  — Trois, deux, un !, dit-elle d’une voix forte.

  Nous buvons cul sec et claquons nos verres vides sur le bar.

  — Un autre ? demande le barman en promenant la bouteille sous notre nez.

  — Oui, merci, répond Vanessa en lui tendant son verre.

  Pour ma part, je n’arrive pas à savoir si je ne suis pas déjà trop ivre pour en boire un second.

  — Il est mignon, dit Vanessa en montrant le barman du doigt.

  Celui-ci l’entend et lui sourit. J’éclate de rire. S’intéresser aux hommes, c’est la première étape de la guérison quand on sort d’une rupture douloureuse.

  — Moi aussi, je prendrais bien un verre ! s’écrie Miranda en s’installant à nos côtés.

  — Tant que c’est un verre et pas mon mec, pas de problème, dis-je à Vanessa, qui se met à rire, le nez dans sa boisson.

  — Oh, Brooke, tu es trop marrante, commente Miranda en se tournant vers moi.

  J’ai eu l’impression d’avoir murmuré mais, quand on a un peu trop bu, on parle parfois plus fort qu’on ne le souhaiterait.

  — Comme si Jack n’était pas dingue de toi, poursuit Miranda. Tu as beaucoup de chance, tu sais ?

  — J’ai beaucoup de chance.

  — Je trouve que votre façon de vous séduire et de flirter en vous assignant mutuellement sans cesse à tour de rôle est vraiment craquante.

  Elle s’interrompt pour boire une gorgée, puis ajoute :

  — Oui, c’est vraiment trop mignon.

  — Ouais, dis-je en faisant signe au barman pour qu’il me serve de nouveau. C’était marrant au début, mais pour dire la vérité, dis-je en baissant la voix, ça commence à devenir ennuyeux.

  Dès que les mots ont franchi mes lèvres, je réalise que je dois être vraiment saoule pour avoir dit une chose pareille. Pourquoi ai-je avoué cela à la fille dont je me méfie le plus sur Terre ? Je refais signe au barman pour qu’il remplace le whisky par un grand verre d’eau fraîche, ce qui fait froncer les sourcils de Vanessa, qui, elle, réclame un troisième verre d’alcool.

  — Je suis désolée de l’apprendre, Brooke. J’ignorais totalement que cela te déplairait. Si je l’avais su, je n’aurais jamais suggéré à Jack de te notifier les séries d’interrogatoires au Mega, le jour de la réception en ton honneur.

  Arrêtez la machine.

  Arrêtez.

  Stop!

  C’est Miranda qui a proposé à Jack de me donner cette série d’interrogatoires le jour de ma réception? C’est elle qui en a eu l’idée? Je ne sais pas ce qui me fait le plus enrager – le fait que Miranda l’ait suggéré ou bien que Jack ait suivi cet odieux conseil. Je prends la serviette en papier posée sous mon verre et je la déchire en deux puis en quatre.

  — C’était donc ton idée? dis-je en articulant avec difficulté.

  — Oui, confirme-t-elle en riant. On n’avait pas grand-chose à te demander, en fait. Je veux dire que nous savons tous que cette affaire aurait pu se régler facilement avec une simple transaction entre les deux parties. Mais Jack et moi avons pensé que ce serait plus amusant si on enchaînait requêtes et notifications. Il ne pensait pas que tu prendrais tout cela au sérieux. Nous avons été étonnés que tu y répondes.

  Jack et moi.

  Elle a dit « Jack et moi ». Comme s’ils étaient une équipe, ou des amis. Ou plus. Je déchire la serviette en huit morceaux.

  — « Jack et moi » ?, dis-je en lui lançant un regard de biais.

  Son visage est bizarrement flou et je dois prendre sur moi pour faire le point.

  — Oui, je suis son associée junior, n’est-ce pas? Maintenant que tu es partie, je travaille sur toutes ses affaires avec lui.

  Je déchiquète la serviette sans prendre la peine de compter les morceaux.

  — Ça, je suis sûre que tu travailles avec lui, intervient Vanessa avec un rire de gorge.

  Elle se rapproche de moi, pose sa tête sur mon épaule et fusille Miranda du regard.

  — Comment? J’ai dû rater quelque chose ? C’était une blague ? demande Miranda.

  — Parce que maintenant tu me traites de blague ?

  Vanessa appuie ma question d’un vigoureux hochement de tête.

  — Mais de quoi parlez-vous ? demande Miranda avec un rire nerveux.

  — Est-ce que tu couches avec lui ? dis-je en la regardant droit dans les yeux.

  — Avec qui ? demande-t-elle.

  — Ouaouh, commente Vanessa en se rasseyant sur son tabouret de bar, tu te rends compte ? Elle couche avec tellement de mecs qu’elle ne se souvient même plus de leurs noms !

  — Jack, dis-je en hurlant, tu vois qui c’est ? Arrête de faire l’idiote ! C’est un peu tard pour faire celle qui ne comprend pas.

  — Comment? répète-t-elle en riant, mais pour l’amour du ciel, de quoi parles-tu, Brooke ? Vanessa, explique-moi !

  — Pourquoi es-tu ici ce soir ?

  — Tu plaisantes, j’espère ? Vanessa, tu ferais bien de dire à ton amie de se reprendre. Brooke, je ne voudrais pas…

  — Oh, toi, ça suffit avec tes « je ne voudrais pas » hypocrites !

  J’ai tout à fait conscience que je n’articule pas bien, à cause de l’alcool, mais cela n’a pas d’importance, les choses doivent être dites.

  — Tout le monde sait très bien qui tu es avec tes « je ne voudrais pas » et ton air de ne pas y toucher. Tout New York connaît ton penchant pour les liaisons avec tes collègues masculins et de préférence mariés.

  — Mon Dieu, murmure Miranda, je vois que je suis de trop ici. J’espérais que nous deviendrions amies, mais maintenant que je sais ce que tu ressens à mon égard, je pense que c’est impossible. Je crois que je vais y aller.

  — Bonne idée.

  Miranda tourne les talons et se précipite vers la sortie.

  — Pas mal comme méthode pour éviter le baiser d’adieu, dit Vanessa d’un air admiratif. Moi non plus, ce n’est pas ma copine.

  — Tu ne peux pas employer cette expression si tu as plus de douze ans, dis-je en plongeant dans mon verre d’eau glacée.

  — Vingt-deux. L’âge limite pour les expressions débiles, c’est vin
gt-deux ans.

  Nous descendons de nos tabourets et regagnons nos places à table, où une part de gâteau nous attend, veillé jalousement par les sœurs Solomon.

  — J’ai commandé un café pour toi, m’informe Patricia. Comment le prends-tu ?

  — Ce n’est pas drôle, dit Lisa, si elle a envie de boire le soir où elle enterre sa vie de jeune fille, c’est son droit, c’est même une prérogative !

  A travers un brouillard, je vois que Patricia lance un regard noir à Lisa.

  — Les hommes vont bientôt arriver, dit ma mère en se matérialisant soudain à mes côtés, et tu as du mascara sur les joues.

  Elle plonge une serviette en papier dans le verre d’eau devant moi et m’essuie le visage, puis pendant qu’elle me remaquille légèrement, je ferme les yeux. Elle frotte un peu trop fort, mais je n’ai pas la force de protester. Quand elle en a fini avec moi, elle passe à Vanessa, qui se jette dans les bras de toutes celles qu’elle croise pour leur dire à quel point elle les aime.

  Quelques minutes plus tard, minuit sonne, les lumières baissent et les hommes arrivent. Je vois d’abord mon père, qui s’avance directement vers ma mère pour l’embrasser, puis les petits amis, fiancés et maris de mes copines, ainsi que quelques copains homos. Enfin arrivent Jack et son père.

  — Jackie, dis-je en lui passant mon collier de fleurs autour du cou.

  Il m’embrasse puis fait un pas en arrière.

  — Maître, voici une nouvelle assignation, proclame-t-il avec solennité en brandissant un document légal.

  L’alcool ne fait qu’un tour dans mes veines.

  — Tu te moques de moi ? dis-je après avoir jeté un coup d’œil au document qui, cette fois, est une assignation à comparaître concernant des témoins, car malgré mon état, je devine, à l’épaisseur du document, que la liste est longue.

  — Un peu, dit-il en riant et en ajustant le collier autour de son cou.

 

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