ELEANOR DÉBARQUE !
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— Oh, rien. Hum, maman, je repensais à ton offre… de m’héberger ? Eh bien…
Le bip recommence.
— Ecoute ! Ça bipe.
— Tu parles de ton double appel ? Tu dois vraiment prendre l’identificateur d’appel. J’ai vu un passage à l’émission Maury. Une femme était harcelée par son ex-boyfriend, un flic, elle disait qu’elle n’avait…
Un double appel ! J’ai choisi cette option de ma boîte vocale dans un accès d’optimisme. Je l’avais oubliée.
— Ne quitte pas, maman. A dans une seconde.
C'est Sheila, de chez Top Job.
— Sheila, bonjour. Désolée d’avoir mis si longtemps à décrocher. J’étais en train de m’entraîner à taper.
— Bien sûr. Je pense avoir trouvé un job pour vous.
— Un job ? Pour moi ?
— Le salaire n’est pas terrible, dix dollars de l’heure, mais c’est un job rigolo.
— Eh bien, j’espérais mieux.
— Ne poussez pas, ma petite.
— Non, bien sûr, je suis désolée. De quoi s’agit-il ?
— Vous allez travailler comme conseillère métaphysique par téléphone.
— Euh… Comme quoi ?
— Voyante par téléphone, ma petite !
— Voyante par téléphone, dis-je d’un ton plein de respect.
Mon avenir se déroule en un flash sous mes yeux : les humbles débuts, la lente ascension, et finalement les publicités diffusées dans tout le pays qui font de mon nom une référence dans tous les foyers.
— Sheila, vous êtes un génie. Je ne vous décevrai pas.
— J’espère bien. Mais j’ai une question à vous poser avant de vous envoyer chez eux : éprouvez-vous la sensation d’avoir été bénie par le don ? La bonne réponse est oui.
— Depuis l’enfance. Ma mère a toujours souligné mon intuition. Elle est elle-même conseillère — à Sedona. Vous savez, le pays des pierres rouges. C'est un nœud tellurique. Je suis issue d’une longue lignée de… d’une longue lignée de voyants.
— Et… ?
— Quoi ? Oh ! Et la réponse est oui.
— Très bien ma petite.
Pendant cinq minutes, elle me donne des précisions sur le job. Je vais raccrocher quand je me rappelle que ma mère attend sur l’autre ligne.
J’appuie sur le bouton et entends :
— … cheftaine chez les louveteaux ! Eh bien, Dr Laura avait une chose ou deux à lui dire, crois-moi ! Elle lui a dit de…
— Maman ? Maman !
— Oui, chérie ?
Je n’ai pas le cœur de lui dire que j’étais sur une ligne durant tout ce temps.
— La raison de mon appel maman, c’est que…
— J’ai entendu, tu veux venir vivre avec moi.
— Non. J’ai un boulot.
— Tu viens juste de me dire que tu n’as pas de boulot.
Depuis quand écoute-t-elle ce que je dis ? Comment peut-elle parler dix minutes sans s’apercevoir de mon absence, mais avoir entendu tout ce que j’ai dit auparavant ?
— J’en ai un, maintenant. Je veux que tu sois la première à le savoir. Je vais être voyante par téléphone.
— Voyante par téléphone ? C'est merveilleux ! Chez Latoya ou chez Dionne ?
— Aucune des deux maman.
— Pas chez Cléo ? dit-elle avec stupéfaction. Il paraît qu’elle a été fermée.
Je ris.
— Je n’en sais rien, maman.
Je suis tellement contente que je la laisse m’énumérer les conseils que ses clients ont obtenus de divers voyants par téléphone à travers les âges, tout en passant ma garde-robe en revue. Je me demande comment seront habillées les autres voyantes.
23
Matin du premier jour de mon nouveau boulot — non, de ma nouvelle carrière. J’ai mis au point le fin du fin du look de voyante par téléphone. Ma jupe à la cheville en tissu indien, achetée pour rien l’année dernière dans une boutique d’import de Virginie, et une blouse paysanne en lin. Je noue un foulard de soie violette à la bohémienne sur mes cheveux. Mes boucles en désordre s’échappent du foulard. Je me regarde dans la glace. Est-ce trop ? Peut-être un peu moins de bracelets. J’enlève la moitié de ceux qui tintent à mes poignets. Parfait.
Connexion extralucide se trouve à Goleta — pas loin de chez ZZ. Pas terrible, encore que, dans un sens, réconfortant. J’imagine un endroit délabré mais apaisant : hauts plafonds aux lucarnes poussiéreuses, planchers de bois clair légèrement égratignés, une odeur d’encens et de tisanes, des murs blancs recouverts de tapisseries violettes.
Ou pas.
L'entrée de DRM S.A. — ainsi se nomme la compagnie dont fait partie Connexion extralucide — possède tout le charme d’un hall d’aéroport. Grise, insipide et efficace. La réceptionniste me fait signe de passer dans le fond. Je traverse une série de cages à lapins cubiques dont les couleurs, les meubles et même l’odeur évoquent une institution d’Etat.
DRM ne donne pas que dans la voyance par téléphone. Je passe devant les pancartes annonçant les autres départements : Business conseil, Ligne des Sports, Copains à Poils, A Trois et Plus, Travestis, et ainsi de suite. Les services roses me donnent l’impression d’être de retour au Café Lustre. Je m’attends presque à voir une femme nue se tortiller sur l’un des bureaux, mais ne vois que des gens moroses qui parlent au téléphone.
J’aperçois la pancarte Voyance, observe mes compatriotes et me rends compte que j’ai tout faux niveau vêtements. Tous les autres portent jean et T-shirt. Même pas de jolis T-shirts — des T-shirts avec des slogans. Je méprise les slogans.
Je remonte l’épaule de ma blouse dans l’espoir qu’elle paraisse moins paysanne. Je déteste me sentir à côté de la plaque niveau look. Je ne supporte même pas de porter un pull si tout le monde est en manches courtes.
J’erre près du bureau d’un type d’âge mûr. Ses cheveux s’éclaircissent, mais il a une barbe blonde et fournie. Une partie non négligeable de son ventre rose clair pointe entre son T-shirt Chuck Norris et son blue-jean.
Il dit : « Merci d’avoir appelé », raccroche et me regarde.
— Bonjour. Je suis nouvelle, envoyée par Top Job. Je dois travailler ici.
— Vous êtes sûre de ne pas vous tromper d’endroit, madame Irma ? On dirait que vous vous rendez à un bal costumé.
J’arrache le bandana de ma tête.
— Au moins, ma panse ne dépasse pas de mon T-shirt.
Il rit et tire sur son T-shirt. Ses yeux bleu vif disparaissent presque quand il lève son sourire vers moi.
— Comment vous appelez-vous ?
— Elle…
Je lui adresse un grand sourire, bizarrement heureuse de l’avoir fait rire.
— … Elle Medina.
— Moi c’est Darwin. Sympa de faire ta connaissance. C. Burke n’est pas là, il est…
— C. Burke ?
— Christopher Burke. Notre patron. Il a une passion pour son initiale. Il est en congé de paternité, je ne sais pas qui est censé te former…
Il hausse les épaules.
— … eh bien, ce sera une formation sur le tas. Assieds-toi là. Je vais appeler le standard et leur dire que tu prends des appels.
— Sans formation ? je bêle.
— Qu’est-ce que tu as besoin de savoir ?
— Euh… tout ?
Cela le laisse perplexe un moment.
— Bon, eh bien. La plupart des opérateurs travaillent de chez eux, mais on aime bien qu’il y en ait au bureau, et les intérimaires ne sont pas autorisés à travailler à distance. Alors tu es coincée ici. Le standard voit quand tu raccroches et t’envoie automatiquement d’autres appels. Le matériel est simple à utiliser. Casque avec écouteurs. Appel accepté, appel non accepté.
Il discourt à propos du téléphone, de la fiche avec les numéros d’urgence, et de ce à quoi ressemble cet endroit.
— Mais, euh… en ce qui concerne la voyance ? Il n’y a pas des exercices, des méd
itations, quelque chose ?
Il a un large sourire.
— On ne t’a pas demandé si tu avais le don ?
— Euh oui, mais…
Il prend un jeu de tarots dans son bureau.
— Utilise ceux-ci pour commencer.
Je n’ai aucune idée de comment on lit le tarot.
— Euh… le tarot n’est pas vraiment ma spécialité.
— Non ? Eh bien, lire les lignes de la main, ça va pas le faire, Irma.
Il rit de nouveau. Son téléphone sonne.
— Mais si je prévois l’avenir de quelqu’un de travers ?
— Connexion extralucide. Pourquoi je ris ? Parce que votre grand-père savait que vous alliez appeler, et il m’a raconté une blague pour vous.
Il s’arrête un moment pour écouter son correspondant.
— Oui, c’est ça, pépé Brenner…
Darwin me fait signe de m’installer à mon bureau.
— … pépé Brenner dit que vous lui manquez et qu’il est content que vous ayez appelé Connexion extralucide pour demander avis et conseils…
Il mime le geste d’ouvrir le tiroir, ce que je fais. J’y trouve une antisèche.
— … Oh ! vous voulez écouter sa blague ? Euh… Ouais. Voyons si j’arrive à m’en souvenir. C'était si drôle la façon dont pépé Brenner l’a racontée…
Mon téléphone sonne. Darwin hausse les sourcils et m’observe. Je me tourne de l’autre côté pour faire comme si je ne le voyais pas. La femme qui occupe le bureau de l’autre côté du mien est la seule autre personne à ne pas porter de jean. C'est une baba cool, vêtue d’une tunique magenta informe et d’un caleçon bleu. Un pendentif en améthyste pend à son cou, et ses longs cheveux gris sont nattés dans son dos. Elle devrait se teindre les cheveux — elle paraîtrait beaucoup plus jeune.
Elle raccroche et nous regarde, moi et mon téléphone qui continue de sonner.
— Vous ne répondez pas ?
— Oh. C'est le mien ? je bredouille, dans l’espoir qu’il s’arrête de sonner. Je ne m’étais pas rendu compte…
— C'est le vôtre. Répondez.
Zut.
— Allô ?
— Connexion extralucide ?
C'est une voix d’homme.
— Hum-hum.
— Etes-vous une vraie voyante ?
— Euh…
La réponse n’est probablement pas non. Je jette un œil sur mon antisèche.
— Merci… d’appeler… Connexion extralucide.
Ce n’est pas très lisible — on dirait une photocopie de photocopie de photocopie.
— Puis-je… connaître… votre nom… et votre date de naissance, s’il vous plaît ?
— Je m’appelle James. Date de naissance — vingt-dix-soixante-sept.
— Oh, moi, c’est le vingt et un. Quelle coïncidence !
Attendez, je pourrais m’en servir pour faire un effet.
— Je veux dire, vous voyez… nous avons déjà établi une connexion.
— Quelle année ?
— Vous aimeriez bien le savoir, hein ?
Il rigole.
— Vous vous appelez comment ?
— Elle.
Je me demande si je suis autorisée à utiliser mon vrai nom. Ou bien comme pour le strip-tease, dois-je choisir un nom de scène ? Quelque chose d’exotique. Comme Mathilde ou Seraphina.
— Alors que dit mon horoscope, Elle ?
— Euh…
Je suis censée lui faire son horoscope ? Je feuillette mon antisèche. Vierge.
— … parlez-moi encore un peu de vous. Nous y reviendrons ensuite…
Je reviens à mon antisèche.
— … Puis-je… avoir votre… adresse… afin de pouvoir… vous faire parvenir… notre revue… gratuite… sur la voyance ?
— Je la reçois déjà. Que dit mon horoscope ?
— Je n’en ai aucune idée. L'horoscope n’est pas vraiment ma spécialité.
— Oh ? C'est quoi, votre spécialité ?
— Le tarot, dis-je avec éclat. Qu’en pensez-vous ?
— Très bien. Voici ma question : j’envisage de coucher avec la femme de mon frère. Vais-je me faire piquer ?
— James ! Vous n’avez pas honte ?
Je hais l’infidélité. Est-ce vraiment si dur de garder sa braguette fermée ? Quand Louis a couché avec une autre femme, j’ai prétendu que ce n’était pas si grave, mais c’était seulement parce que je voulais ce mariage. D’un autre côté, il ne s’agit que de sexe, pas forcément de la fusion de deux âmes. Enfin, sauf pour Joshua et moi. Mais comme il n’a pas appelé récemment, je suppose que son âme n’a pas fusionné.
— Je ne crois pas que la question soit : « Vais-je me faire piquer ? »
— Ouais. Normalement, je ne… je veux dire… Mais elle est vraiment sexy.
J’étale les cartes en désordre sur le bureau. L'une d’elles représente une nana aux cheveux noirs.
— Elle est brune, n’est-ce pas ?
— Oui, répond-il, impressionné.
— Hum…
Je me concentre sur les cartes. Rien ne jaillit. Il y a pourtant beaucoup de baguettes, de barres, de bâtons. Très phallique.
— Elle vous fait… de l’effet. Je sens une vraie électricité dans l’air… une électricité sexuelle.
— Oh oui.
On dirait que je lui dis d’y aller et de la sauter.
Je survole du regard les cartes étalées à la recherche de quelque chose de négatif. Et tombe sur la Mort, un squelette vêtu d’une cape, une faucille dans sa main droite.
— La Mort est dans les cartes, j’entonne.
— Il va me tuer, dit James.
— Votre frère.
— Alors il va le savoir ?
— Sans doute. Et — aïe — vous êtes sûr que vous voulez savoir ?
— Oui ! Qu’est-ce que ça dit ?
— La progression se fait du neuf de bâton vers le un de bâton. Neuf est un chiffre très puissant. C'est… euh… puissant. Et le bâton, bien sûr, se réfère à l’énergie sexuelle mâle. Aussi, si vous couchez avec elle… eh bien, je crains que cela n’ait un effet négatif sur votre vie sexuelle. Un peu comme l’effet inverse de celui du Viagra.
Il me remercie chaudement de l’avoir aidé à éviter ce piège tout proche, et je remercie mentalement ma mère pour toutes les inepties que je l’ai entendue débiter au fil des années.
— Ouah, Elle, termine James. Vous m’avez vraiment aidé. Beaucoup de voyants ne se montrent pas aussi précis.
Je me rengorge. J’ai réellement aidé quelqu’un, et sans difficulté.
— Ne me remerciez pas, James, remerciez les cartes. Vous savez ce que vous devriez faire ? Demander à votre belle-sœur si elle n’aurait pas une amie à vous présenter.
— Eh bien, elle a essayé de m’arranger un rendez-vous avec l’une des filles de notre Eglise.
Ces gens vont à l’église ? Et il était prêt à s’envoyer la femme de son frère en douce ?
— Eh bien, cela me semble très bien. Quelqu’un qui partage les mêmes valeurs que vous.
J’étale de nouveau les tarots — c’est-à-dire que je ramasse les cartes — et effectivement, ils conseillent une date favorable pour le rendez-vous.
— Merci de votre aide, Elle.
C'est la première fois que j’entends ces mots accolés à mon nom.
— Mais je vous en prie. Appelez-moi si vous avez besoin d’aide pour prendre d’autres décisions.
Jolie façon de terminer, je trouve — suggérer un futur appel. Je suis douée.
Nous prenons congé et je fais pivoter mon fauteuil afin de vérifier que Darwin et Mama Cool ont été témoins de mon premier succès.
— Avez-vous la moindre idée de comment on s’en sert ? demande Mama Cool.
— Les tarots ? Bien sûr, dis-je.
— Comment ?
Je me renfonce dans mon siège et tends un doigt vers les cartes.
— L'inspiration me vient des images.
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nbsp; — Quand on ne se sert pas des cartes de façon appropriée, dit Mama Cool, les conséquences peuvent être graves. Si vous ne savez pas ce que vous faites, je vous conseille de chercher du travail dans un autre secteur.
Elle me désigne la pancarte Les Vilaines Petites Ecolières, de l’autre côté du couloir.
Je regarde la carte que je tiens en main. Elle représente une femme aux cheveux blancs.
— Par exemple, dis-je, comme si je ne l’avais pas entendue, cette carte me dit qu’une vieille bique va constituer un obstacle dans mon existence.
— Si vous voulez travailler comme conseillère, dit-elle sèchement, je vous suggère d’étudier. De vraies personnes appellent avec de vrais problèmes et la dernière chose dont ils ont besoin, c’est d’une ignorante leur donnant de mauvais conseils. Les cartes sont capricieuses, subtiles, et…
— Fiche-lui la paix, Adèle, interrompt Darwin. C'est son premier appel.
— Je ne comprends vraiment pas comment ils choisissent les nouvelles recrues, en ce moment. Cette fille fait de notre profession une vraie fumisterie.
— Nous sommes des voyants par téléphone, Adèle…
Darwin la regarde avec sympathie.
— … je trouve qu’elle s’est très bien débrouillée, si on considère qu’elle n’a pas reçu de formation… Mais bien sûr elle possède le don.
Ses paroles calment Adèle.
— Pas de formation ? Bon, du moment qu’elle n’est pas là simplement pour l’argent.
— Moi ? dis-je d’un air méprisant. Si c’était l’argent qui m’intéressait, je pense que je pourrais trouver quelque chose qui paie bien mieux que ça.
Mon téléphone sonne. Je ne ressens aucune nervosité, seulement de l’excitation.
— Merci d’appeler Connexion extralucide.
Je traite neuf appels — sans compter un paquet d’appels avortés et d’essais. Mon temps moyen de communication est de vingt-quatre minutes, ce qui me place au-dessus de la moyenne. La plupart des débutants parlent environ dix minutes. Darwin me dit que c’était un bon premier jour — que quand C. Burke regardera les chiffres chez lui, il sera impressionné. Je décide d’aimer C. Burke, pas seulement parce que c’est un bon père qui a pris un congé paternité, mais parce que je vais être sa nouvelle voyante star.
La plupart du temps, c’est facile. Beaucoup de questions de cœur : « Cet homme est-il celui qu’il me faut ? Quand vais-je rencontrer le bon ? Est-ce que mon copain me trompe ? » Ce genre de choses. Une dame voulait savoir si son lave-vaisselle était cassé. Je lui ai demandé ce qui se passait, et elle m’a décrit les bruits et les secousses de la machine. Nous avons discuté appareils ménagers, garanties, puis les cartes lui ont conseillé d’appeler Darty. Les cartes sont sages.