La Vallée des chevaux
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Jondalar appréciait les femmes qui chassaient – sentiment partagé par la plupart des hommes des Cavernes mais dont il avait appris qu’il n’était pas universellement répandu. Chez les Zelandonii, on disait qu’une femme qui avait chassé connaissait les difficultés rencontrées par les hommes et qu’elle était en conséquence une compagne plus compréhensive. La mère de Jondalar était connue pour lever le gibier et elle n’aurait jamais raté une partie de chasse, même après qu’elle eut fait des enfants.
Dès que Jetamio les eut rejoints, la petite troupe se remit en route. Jondalar avait l’impression que la température avait baissé mais comme ils marchaient d’un bon pas, il n’en était pas sûr. Cette impression devint une certitude lorsqu’ils atteignirent un petit ruisseau qui se frayait un chemin dans la steppe avant d’aller se jeter dans la Rivière Mère. En se penchant pour remplir d’eau sa gourde, il remarqua l’épaisse couche de glace qui recouvrait les rives.
Un des chasseurs ayant repéré des traces en amont du ruisseau, il s’approcha pour les examiner. Une famille de rhinocéros s’était arrêtée là pour boire et les traces étaient toutes fraîches. Avec un bâton, Jondalar dessina sur le sable de la rive un plan d’attaque. Dolando, le compagnon de Roshario, lui posa une question en se servant lui aussi d’un bâton. Jondalar ajouta un détail au plan qu’il avait dessiné et, quand les deux hommes furent tombés d’accord, la petite troupe se remit en route.
Suivant les traces, ils marchaient à vive allure. Jondalar repoussa son capuchon en arrière. Au contact de l’air glacé, ses longs cheveux blonds se mirent à crépiter et s’accrochèrent dans la fourrure de glouton. Il leur fallut plus de temps qu’ils ne le pensaient pour rattraper les rhinocéros. Quand Jondalar aperçut enfin une croupe laineuse loin en avant, il comprit pourquoi. Les animaux avançaient plus vite que d’habitude – et ils fonçaient vers le nord.
Jondalar regarda le ciel avec inquiétude. A l’exception de quelques nuages qui fuyaient à l’horizon, le ciel était bleu et aucune tempête de neige ne semblait se préparer. Malgré tout, il aurait aimé faire demi-tour, rentrer au camp pour rejoindre Thonolan et partir aussitôt. Les autres chasseurs ne paraissaient pas partager son inquiétude. Maintenant qu’ils avaient aperçu les rhinocéros, ils n’avaient aucune envie de rentrer. Est-ce qu’ils savent que la fuite des rhinocéros vers le nord annonce la neige ? se demanda Jondalar.
C’est lui qui avait proposé de partir à la chasse. Comment leur dire maintenant qu’il voulait faire demi-tour ? Ne connaissant pas leur langue, jamais il ne parviendrait à leur expliquer qu’une tempête de neige s’annonçait bien qu’il n’y eût pratiquement aucun nuage dans le ciel. La seule solution, c’était de tuer un rhinocéros. Ils pourraient alors regagner le campement.
Quand ils eurent rejoint les animaux, Jondalar se porta en avant dans le but de dépasser un jeune rhinocéros qui était un peu à la traîne et semblait avoir du mal à suivre ses congénères. Courant devant lui, il se mit à hurler et à agiter les bras dans l’espoir de le faire changer de direction ou ralentir. Uniquement préoccupé par sa course en direction du nord, le jeune animal ne lui prêta aucune attention. Il en déduisit aussitôt que la tempête de neige allait arriver encore plus tôt que prévu.
Jetant un coup d’œil autour de lui, il aperçut Jetamio qui arrivait à sa hauteur. La jeune femme avait beau boiter, cela ne l’empêchait pas de courir aussi vite que les autres et Jondalar hocha la tête pour lui montrer qu’il appréciait sa performance. Le reste des chasseurs essayait d’encercler un des animaux et de semer la panique parmi les autres. Mais les rhinocéros ne ressemblaient en rien aux herbivores vivant en troupeaux : ce n’était pas des animaux grégaires qui prenaient peur dès qu’ils étaient séparés de leurs congénères. Le rhinocéros était un animal solitaire et agressif, qui supportait tout juste la compagnie de sa propre famille, un animal dangereux car imprévisible. Les chasseurs qui s’en approchaient avaient intérêt à se méfier.
Sans avoir besoin de se concerter, ils concentrèrent leurs efforts sur le jeune animal qui était à la traîne. Mais ils avaient beau l’encercler en hurlant, le rhinocéros ne modifiait pas son allure. Finalement Jetamio réussit à attirer son attention en faisant des moulinets avec son capuchon qu’elle venait d’enlever. L’animal ralentit et tourna la tête en direction de la fourrure qui voltigeait dans le vent, hésitant quant à la marche à suivre.
Sautant sur l’occasion, les chasseurs se déployèrent en cercle autour de lui. Ceux qui étaient armés de lourdes lances étaient les plus proches du rhinocéros. Les autres, aux lances plus légères, se tenaient un peu en retrait, pour prêter main-forte aux attaquants si besoin était. Le rhinocéros s’immobilisa sans se rendre compte qu’il se coupait du reste de la horde qui continuait à avancer. Virant de bord, il partit au pas de course en direction du capuchon qui tournoyait dans le vent. Jondalar se rapprocha de Jetamio et Dolando fit de même.
A ce moment-là, l’homme du fleuve qui avait hélé Jondalar du haut de l’embarcation prit le relais : il brandit son capuchon et se précipita à la rencontre du rhinocéros. Surpris, l’animal, qui fonçait tête baissée sur la jeune femme, changea de direction et se lança à la poursuite de l’homme. Ne pouvant plus faire confiance à son odorat à cause des nombreux chasseurs qui l’encerclaient, il préféra suivre cette cible qui était plus grande que la précédente. Mais, au moment où il allait l’atteindre, une autre silhouette s’interposa. A nouveau il s’immobilisa, incapable de décider laquelle des deux cibles il allait pourchasser.
La seconde étant plus proche de lui, c’est celle-là qu’il finit par charger. Mais un autre chasseur s’interposa en faisant voltiger la fourrure qui lui servait de manteau. Le jeune rhinocéros chargea de ce côté, mais au dernier moment, un quatrième chasseur jaillit devant lui, si près que la fourrure rousse lui frôla le visage. L’animal était maintenant fou furieux. Il reniflait et grattait le sol du pied et quand une autre silhouette apparut dans son champ visuel, il se rua sur elle à toute allure.
L’homme du fleuve avait bien du mal à tenir la distance. Quand il fit un crochet, le rhinocéros l’imita, sans ralentir l’allure. Heureusement, il commençait à être fatigué. Quand un autre capuchon voltigea devant lui, au lieu de se lancer à sa poursuite, il s’arrêta, baissa la tête jusqu’à ce que la plus longue de ses cornes touche le sol et concentra toute son attention sur la silhouette claudicante qui bougeait non loin de lui, tout en restant hors d’atteinte.
Jondalar arriva en courant, la sagaie levée, et bien décidé à frapper avant que l’animal n’ait retrouvé son souffle. Dolando devait avoir eu la même idée car il avançait lui aussi en brandissant sa lance. Tous les chasseurs se rapprochaient. Jetamio ne cessait de faire voltiger son capuchon au-dessus de sa tête pour continuer à capter l’attention du rhinocéros tout en progressant avec prudence. Jondalar espérait que le jeune animal était aussi fatigué qu’il en avait l’air.
Tout le monde avait les yeux fixés sur Jetamio et sur le rhinocéros. Jondalar ne sut jamais ce qui l’amena à regarder en direction du nord – peut-être perçut-il un mouvement à la limite de son champ visuel.
— Attention ! hurla-t-il en se précipitant en avant. Là, au nord ! un rhinocéros !
Il avait beau crier, les autres chasseurs ne comprenaient rien à ce qu’il disait et pourquoi il gesticulait ainsi. Aucun d’eux n’avait aperçu le rhinocéros femelle qui leur fonçait dessus.
— Jetamio ! Jetamio ! là, au nord ! hurla à nouveau Jondalar en pointant sa sagaie en direction de la femelle.
Jetamio regarda vers le nord et se mit à crier à son tour pour avertir le jeune chasseur que la femelle était en train de charger. Tous les chasseurs partirent dans cette direction pour lui prêter main-forte, oubliant un instant le jeune mâle. Sans doute stimulé par l’odeur de la femelle toute proche, celui-ci chargea soudain en direction de ce capuchon qui continuait à voltiger juste devant lui.
Jetamio eut de la chance que l’animal soit aussi près. Sans élan, sans avoir
eu le temps de prendre de la vitesse, le rhinocéros attaquait en reniflant bruyamment, ce qui attira aussitôt son attention, ainsi que celle de Jondalar. Au moment où l’animal arrivait sur elle, elle fit un bond de côté, évitant de justesse la corne du rhinocéros.
L’animal ralentit, cherchant la cible qui venait de disparaître, et il ne prit pas garde à l’homme qui s’approchait de lui à grandes enjambées. Et il fut trop tard. L’un de ses yeux minuscules perdit soudain toute acuité visuelle : Jondalar venait d’enfoncer sa sagaie dans ce point particulièrement vulnérable et l’extrémité en silex pénétra jusqu’au cerveau. L’instant d’après, l’animal ne voyait plus rien : Jetamio avait planté son arme dans l’autre œil. Le rhinocéros sembla surpris, puis il trébucha, tomba à genoux et finit par s’affaler sur le sol, privé de vie.
Quelqu’un poussa un cri. Les deux chasseurs levèrent les yeux et s’éloignèrent à toute vitesse, chacun dans une direction différente. Le rhinocéros femelle se précipitait sur eux à toute allure. En arrivant près du jeune mâle, elle ralentit, le dépassa de quelques foulées avant de réussir à s’arrêter et fit alors demi-tour pour s’en approcher. Elle lui donna quelques coups de corne pour l’obliger à se relever. Voyant qu’il ne bougeait pas, elle tourna la tête d’un côté puis de l’autre, balança sa masse imposante sur la droite puis sur la gauche, comme si elle n’arrivait pas à se décider.
Certains chasseurs essayèrent d’attirer son attention en brandissant leur capuchon ou leur manteau, mais rien n’y fit. Après avoir poussé une dernière fois le jeune mâle du bout de sa corne, elle obéit à un instinct profondément ancré en elle et reprit la direction du nord.
— Nous l’avons échappé belle, expliqua Jondalar. Mais cette femelle n’avait qu’une idée en tête : filer vers le nord.
— Tu penses que la neige ne va pas tarder à tomber ? demanda Thonolan en jetant un coup d’œil à l’emplâtre posé sur sa poitrine avant de regarder à nouveau son frère qui semblait très inquiet. Jondalar hocha la tête.
— Je ne sais pas comment expliquer à Dolando que nous aurions intérêt à partir avant que la tempête arrive. Même si je savais parler leur langue, ils ne me croiraient pas : il n’y a pas un seul nuage dans le ciel.
— Cela fait plusieurs jours que ça sent la neige. C’est une sacrée tempête qui se prépare.
Jondalar était sûr que la température était en train de baisser et il en eut une preuve de plus le lendemain matin lorsqu’il découvrit que l’infusion qu’il avait laissée près du feu durant la nuit était recouverte d’une mince couche de glace. Il essaya à nouveau de communiquer ses inquiétudes à Dolando, mais sans succès.
Quand le compagnon de Roshario lui annonça qu’ils allaient lever le camp, il se sentit soulagé et s’occupa aussitôt de ranger sa tente et de préparer son sac, ainsi que celui de son frère. Dolando lui sourit pour lui montrer qu’il était content de sa vélocité. Puis son sourire s’effaça pour laisser place à une expression inquiète et il montra la rivière à Jondalar. Le cours d’eau était agité par de forts remous et l’embarcation en bois oscillait d’un côté et de l’autre en tirant sur les cordes qui la retenaient. Jondalar comprit aussitôt pourquoi Dolando semblait si nerveux. Lui-même n’en menait pas large à l’idée de la traversée qui les attendait. Les hommes qui vinrent chercher les deux sacs et les déposèrent à côté de la carcasse du rhinocéros ne montraient aucun signe de nervosité. Jondalar n’en fut pas rassuré pour autant. Il était content de partir, mais inquiet quant au moyen de transport qu’ils allaient utiliser. Et comment s’y prendraient-ils pour transporter Thonolan jusqu’au bateau ? Il s’approcha de la tente où se trouvait son frère pour voir s’il pouvait donner un coup de main.
Quand il se rendit compte que les hommes démontaient le camp avec rapidité et efficacité, il se dit que, sous prétexte de les aider, il risquait plutôt de les gêner. Il se contenta donc de les regarder travailler. Grâce à de légères variantes dans leurs vêtements, Jondalar était maintenant capable de différencier les Shamudoï, qui habitaient à terre, des Ramudoï qui vivaient sur des bateaux.
Bien qu’appartenant à deux tribus différentes, Ramudoï et Shamudoï semblaient parfaitement s’entendre. Ils se connaissaient trop bien pour faire assaut de politesse et plaisantaient entre eux. Ils parlaient la même langue, prenaient leurs repas ensemble et se partageaient toutes les tâches. A terre, c’est Dolando qui paraissait commander. Mais sur le bateau, c’était un autre homme qui donnait des ordres.
Le shamud sortit de la tente, suivi par deux hommes qui portaient Thonolan sur une civière très ingénieuse. Pour la fabriquer, ils s’étaient servis de deux troncs de jeunes aulnes et d’une des cordes qui leur servait à amarrer le bateau. Enroulée autour des montants et passant de l’un à l’autre, cette corde formait un solide support sur lequel était couché Thonolan. Pour plus de sécurité, le blessé avait même été attaché sur la civière.
Dès qu’ils furent sortis, Roshario se dépêcha de défaire la tente en jetant des coups d’œil inquiets en direction du ciel et de la rivière. Jondalar comprit qu’elle n’en menait pas large, elle non plus, à l’idée du voyage qui les attendait. Sans plus attendre, il courut rejoindre son frère.
— Ces nuages m’ont l’air pleins de neige, fit remarquer Thonolan quand son frère se retrouva à sa hauteur. On ne voit plus les sommets des montagnes. Il doit déjà neiger là-haut. Je peux t’assurer, ajouta-t-il, qu’on ne voit plus le monde de la même manière quand on le regarde dans la position où je suis.
Levant la tête, Jondalar aperçut les nuages qui s’amoncelaient sur les montagnes et cachaient les pics enneiges. Ils se poussaient, roulaient les uns par-dessus les autres, se bousculaient, comme s’ils avaient hâte de remplir le ciel bleu. Malgré son inquiétude, Jondalar réussit à plaisanter.
— Tu dis ça car tu as besoin d’une excuse pour rester couché, dit-il en souriant.
Lorsqu’ils arrivèrent près du tronc d’arbre qui s’avançait dans l’eau, il s’effaça pour laisser passer les deux Ramudoï. S’équilibrant mutuellement, ils montèrent sur le tronc instable avec leur fardeau et réussirent à hisser à bout de bras le brancard en haut de la passerelle. En les voyant faire, Jondalar comprit pourquoi ils avaient pris la peine d’attacher son frère. Il s’engagea à son tour sur le tronc et eut bien du mal à garder l’équilibre. Il en éprouva d’autant plus d’admiration pour les deux hommes.
Le ciel était maintenant complètement couvert et, au moment où Roshario et le shamud rejoignaient le bateau, portant la tente qui avait abrité Thonolan, quelques flocons se mirent à tomber. Après que deux Ramudoï les eurent débarrassés de leur chargement, ils s’engagèrent à leur tour sur le tronc.
La rivière reflétait les sautes d’humeur du ciel : elle était trouble, agitée de violents remous, et le tronc qui bougeait sans cesse avait tendance à s’éloigner de l’embarcation. Se penchant par-dessus le bord du bateau, Jondalar tendit la main à Roshario. La vieille femme la prit avec reconnaissance et se laissa pratiquement hisser jusqu’au dernier échelon de la passerelle, puis à l’intérieur du bateau. Le shamud accepta lui aussi l’aide de Jondalar et, dans le regard de gratitude qu’il lui lança, il n’y avait plus trace de sarcasme.
Il restait encore un homme sur le rivage. Il détacha une des amarres, courut à toute vitesse sur le tronc et grimpa à l’intérieur de l’embarcation.
La passerelle fut remontée rapidement. La lourde embarcation qui essayait de s’éloigner de la rive pour s’engager dans le courant n’était plus retenue que par une seule corde et les pagaies à long manche que maniaient les rameurs. La seconde amarre lâcha brutalement et, profitant de sa soudaine liberté, l’embarcation bondit en avant. Elle se mit à tanguer si fort que Jondalar dut agripper le bord du bateau qui filait maintenant au beau milieu de la Rivière Sœur.
La tempête faisait rage et la neige réduisait la visibilité. Les eaux de la Sœur charriaient toutes sortes de débris : de lourds troncs d’arbres gorgés d’eau,
des arbustes enchevêtrés, des cadavres d’animaux boursouflés et même un petit iceberg qui faillit entrer en collision avec le bateau. Jondalar contemplait le rivage qui s’éloignait quand soudain son regard fut attiré par quelque chose qui se trouvait à la cime d’un des aulnes, tout en haut de la colline, et claquait dans le vent. Une brusque rafale réussit à l’emporter vers la rivière, dans l’eau. En voyant de plus près cette peau tachée de brun, Jondalar réalisa alors qu’il s’agissait de sa tunique d’été. La tunique flotta un court instant en surface, avant de disparaître dans les flots.
Repensant à son mouvement de panique, juste après l’accident de Thonolan, Jondalar fronça les sourcils. Puis il se souvint de la joie qu’il avait éprouvée lorsqu’il avait aperçu le bateau. Comment ont-ils pu savoir que nous étions là ? se demanda-t-il à nouveau. Une pensée lui traversa l’esprit : peut-être était-ce cette tunique ensanglantée qui avait signalé leur présence. Mais comment expliquer que les Shamudoï et les Ramudoï soient justement passés par là ? Et pourquoi avaient-ils amené avec eux leur shamud ?
L’important, se disait Jondalar, c’est que Thonolan ait été sauvé. Il n’était plus sur son brancard et on l’avait adossé contre le bord de l’embarcation. Son visage était très pâle, il devait souffrir et semblait effrayé par la traversée. Mais cela ne l’empêchait pas de sourire à Jetamio qui se trouvait juste à côté de lui.