ELEANOR DÉBARQUE !
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Le silence tombe sur le café branché. Tous les yeux sont fixés sur moi. Merrick dit quelque chose, mais le grondement assourdissant de l’humiliation m’empêche de l’entendre.
Je m’enfuirais bien, mais mon porte-monnaie et mes rouges à lèvres Chanel sont éparpillés au milieu des condoms. Je tombe à genoux et fourre tout dans mon sac. Si je n’étais pas morte, j’entendrais sans aucun doute les commentaires amusés des clients.
Je me lève et me tourne vers Merrick. Il me tend la main. En réconfort, en soutien, en un geste solidaire digne d’un gentleman ?
Non. Il me tend une poignée de préservatifs.
Je prends la fuite.
Je déjeune avec Maya afin de panser mes blessures. Elle invite M. Perfection. Pourquoi ? Parce qu’ils forment un couple amoureux et heureux.
Je les déteste. Mais comme je suis une amie, je ne planterai pas ma fourchette dans le cou de Brad. Ce n’est pas sa faute s’il est né avec le chromosome X. Ou le Y. Enfin je ne sais plus lequel c’est. En plus, je suis pratiquement certaine que Maya a été réglo et ne lui a pas raconté le désastre du planning familial. Je leur fais le récit de la débâcle du jour. Après s’être étouffés avec leur thé glacé, ils compatissent sincèrement.
— J’ai rayé les hommes de ma liste, dis-je. Mais que vais-je faire pour le boulot ?
— Surtout, ne postule pas chez un orthodontiste, dit Maya, tu serais ridicule avec un appareil dentaire.
— Et méfie-toi des jobs dans les instituts de bronzage, dit Brad d’un air entendu. On entre pour un entretien, on ressort orange fluo.
— Et attention aux salons de tatouage.
O.K., elle lui a tout raconté. Je leur lance des regards noirs, mais c’est plutôt drôle, et je les soupçonne de seulement vouloir me remonter le moral. Et ça marche. Jusqu’à ce que je réalise que non seulement je vais perdre mon boulot chez Shika, et qu’en plus j’en ai très précisément zéro en vue.
— Combien de C.V. as-tu envoyés ? demande Maya.
Dois-je mentir ? J’hésite une fraction de seconde de trop, et Maya reprend :
— C'était le seul, c’est ça ?
— J’avais mis mon Armani, dis-je.
— Hé ! tu sais ce que tu devrais faire ? dit Brad. Aller chez… comment ça s’appelle ?
— Un psy ? dit Maya.
— Non, non, une agence de placement.
— Une agence d’intérim, reprend-elle. Très bonne idée. En intérim, tu trouveras un job. Et quand les gens te connaîtront, ils t’engageront à durée indéterminée.
— Peut-être réceptionniste, dis-je.
Parce que maintenant que j’ai étudié l’offre de Merrick, cela me semble un bon job pour débuter. Je peux répondre au téléphone, prendre les messages et rayonner de séduction derrière un bureau d’acajou massif dans le bureau d’un avocat top niveau du showbiz. Non, pas un avocat. Ni un architecte. Peut-être un producteur de Hollywood…
Maya dit que c’est une bonne idée. Brad propose de se renseigner pour savoir s’ils n’ont besoin de personne chez Mac et Compagnie, bien que je frémisse intérieurement à l’idée de passer mes journées à répéter : « Mac et Compagnie, bonjour, que puis-je pour vous ? »
Après le déjeuner, je regagne mon trolley et repasse mon Armani, un peu froissé lors de mon entretien au planning familial. Il est 16 heures quand j’arrive chez Top Emploi dans le centre-ville. J’ai dû laver mes cheveux, me maquiller et écouter encore et encore le dernier message de Carlos, mon mystérieux admirateur latino.
Je grimpe d’un pas lourd les escaliers du bureau en réfléchissant à ma future carrière. Réceptionniste, c’est bien. Mais la Nouvelle Elle ne devrait pas viser trop bas. Je dois me concentrer sur des métiers qui me plaisent vraiment. Comme architecte d’intérieur. Ou designer, car j’ai du flair. Ou peut-être devrais-je être psy. J’adore les problèmes des autres.
— J’aimerais poser ma candidature, dis-je à la réceptionniste.
Elle me tend une fiche.
— Commencez par remplir ça.
— Très bien, merci.
Je me dirige vers une chaise, mais j’hésite.
— Euh... C'est bien un formulaire de candidature ?
— Qu’est-ce que vous voulez que ce soit d’autre ?
— Vous ne me croiriez pas, dis-je dans un murmure.
Stylo en main, je remplis rapidement le formulaire. Au moins, je suis toujours aussi efficace avec la paperasse. La rubrique « Emplois précédents » ne me prend pas beaucoup de temps, bien qu’il s’avère que Martha Washington se soit adonnée à la dactylographie, l’accueil, le classement et le développement artistique. En plus de gérer une équipe.
La réceptionniste m’annonce que c’est Sheila qui va s’occuper de moi, et elle me présente à une femme ressemblant de façon troublante à ma grand-mère, avec ses cheveux fauves ramassés sur la nuque, et son charmant twin-set caramel assorti à sa jupe mi-mollets. Nous nous installons dans son bureau et elle étudie ma candidature.
— Votre passé professionnel n’est pas très riche, n’est-ce pas, ma petite ?
J’adore qu’on m’appelle « ma petite ».
— J’ai surtout poursuivi mes études.
— Bon, au moins, vos fonctions étaient variées. Allons-y. Vous êtes prête pour le test dactylo ?
On vous fait passer des tests ?
Sheila me précède dans une petite pièce où se trouvent un ordinateur et une machine à calculer, puis m’abandonne. Je m’apprête à batailler vaillamment.
Elle réapparaît cinq minutes plus tard.
— Terminé, ma petite ?
J’ai à peine eu le temps d’ajuster mon siège. Je jette un œil à la pendule. Cinquante minutes ont passé.
Elle vérifie mon travail avec un soupir imperceptible.
— Ce n’est pas grave, ma petite. Tout le monde exagère un peu, sur sa candidature. Je mettrai que vous savez reconnaître une machine à calculer. Combien de MPM ?
— Euh…
— Mots par minute.
— Oh.
Je consulte mon score dactylographique.
— Seize. Ce n’est pas trop mal, n’est-ce pas ?
— Si, ma petite. Ça l’est.
Elle se penche vers moi d’un air de conspiratrice.
— Je ne devrais pas vous dire ça… mais avez-vous pensé au mariage ? Je sais que, de nos jours, les jeunes femmes ne voient plus les choses de la même façon, mais une jolie fille comme vous, sans formation professionnelle…
Sa voix faiblit tandis que les larmes envahissent mes yeux. Elle me tapote la main.
— Je verrai ce que je peux vous trouver, ma petite. Mais franchement… n’espérez rien d’extraordinaire.
Bizarrement, remplir les préservatifs d’eau prend un temps fou, mais je finis par attraper le coup. J’étudie la possibilité d’en remplir certains de colle, d’encre ou de vin, mais m’estime trop mature pour m’abaisser au niveau de Dennis la Menace.
L'idée du vin n’était pourtant pas mauvaise. Une moitié de bouteille de Prosperity Red plus tard, je suis lovée en larmes sous ma couette. Quelle femme de vingt-six ans n’a jamais eu de véritable emploi ? Même les femmes des années 40 avaient des emplois rémunérés. Comme cette soudeuse sur les affiches de propagande pour soutenir l’effort de guerre. Peut-être que j’aimerais souder ?
Si le mariage s’était déroulé comme prévu — ou même s’il s’était déroulé de façon totalement désastreuse, du moment qu’il se soit déroulé — je ne me serais jamais retrouvée dans un tel gâchis. Je vivrais dans un bel appartement, la moitié de ce que gagnerait Louis m’appartiendrait, et je passerais mes journées à acheter de jolies choses, le cerveau mort d’ennui et si solitaire que je dormirais quatorze heures par jour.
Je me dégrise d’un coup. D’où je sors ça ?
Parce que ce n’est pas vrai. J’étais heureuse. Oui, heureu-se. Aussi heureuse qu’on puisse l’espérer. J’étais très heureuse. Je faisais du shopping, j’allais au spectacle et à
des expositions et je déjeunais en ville. Je n’avais même pas à faire le ménage. Une gentille femme d’origine équatorienne, qui s’appelait Columbia, venait une fois par semaine. Ça m’avait toujours plu, et je me demandais s’il y avait quelque part une femme colombienne nommée Equatoria. Bien sûr, je passais toujours l’aspirateur, époussetais et rangeais avant qu’elle n’arrive, mais par pure politesse.
Au lieu de compter les moutons, je compte les noms d’endroits qui sont également des noms de personnes. Je ne pense plus du tout au désastre du planning familial, au désastre du clavier ou à aucun des autres désastres variés. Je tombe endormie à la pensée de Jordan (comme dans Michael), Paris (comme dans Hilton), Chelsea (comme dans Clinton) et Chicago (comme dans Merrick).
14
Soyez payé pour faire du
shopping !
Se présenter en personne
Anacapa Building
Suite 202
L'adresse indiquée par la petite annonce est celle d’un vieil immeuble de bureaux au coin de la rue principale. Je trébuche le long de couloirs qui abritent des petits commerces variés — un médiateur, une organisation de trocs, un couturier — avant d’atteindre la suite 202. La plaque sur la porte indique : James Spenser Ross, détective.
A l’intérieur, m’attend le sosie de Tony Danza. Il se présente comme étant Spenser, et moi Elle, venue pour l’annonce. Nous prenons place à la table de cuisine de Formica vert avocat qui lui sert de bureau.
— Alors, vous croyez que vous avez les couilles pour être détective privé, hein ?
— Eh bien, j’ai vu votre annonce, et…
Je ne savais pas que c’était une agence de détectives privés. Je pensais qu’il s’agissait d’une boîte envoyant de faux clients dans les magasins, et je préfère ignorer son usage du mot couilles.
— ... et je suis une pro du shopping. Une vraie pro.
— Shopping. Vous croyez qu’on vient chercher Spenser pour des histoires de shopping ? Si c’est ça, vous pouvez repartir tout de suite, parce que tout ça n’a rien à voir avec le shopping.
Toute ressemblance avec Tony Danza s’estompe à vue d’œil.
— Peut-être me suis-je trompée.
Je lui tends le journal où j’ai encerclé l’annonce.
— C'est une coquille ?
S'il vous plaît, faites que ce ne soit pas une coquille ! Quand j’ai aperçu l’annonce ce matin, coincée entre des offres d’emploi pour chauffeur de bus et serveur de fast-food, ce fut comme une expérience mystique. Je pouvais être payée pour faire du shopping !
— Alors je vous écoute, dit-il en se renversant dans sa chaise, les mains derrière la tête.
C'est un test. Un test que je devrais m’efforcer de rater, afin de sortir de ce bureau de fou. Mais j’ai besoin d’un job. Mon magot s’est transformé en minimagot. Si je ne décroche pas ce boulot, je vais me faire virer de mon trolley, vivre dans ma voiture (évidemment garée devant chez Maya et Brad) et être forcée de voler ma nourriture à l’étalage…
— Vous traquez le vol à l’étalage, dis-je.
— Mesdames et messieurs, Spenser en a dégoté une ! La plupart des vols sont le fait d’employés — c’est le gros morceau. L'un de mes clients trouve qu’il perd trop d’argent, sûrement une petite frappe qui a bien étudié son coup. C'est là que vous intervenez. Vous faites vos courses, gardez les yeux ouverts. Dès que vous repérez un chapardage, vous appelez la sécurité. Le truc important : attendez que le voleur soit sorti du magasin — sinon ce n’est pas du vol. Vous croyez que vous pouvez le faire ?
— Absolument. Pas de problème.
Il feuillette quelques papiers qui traînent sur sa table de Formica.
— Le client, c’est Super 9. Vous pouvez commencer demain ?
— J’ai le job ? Je veux dire… Vous m’embauchez ? Je suis embauchée ? Vous m’embauchez ?
Il me regarde fixement.
— Je ne devrais pas ?
— Non ! Ce n’est pas ça… c’est que… je suis si contente…
Bien qu’en fait, je déteste Super 9. Je ne supporte pas de rester plus de cinq minutes dans cet enfer du discount. Comment vais-je tenir un jour entier ?
— ... travailler avec des détectives. Attraper, des, euh, petites frappes.
— Faites attention. Certains de ces types sont des professionnels. C'est un marché qui se chiffre en milliards de dollars.
J’acquiesce, puis nous parlons de mon salaire (bas) et des avantages sociaux (inexistants). Il me demande une pièce d’identité et me fait remplir le formulaire pour les impôts. Déduction, personnes à charge… tout est d’un compliqué. Je déchiffre le tout — probablement en un temps record — et lui rends la feuille.
— Des questions ? demande-t-il.
— Eh bien, une, dis-je avec un sourire triomphant. On vous a surnommé Spenser à cause des romans ?
— Quels romans ?
— Vous savez, Spenser, détective, le détective privé, de Robert Parker, je crois. Il y avait une série télé aussi…
Il a l’air ahuri.
— ... avec Robert Urich…
— Oh, vous voulez parler de Dan Tanna ? Quel rapport avec moi ?
— Euh…
Laisse tomber.
— ... rien, j’imagine.
Il me dit de me présenter demain matin à Philip, le chef de la sécurité chez Super 9, et me demande si je suis prête à visionner les vidéo de formation. Je suis prête, mais je m’inquiète que notre relation reste si superficielle. Elle Medina, femme détective, devrait être plus proche de son boss, non ? Alors je lui demande s’il travaille sur des cas intéressants.
Il allume une Marlboro rouge avec un briquet d’argent. La question lui plaît.
— Rien de nouveau sous le soleil, Medina. Divorces, vérifications d’antécédents et espionnage industriel. Et quelques vétilles supplémentaires. Vous avez entendu parler de Holly ? Cette chienne portée disparue ?
Je suis à deux doigts de lui balancer que je vais traîner en justice ses fesses de Tony Danza sur le retour, s’il traite les femmes de « chiennes » en ma présence, quand je me souviens de l’histoire.
— Le chiot golden retriever qui a besoin de ses médicaments ?
Il souffle un rond de fumée et acquiesce.
— Vous avez des, euh, pistes ?
— Rien que des impasses, répond-il, morose.
— Vous allez sûrement tomber sur quelque chose, dis-je. Si Ace Ventura peut le faire, vous aussi.
— Ace qui ? Jamais entendu parler de lui.
J’essaie de lui raconter le film, mais il ne veut pas croire que Jim Carrey ait tourné autre chose que The Truman Show, The Majestic et, pour une raison qui m’échappe, Ocean’s Eleven. Puis il m’installe face à son magnétoscope pour quatre heures de projection sur l’art de l’enquête dans les années 70. Ils planent, ces mecs. Le vol à l’étalage est un mauvais trip.
— Seigneur, qu’est-ce que c’est que ça ? demande M. Goldman quand je hisse l’orchidée géante (identique à celle de chez Water and Bread) sur le bar.
— C'est un cadeau. Pour Maya. Pour tout.
— Ellie, dit-elle. C'est magnifique. Tu n’aurais pas dû…
La méfiance s’empare d’elle.
— Tu l’as trouvée où ?
— Chez cet adorable petit fleuriste au coin de la rue.
— Tu veux dire chez Chérie, Chérie ? Ils vendent les roses douze dollars pièce.
— Je sais, tout y est sublime.
— Ça a coûté combien ?
Je refuse de répondre. Je pourrais mentir, mais elle irait vérifier.
— Les filles, vous n’avez pas changé depuis que vous étiez hautes comme trois pommes, pouffe M. Goldman. A demain.
Il nous fait signe et sort par derrière.
— J’adore ton père, dis-je à Maya pour détourner la conversation.
— Elle, dit-elle, tu ne peux pas te permettre de dépenser de l’argent en ce moment. Tu comprends ça ? L'argent ne sert pa
s à te passer tous tes caprices, à acheter tout ce qui te plaît, tu dois planifier et budgétiser dépenses et recettes, et tu…
Elle brode sur ce thème pendant cinq bonnes minutes, sans reprendre sa respiration, jusqu’à ce que M. Perfection ne l’interrompe.
— D’où vient cet arbre ? dit-il en se penchant pour embrasser Maya.
— De Elle, dit Maya. La question est : peut-elle se le permettre ?
Ils se tournent tous deux vers moi. Ayant ménagé mon effet, je déclare :
— J’ai un job.
On me serre dans les bras, on m’embrasse, on s’exclame. Je bois du petit lait.
— Alors, qui est l’heureux boss ? Tu vas travailler où ?
Je m’arc-boute au bar.
— Accrochez-vous à vos tabourets, les mecs. Un nouveau shérif est en ville.
— Quoi ? pouffe Maya.
— Tu vas travailler pour le bureau du shérif ? demande Brad.
— Mieux, je suis un privé.
— Elle, ces insignes dans les barils de lessive ne sont pas des vrais.
— Attends, attends, dit Brad. Tu enquêtes ou on enquête sur toi ? Si c’est comme le planning familial…
Je lui envoie une paille dans la figure.
— Je suis engagée par l’agence de détectives Ross.
— Tu vas devoir te faire passer pour quelqu’un d’autre ?
— En fait, oui.
Je leur explique mon travail.
— Tu vas être payée pour acheter, dit Maya, les yeux écarquillés. Oui, tu peux le faire.
Elle dit ça comme si un âne serait surqualifié.
— Merci, Maya.
— Non, vraiment. Tu as réussi ! C'est la fête !
Je me tortille sur ma chaise. Je préfère ça.
Brad prend la parole.
— Quand ton nouvel employé va arriver, nous emmènerons Elle au restaurant. Chez Shangaï, et nous nous soûlerons au Tsingtao.
— Quel nouvel employé ? je demande.
— Le nouveau barman, dit Brad.
Maya le fusille du regard.
— Il n’est pas nouveau. Il travaillait ici avant, et comme Brad n’arrêtait pas de me tanner pour que je me fasse aider, j’ai promis à ce type — qui travaillait ici avant…