ELEANOR DÉBARQUE !
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— Je sais. Ne volez pas.
— Voilà. Exactement. Mais ce n’est pas tout.
Je prends ma respiration et lui dis ce que j’ai sur le cœur. Je dis tout. Parce que j’ai des valeurs. Il y a des choses que je ne peux tout simplement pas rester à regarder sans rien faire.
Mes journées se déroulent ainsi : réveil, boulot, dodo, réveil, boulot, dodo, réveil, boulot, dodo.
J’ai à peine le temps de manger — mais n’ai pourtant pas perdu de poids. En fait, je crains de me transformer en cliente type de Super 9. Une grosse vache dévorée de pulsions consommatrices bon marché, saucissonnée dans un survêtement. J’accepte d’être programmée pour acheter, acheter, acheter, mais la dignité commande qu’au moins, ce soit pour acheter de délicieuses babioles. Rien de délicieux chez Super 9. De plus, je commence à fredonner la musique d’ambiance du magasin.
Quand je rentre chez moi mercredi, ou peut-être mardi (les jours se confondent), le signal de mon téléphone résonne gaiement. Ma boîte vocale ! Je m’écroule sur mon fauteuil taché, fais voler mes chaussures et masse mes pieds en écoutant mes messages.
Le premier est de Carlos, mon admirateur latino à la voix sexy. Il dit qu’il rappellera. Je pense à rester chez moi afin d’attendre son appel, puis décide que me faire porter pâle dès la seconde semaine ne serait pas avisé.
Le deuxième message est de Maya. Je suppose qu’elle peine à se sevrer de ma présence.
Le troisième message est de Sheila, de Top Job. J’ai oublié de l’avertir que j’avais trouvé du travail. Elle dit de ne pas s’inquiéter, ma petite, elle continue de chercher. Elle semble profondément pessimiste.
Le quatrième message est de Spenser qui me demande de passer à son bureau demain avant d’aller travailler. J’hésite entre m’inquiéter ou me féliciter. Puis-je oser espérer qu’une autre affectation me réclame ? Je préférerais une couverture de nettoyeuse de cage dans un chenil infernal, sur la piste de la chienne de concours, à une journée supplémentaire chez Super 9.
Je décongèle mon dîner et appelle Maya. Elle me croit en colère à cause du job de barmaid, mais je n’ai pas l’énergie de me chamailler. Huit heures passées à me débattre avec des chariots dans l’enfer du discount m’ont épuisée. Pourquoi n’a-t-on pas besoin de détective chez Van Cleef et Arpel ?
Nous bavardons, puis je lave mes cheveux de la poussière du discount et m’effondre dans mon lit.
Il fait encore noir quand des grattements alarmants à l’extérieur du trolley me réveillent. J’enclenche le mode pure panique, puis décide qu’il doit s’agir des roquets faisant leur affaire. Je regarde la pendule, il n’est que 21 h 30, j’ai dû tomber endormie aux alentours de 20 heures.
J’entends tousser quelqu’un. Le bruit provient d’un être humain. Dennis la Menace.
Complètement réveillée, je me dirige sur la pointe des pieds vers mon stock de condoms remplis d’eau, posés devant la porte comme des canards en plastique à la queue leu leu.
J’en attrape une pleine poignée et, telle une furie vengeresse, ouvre la porte à la volée. Le petit salaud me tourne le dos, tapi au bout du trolley, probablement occupé à commettre un acte infâme.
Je pousse un cri de sorcière et lui balance mes capotes.
Je vise juste. Les premiers l’atteignent dans le cou. Il se débat et beugle, mais les deux préservatifs suivants explosent sur ses épaules et son derrière. Il glisse et tombe, ce faible avorton, mais le tir de barrage continue. Ivre de vengeance, je suis le châtiment personnifié, je me libère d’une semaine et demie d’angoisse chez Super 9 sur la silhouette détrempée de Dennis, maintenant à terre.
Je me tiens au-dessus de lui, le coup de grâce à la main — un Trojan bleu avec réservoir — et le gratifie d’un tir rapproché.
C'est à l’instant où le préservatif quitte ma main, que mon cerveau enregistre, avec un brin de surprise, qu’il ne s’agit pas, en fait, de Dennis la Menace.
Je viens de bombarder à mort un homme de soixante-dix ans environ.
— Vous n’êtes pas, vous n’êtes pas… Qui êtes-vous ?
Il essuie l’eau dans ses yeux et enlève des bouts de condom éclaté de ses cheveux.
— Votre propriétaire, répond-il. M. Petrie.
16
— Alors, dit Spenser, tapotant la table de Formica de son paquet de cigarettes.
— Alors ! dis-je d’un air radieux.
A en juger par son expression, je ne suis pas là pour entendre de bonnes nouvelles.
— Vous avez regardé les vidéos, hein ?
— Elles étaient un peu bizarres… Mec, dis-je tentant d’alléger l’atmosphère.
Pas l’ombre d’un sourire.
— Que faites-vous quand vous repérez un délinquant ?
— Je m’assure qu’il a commis un délit, le suis discrètement hors du magasin, et l’appréhende.
— Le laissez-vous partir avec un avertissement si vous décidez que ça ne vaut pas plus ?
Je secoue la tête.
— C'est à Phil de prendre la décision, dis-je en secouant la tête.
Il ne peut quand même pas savoir pour le chaton mouillé avec des problèmes dentaires ?
— C'est Phil qui décide ? Pas vous ?
— Mec, je me contente de les ramasser et de les démolir.
— Très bien.
Il fait tourner son fauteuil et tripote le magnétoscope.
— Maintenant regardez ce que vous ne faites pas.
— Pas une nouvelle vidéo de formation !
— Non, dit-il.
Non.
C'est moi. En couleurs. Filmée par les caméras de surveillance de Super 9. Moi jouant aux fléchettes électroniques au rayon jouets. Moi lisant US Weekly Magazine du fond d’un fauteuil polochon. (Note personnelle : ne jamais s’asseoir dans les fauteuils polochon — très peu flatteurs). Moi apprenant à jouer du piano au rayon électronique, et moi tournicotant des crayons à têtes de lutin entre mes doigts durant un temps infini. Moi vernissant les ongles de mes mains et de mes orteils de plusieurs couches argent, et moi regardant Une seule vie à vivre.
Je pense faire remarquer à Spenser que la caméra grossit réellement de cinq kilos, quand éclate le bouquet final : moi arrêtant, puis relâchant, le chaton mouillé. Et enfin, moi lui expliquant comment choisir ses vêtements — onze minutes en accéléré d’une longueur obscène, durant lesquelles une Elle floue fait pirouetter la femme de portant en portant, offrant sages avis et conseils vestimentaires.
Ça se termine enfin. Spenser recommence à tapoter la table de ses cigarettes.
— D’accord, mais sincèrement, dis-je, prête à tout pour mettre fin au silence, elle avait choisi les trucs les plus moches du rayon. Elle aurait vraiment eu un look atroce. Ces jupes-là ? Ces chemisiers-là ? Pour quelqu’un avec son teint ? Et la dentelle et les nœuds étaient…
Je frémis, incapable de trouver le mot adéquat.
— … n’allaient pas.
— Quand devez-vous appréhender le voleur ?
— Une fois qu’il a quitté le magasin.
— Et qui décide si on doit porter plainte ?
— Philip.
— Alors, merde, qu’est-ce que vous avez fabriqué ?
Je tente faiblement de me défendre.
— Mon… mon opinion professionnelle m’a convaincue qu’il s’agissait d’un incident isolé. Je sais que j’ai eu tort. J’aurais dû appeler Phil. Mais j’ai parlé à cette femme et je suis certaine qu’elle ne recommencera jamais.
— Bien, si vous en êtes absolument certaine.
— Absolument, dis-je avec fermeté. Aucun doute.
Il appuie sur la touche « accéléré ». Sur l’écran, je me dirige vers les appareils ménagers, tandis que le chaton mouillé fauche immédiatement chaque article que je viens de lui recommander.
Un silence, épais et prolongé, s’installe.
— Je suis virée, n’est-ce pas ?
Il ne peut pas me virer. Je viens juste de perdre
mon appartement. On ne peut pas virer les gens qui viennent juste de perdre leur appartement, n’est-ce pas ?
— S'il y avait une justice dans ce monde, vous seriez virée…
Il allume son briquet d’argent, puis l’éteint de nouveau.
— … Mais je vous aime bien, Medina. Alors vous êtes en… comment ça s’appelle ?
— Sursis ?
— Conditionnelle. Liberté conditionnelle.
Durant deux jours, contrite de ma bêtise monumentale, époustouflante et enregistrée, je passe huit heures par jour chez Super 9 à réellement faire semblant de faire des courses. Et à repérer les voleurs, bien sûr.
Le troisième jour, je décide d’être mère de cinq enfants. Les couches sont en promotion. Je fourre quatre paquets de Huggies dans mon Caddie. De quoi d’autre a besoin une mère de cinq enfants ? Valium ? Alcool fort ? De contraceptifs, évidemment, mais allez savoir pourquoi, je ne suis pas d’humeur pour les préservatifs.
A 15 heures, je suis vannée. Mes courses sont terminées depuis longtemps, mais je continue d’errer avec mon chariot rempli de produits pour enfants âgés de seize mois à dix-huit ans.
L'âme engourdie par l’ennui, je me traîne au rayon bricolage et fixe un mur hérissé de clés anglaises. Ça fait beaucoup de clés anglaises.
Je ne suis pas la seule à être impressionnée. Un homme se tient là, tripotant un truc-machin pour vis. Je tourne mon regard de faucon digne de Sherlock Holmes vers lui. Il sourit, et me coupe le souffle. Il est sublime. Sublime à vous arracher le cœur. Beau comme un mannequin pour lingerie masculine, une star télé, Mel Gibson jeune.
Svelte, un mètre quatre-vingt-quelque chose, des cheveux sombres et ondulés dans lesquels j’ai envie de passer les doigts, et une peau bronzée contre laquelle j’ai envie de me frotter. Des yeux émeraude dans lesquels je veux sombrer, et de belles lèvres pleines découvrant des dents blanches — je sais que je décris le type en couverture des romans à l’eau de rose, mais je ne peux pas m’en empêcher.
J’enroule l’une de mes anglaises et dis :
— Ga.
Son sourire s’élargit.
J’essaie de nouveau.
— Hé !
Il me dit bonjour. Sa voix est chaude et onctueuse.
— Vous voulez une anglaise ? Une clé anglaise.
Qu’on m’achève sur place.
Il rit.
— Pas vraiment. Vous savez comment sont les hommes avec le bricolage — je peux résister à tout sauf à des outils dont je ne me servirai jamais.
J’envisage de répéter « Ga », quand une voix appelle mon nom. Je me retourne, prête à me trouver face à Philip, qui me harcèle depuis l’épisode du chaton mouillé. Ce n’est pas Philip, c’est ZZ, du garage de Goleta, avec ses jambes allumettes et son ventre énorme.
— C'est vous, dit ZZ ? Vous avez fini par trouver un appart ?
Je lance un regard désespéré à Sublime. Il me fait un clin d’œil, glisse le truc-machin pour vis dans sa poche, et s’en va, me laissant baver.
— Pardon ? dis-je à ZZ qui continue de parler.
— Vous n’aviez pas précisé que vous aviez des enfants, dit-il en désignant mon chariot. Les rase-moquettes ne sont pas autorisés. Ils pourraient abîmer l’appart.
Abîmer le garage ? Qu’est-ce qu’il… Attendez, Attendez. Rembobinez. Le truc-machin pour vis ? Sa poche ? Il a fauché ! C'est vrai qu’il est sublime — plus que sublime, il est Ga-Ga sublime — mais il vient juste de commettre un flagrant délit en présence de Elle Medina, professionnelle de la sécurité. Grossière erreur. Je vais attendre qu’il ait quitté le magasin et alors… Mais évidemment il est déjà parti.
Heureusement, quand j’étais gamine, mon amie Janey et moi passions en secret des heures à repérer des types mignons, puis à les suivre en pouffant dans les magasins. Ces années de formation sont finalement payantes. Je dirige ZZ vers les ciseaux à barbe, pioche un bavoir et une lotion anti-érythème fessier dans le chariot — me disant que si Ga-Ga me voit, il pensera que je fais une course ou deux — et localise le suspect dans l’allée 16. Maison et jardin.
Il est habile. Je lui reconnais ça. Seul un regard entraîné peut le percer à jour. Mais quand je sors à sa suite, je pense qu’il a empoché huit ou dix articles. La plupart en provenance du rayon électronique, mais il a aussi fait un arrêt à la bijouterie, pour regarder les montres. Chaque fois que la vendeuse lui en présentait une nouvelle, son décolleté plongeait d’un cran. Je ne peux pas l’en blâmer.
Nous nous retrouvons enfin dehors. J’ai assuré. Je vais faire ma première arrestation. Je repousse un fantasme passager de femme policier et de menottes, et dis d’une voix autoritaire :
— Hum, excusez-moi ?
Il se retourne, un demi-sourire aux lèvres. Pas anxieux pour deux sous.
— Vous m’avez eu, dit-il.
— Oui, oui. Je vous ai vu — à l’intérieur… à… au rayon électronique…
— Je devrais savoir qu’il ne faut pas mentir à une femme…
Il m’enrobe du regard.
— … Il n’y a pas qu’aux outils de bricolage que je ne peux pas résister.
Je rougis.
— Je travaille pour le magasin. J’étais… je vous ai vu — mettre la clé anglaise — dans votre poche et… Je crains d’être obligée d’appeler la sécurité.
— Bien sûr, dit-il poliment, sans bouger.
Merde ! Qu’est-ce que je fais, maintenant ? Et si je lui dis de me suivre à l’intérieur et qu’il s’échappe ? Le regarder marcher vers la sortie serait agréable, mais je ne peux pas perdre mon travail alors que je dois trouver un nouvel appart dans les deux semaines qui viennent.
— Suivez-moi, s’il vous plaît, dis-je.
Et à ma grande surprise, il me suit.
— Je m’appelle Joshua Franklin, dit-il.
Pourquoi se présente-il ? Il ne devrait pas plutôt désirer rester silencieux ?
— Elle. Elle Medina.
— Elle Medina. C'est musical comme nom. Ecoutez, Elle. Je n’ai rien volé.
Je m’excuse, mais reste d’une fermeté impressionnante, et insiste pour que nous parlions avec Phil.
Il s’excuse également, et pour une raison X, ajoute :
— J’espère que vous n’aurez pas d’ennuis.
Tout se déroule comme prévu. Je me montre professionnelle, compétente, et efficace. Seul hic : quand Philip demande à Ga-Ga de vider ses poches, il ne peut pas.
Parce qu’elles sont déjà vides. Pas de clé anglaise illicite, pas de montre de contrebande.
— Mademoiselle Medina ? dit Philip.
— Mais je l’ai vu ! dis-je.
— Je suis désolé, dit Ga-Ga.
— Vous êtes virée, dit Philip.
De retour à la table de Formica vert, je baisse la tête et contemple mes genoux.
— L'avocat de Franklin a déjà contacté Super 9, dit Spenser, il va porter plainte.
— Oui, je l’ai entendu en parler.
— En retour, Super 9 parle de porter plainte contre moi.
Je m’absorbe dans la contemplation de mes genoux.
— Pour négligence. Emploi de personnel non-qualifié et incapable.
— Je suis vraiment désolée, je répète.
Spenser est un effrayant fumeur à la chaîne, mais il ne mérite pas d’être poursuivi pour mes erreurs.
— Alors je vais porter plainte contre vous, Medina.
Je lève enfin les yeux.
— Je plaisante, dit-il. Mais je dois me séparer de vous.
J’acquiesce. Evidemment.
— Ne le prenez pas tant à cœur. Ça aurait pu arriver au meilleur d’entre nous.
— Je l’ai vu voler. Sincèrement. Je l’ai vraiment vu.
— J’ai visionné les cassettes. Le type n’est peut-être pas un pro, mais c’est un amateur doué. Une arnaque classique. Il se fait repérer du détective du magasin. C'est-à-dire vous. Puis fait semblant de voler, sans rien mettre dans sa poche. Vous l’
attrapez, il porte plainte contre la boîte pour diffamation. Ne va pas réellement en justice, bien sûr. Ils signeront un compromis avant. Mais il va ramasser dans les cinq ou six mille dollars, moins ses frais d’avocat, pour un après-midi de travail.
— Cinq ou six mille dollars ? Pour faire semblant de voler ?
Hmmm.
— Ne vous mettez pas d’idées en tête, Medina, dit Spenser. Je vous aime bien. Vraiment. Mais vous vous essayez à une arnaque de ce genre, et vous croupissez en prison pendant neuf ans. Je vous aime bien…
Il souffle la fumée par ses narines.
— … mais vous êtes idiote.
17
Nouvelle liste.
Rentrée : salaire reçu de Spenser : quatre cent soixante-dix-neuf dollars quatre-vingt-quatre cents.
Sortie : les BCBG hors d’usage de chez Nordstrom : environ cent quatre-vingt-huit dollars.
Rouge à lèvres de détective privé Chanel : vingt-cinq dollars.
Lunettes noires de détective Armani : plus ou moins cent cinquante dollars.
Donc, après ma semaine et demie d’emploi salarié, si on soustrait l’expérience sans prix d’un premier emploi, il me reste en gros… cent dollars ?
Ce n’est pas si mal, compte tenu du fait que non seulement je me suis fait virer, mais suis à l’origine de poursuites judiciaires. Impressionnant, pour un début, dirais-je.
Mais j’ai toujours besoin d’un boulot. Peut-être Sheila a-t-elle appelé. Peut-être n’importe qui a-t-il appelé. Je décroche le téléphone pour vérifier la tonalité, au cas où il serait possible qu’un téléphone sonne silencieusement. La tonalité est normale et continue. Pas de messages. Même de Carlos.
Je devrais compter mes sous pour savoir exactement combien je n’ai pas, mais j’angoisse. J’avais cinq cents dollars, j’en ai gagné cent, et n’en ai pas dépensé beaucoup grâce aux promotions perpétuelles de chez Super 9. Il faut compter évidemment l’essence, l’orchidée, ainsi que la bouteille de Porto douze ans d’âge et la boîte de crème glacée parfum truffes au chocolat-framboise de chez Godiva. Mais en théorie, j’ai toujours dans les cinq cents dollars.
Je prends une profonde inspiration, et compte — trois cent douze dollars.