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A Season in Hell & Illuminations

Page 10

by Rimbaud, Arthur


  «Ainsi, mon chagrin se renouvelant sans cesse, et me trouvant plus égarée à mes yeux,—comme à tous les yeux qui auraient voulu me fixer, si je n’eusse été condamnée pour jamais à l’oubli de tous!—j’avais de plus en plus faim de sa bonté. Avec ses baisers et ses étreintes amies, c’était bien un ciel, un sombre ciel, où j’entrais, et où j’aurais voulu être laissée, pauvre, sourde, muette, aveugle. Déjà j’en prenais l’habitude. Je nous voyais comme deux bons enfants, libres de se promener dans le Paradis de tristesse. Nous nous accordions. Bien émus, nous travaillions ensemble. Mais, après une pénétrante caresse, il disait: “Comme ça te paraîtra drôle, quand je n’y serai plus, ce par quoi tu as passé. Quand tu n’auras plus mes bras sous ton cou, ni mon cœur pour t’y reposer, ni cette bouche sur tes yeux. Parce qu’il faudra que je m’en aille, très loin, un jour. Puis il faut que j’en aide d’autres: c’est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant …, chère âme …” Tout de suite je me pressentais, lui parti, en proie au vertige, précipitée dans l’ombre la plus affreuse: la mort. Je lui faisais promettre qu’il ne me lâcherait pas. Il l’a faite vingt fois, cette promesse d’amant. C’était aussi frivole que moi lui disant: “Je te comprends.”

  «Ah! je n’ai jamais été jalouse de lui. Il ne me quittera pas, je crois. Que devenir? Il n’a pas une connaissance, il ne travaillera jamais. Il veut vivre somnambule. Seules, sa bonté et sa charité lui donneraient-elles droit dans le monde réel? Par instants, j’oublie la pitié où je suis tombée: lui me rendra forte, nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts, nous dormirons sur les pavés des villes inconnues, sans soins, sans peines. Ou je me réveillerai, et les lois et les mœurs auront changé,—grâce à son pouvoir magique,—le monde, en restant le même, me laissera à mes désirs, joies, nonchalances. Oh! la vie d’aventures qui existe dans les livres des enfants, pour me récompenser, j’ai tant souffert, me la donneras-tu? Il ne peut pas. J’ignore son idéal. Il m’a dit avoir des regrets, des espoirs: cela ne doit pas me regarder. Parle-t-il à Dieu? Peut-être devrais-je m’adresser à Dieu. Je suis au plus profond de l’abîme, et je ne sais plus prier.

  «S’il m’expliquait ses tristesses, les comprendrais-je plus que ses railleries? Il m’attaque, il passe des heures à me faire honte de tout ce qui m’a pu toucher au monde, et s’indigne si je pleure.

  «“Tu vois cet élégant jeune homme, entrant dans la belle et calme maison: il s’appelle Duval, Dufour, Armand, Maurice, que sais-je? Une femme s’est dévouée à aimer ce méchant idiot: elle est morte, c’est certes une sainte au ciel, à présent. Tu me feras mourir comme il a fait mourir cette femme. C’est notre sort, à nous, cœurs charitables …” Hélas! il avait des jours où tous les hommes agissant lui paraissaient les jouets de délires grotesques: il riait affreusement, longtemps.—Puis, il reprenait ses manières de jeune mère, de sœur aimée. S’il était moins sauvage, nous serions sauvés! Mais sa douceur aussi est mortelle. Je lui suis soumise.—Ah! je suis folle!

  «Un jour peut-être il disparaîtra merveilleusement; mais il faut que je sache, s’il doit remonter à un ciel, que je voie un peu l’assomption de mon petit ami!»

  Drôle de ménage!

  DÉLIRES

  II

  Alchimie du verbe

  À moi. L’histoire d’une de mes folies.

  Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

  J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rhythmes naïfs.

  Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents: je croyais à tous les enchantements.

  J’inventai la couleur des voyelles!—A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert.—Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rhythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

  Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.

  Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,

  Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère

  Entourée de tendres bois de noisetiers,

  Dans un brouillard d’après-midi tiède et vert?

  Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,

  —Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert!—

  Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case

  Chérie? Quelque liqueur d’or qui fait suer.

  Je faisais une louche enseigne d’auberge.

  —Un orage vint chasser le ciel. Au soir

  L’eau des bois se perdait sur les sables vierges,

  Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares;

  Pleurant, je voyais de l’or—et ne pus boire.—

  À quatre heures du matin, l’été,

  Le sommeil d’amour dure encore.

  Sous les bocages s’évapore

  L’odeur du soir fêté.

  Là-bas, dans leur vaste chantier

  Au soleil des Hespérides,

  Déjà s’agitent—en bras de chemise—

  Les Charpentiers.

  Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles,

  Ils préparent les lambris précieux

  Où la ville

  Peindra de faux cieux.

  Ô, pour ces Ouvriers charmants

  Sujets d’un roi de Babylone,

  Vénus! quitte un instant les Amants

  Dont l’âme est en couronne.

  Ô Reine des Bergers,

  Porte aux travailleurs l’eau-de-vie,

  Que leurs forces soient en paix

  En attendant le bain dans la mer à midi.

  La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.

  Je m’habituai à l’hallucination simple: je voyais très-franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac; les monstres, les mystères; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.

  Puis j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots!

  Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J’étais oisif, en proie à une lourde fièvre: j’enviais la félicité des bêtes,—les chenilles, qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité!

  Mon caractère s’aigrissait. Je disais adieu au monde dans d’espèces de romances:

  CHANSON DE LA PLUS HAUTE TOUR

  Qu’il vienne, qu’il vienne,

  Le temps dont on s’éprenne.

  J’ai tant fait patience

  Qu’à jamais j’oublie.

  Craintes et souffrances

  Aux cieux sont parties.

  Et la soif malsaine

  Obscurcit mes veines.

  Qu’il vienne, qu’il vienne,

  Le temps dont on s’éprenne.

  Telle la prairie

  À l’oubli livrée,

  Grandie, et fleurie

  D’encens et d’ivraies,

  Au bourdon farouche

  Des sales mouches.

  Qu’il vienne, qu’il vienne,

  Le temps dont on s’éprenne.

  J’aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m’offrais au soleil, dieu de feu.

  «Général, s’il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides! dans les salons! Fais manger sa
poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante … »

  Oh! le moucheron enivré à la pissotière de l’auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon!

  FAIM

  Si j’ai du goût, ce n’est guère

  Que pour la terre et les pierres.

  Je déjeune toujours d’air,

  De roc, de charbons, de fer.

  Mes faims, tournez. Paissez, faims,

  Le pré des sons.

  Attirez le gai venin

  Des liserons.

  Mangez les cailloux qu’on brise,

  Les vieilles pierres d’églises;

  Les galets des vieux déluges,

  Pains semés dans les vallées grises.

  Le loup criait sous les feuilles

  En crachant les belles plumes

  De son repas de volailles:

  Comme lui je me consume.

  Les salades, les fruits

  N’attendent que la cueillette;

  Mais l’araignée de la haie

  Ne mange que des violettes.

  Que je dorme! que je bouille

  Aux autels de Salomon.

  Le bouillon court sur la rouille,

  Et se mêle au Cédron.

  Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible:

  Elle est retrouvée!

  Quoi? l’éternité.

  C’est la mer mêlée

  Au soleil.

  Mon âme éternelle,

  Observe ton vœu

  Malgré la nuit seule

  Et le jour en feu.

  Donc tu te dégages

  Des humains suffrages,

  Des communs élans!

  Tu voles selon …

  —Jamais l’espérance.

  Pas d’orietur.

  Science et patience,

  Le supplice est sûr.

  Plus de lendemain,

  Braises de satin,

  Votre ardeur

  Est le devoir.

  Elle est retrouvée!

  —Quoi?—l’Éternité.

  C’est la mer mêlée

  Au soleil.

  Je devins un opéra fabuleux: je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur: l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.

  À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait: il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies.—Ainsi, j’ai aimé un porc.

  Aucun des sophismes de la folie,—la folie qu’on enferme,—n’a été oublié par moi: je pourrais les redire tous, je tiens le système.

  Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons.

  Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver: ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.

  Le Bonheur! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq,—ad matutinum, au Christus venit,—dans les plus sombres villes:

  Ô saisons, ô châteaux!

  Quelle âme est sans défauts?

  J’ai fait la magique étude

  Du bonheur, qu’aucun n’élude.

  Salut à lui, chaque fois

  Que chante le coq gaulois.

  Ah! je n’aurai plus d’envie:

  Il s’est chargé de ma vie.

  Ce charme a pris âme et corps

  Et dispersé les efforts.

  Ô saisons, ô châteaux!

  L’heure de sa fuite, hélas!

  Sera l’heure du trépas.

  Ô saisons, ô châteaux!

  Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté.

  L’IMPOSSIBLE

  Ah! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était.—Et je m’en aperçois seulement!

  —J’ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l’occasion d’une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd’hui qu’elles sont si peu d’accord avec nous.

  J’ai eu raison dans tous mes dédains: puisque je m’évade!

  Je m’évade!

  Je m’explique.

  Hier encore, je soupirais: «Ciel! sommes-nous assez de damnés ici-bas! Moi j’ai tant de temps déjà dans leur troupe! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours; nous nous dégoûtons. La charité nous est inconnue. Mais nous sommes polis; nos relations avec le monde sont très-convenables.» Est-ce étonnant? Le monde! les marchands, les naïfs!—Nous ne sommes pas déshonorés.—Mais les élus, comment nous recevraient-ils? Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu’il nous faut de l’audace ou de l’humilité pour les aborder. Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs!

  M’étant retrouvé deux sous de raison—ça passe vite!—je vois que mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à l’Occident. Les marais occidentaux! Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré … Bon! voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu’a subis l’esprit depuis la fin de l’Orient … Il en veut, mon esprit!

  … Mes deux sous de raison sont finis!—L’esprit est autorité, il veut que je sois en Occident Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais.

  J’envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l’art, l’orgueil des inventeurs, l’ardeur des pillards; je retournais à l’Orient et à la sagesse première et éternelle.—Il paraît que c’est un rêve de paresse grossière!

  Pourtant, je ne songeais guère au plaisir d’échapper aux souffrances modernes. Je n’avais pas en vue la sagesse bâtarde du Coran.—Mais n’y a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la science, le christianisme, l’homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela! Torture subtile, niaise; source de mes divagations spirituelles. La nature pourrait s’ennuyer, peut-être~! M. Prudhomme est né avec le Christ.

  N’est-ce pas parce que nous cultivons la brume! Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l’ivrognerie! et le tabac! et l’ignorance! et les dévouements!—Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l’Orient, la patrie primitive? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s’inventent!

  Les gens d’Église diront: C’est compris. Mais vous voulez parler de l’Éden. Rien pour vous dans l’histoire des peuples orientaux.—C’est vrai; c’est à l’Éden que je songeais! Qu’est-ce que c’est pour mon rêve, cette pureté des races antiques!

  Les philosophes: Le monde n’a pas d’âge. L’humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d’habiter dans votre Orient, quelque ancien qu’il vous le faille,—et d’y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.

  Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents. Exerce-toi!—Ah! la science ne va pas assez vite pour nous!

  —Mais je m’aperçois que mon esprit dort.

  S’il était bien éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant! … —S’il avait
été éveillé jusqu’à ce moment-ci, c’est que je n’aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale! … —S’il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine sagesse! …

  Ô pureté! pureté!

  C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté!—Par l’esprit on va à Dieu!

  Déchirante infortune!

  L’ÉCLAIR

  Le travail humain! c’est l’explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.

  «Rien n’est vanité; à la science, et en avant!» crie l’Ecclésiaste moderne, c’est-à-dire Tout le monde. Et pourtant les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres … Ah! vite, vite un peu; là-bas, par delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles … les échappons-nous? …

 

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