by Jean M. Auel
Elle s’accroupit en face du feu et regarda les flammes, suivant des yeux les étincelles qui disparaissaient dans la nuit chaque fois qu’elle ajoutait un nouveau morceau de bois. Quand elle entendit du bruit de l’autre côté de la rivière, elle se dit qu’un renne venait d’être la proie d’un félin quelconque. Et elle, comment s’y prendrait-elle pour en tuer un ? Elle était en train d’y réfléchir quand, à un moment donné, elle fut obligée de pousser Whinney pour prendre du bois. Cela lui donna soudain une idée.
Elle attendit pour se recoucher que Whinney fût détendue, ce qui lui donna tout loisir pour méditer. Quand elle se glissa sous sa fourrure, son idée de départ s’était transformée en un plan dont elle possédait déjà les grandes lignes. Au moment de s’endormir, elle se mit à sourire en songeant à quel point cette idée était audacieuse et quelles merveilleuses possibilités elle offrait.
Le lendemain matin, quand elle traversa la rivière, le troupeau de rennes s’était déjà remis en route. Ayla n’avait nullement l’intention de les suivre. Elle revint vers la vallée au triple galop. Elle avait beaucoup à faire si elle voulait être prête à temps.
— Avance, Whinney ! disait Ayla en guidant patiemment la jument. Ce n’est pas si lourd que ça.
Le poitrail et le dos harnachés de cordes et de courroies, Whinney tirait un lourd rondin. Pour commencer, Ayla avait placé ces lanières sur le front de la jument, imitant la sangle frontale dont se servaient les femmes du Clan lorsqu’elles transportaient un lourd chargement. Puis elle s’était rendue compte que la jument avait besoin de pouvoir remuer la tête et qu’elle traînait plus facilement un poids à l’aide de son poitrail et de ses reins. Malgré tout, le cheval des steppes n’avait pas l’habitude de traîner quoi que ce soit et il était encore gêne par son harnachement. Ayla était pourtant décidée à continuer car c’était la seule manière d’exécuter son plan.
Elle en avait eu l’idée au moment où elle repoussait Whinney pour prendre du bois. Remarquant à quel point la jument avait grandi et était maintenant pleine de force, elle s’était dit qu’elle serait peut-être capable de sortir un renne mort de la fosse.
Ensuite, elle avait réfléchi au problème que lui posait la préparation de la viande. Si elle découpait le renne sur place, l’odeur du sang ne manquerait pas d’attirer les inévitables carnivores. Peut-être n’était-ce pas un lion des cavernes qui, cette nuit-là, s’était attaqué au troupeau de rennes, mais il s’agissait certainement d’un félin. Et même si les tigres, les panthères et les léopards étaient deux fois moins grands que le lion des cavernes, la fronde d’Ayla serait inefficace en face d’eux. Elle pouvait tuer un lynx, mais pas ces grands félins, surtout en plein air. En revanche, si elle se trouvait à proximité de la caverne et d’une paroi rocheuse pour protéger ses arrières, elle pourrait toujours les éloigner avec sa fronde. Si Whinney était capable de sortir un renne du piège, pourquoi ne le ramènerait-elle pas jusqu’à la caverne ?
Pour que cela soit possible, elle devait faire de Whinney un cheval de trait. Elle avait d’abord pensé qu’il suffisait qu’elle trouve un moyen d’attacher avec des cordes et des lanières le renne mort à la jument. Il ne lui était pas venu à l’idée que Whinney puisse se dérober. Elle s’en rendit compte aussitôt qu’elle lui mit un harnais. Whinney finit par s’y faire. Mais cela n’était pas suffisant : encore fallait-il lui apprendre à traîner un poids derrière elle. En usant de patience et après bien des tentatives infructueuses, Ayla y parvint. Elle se dit alors que le plan qu’elle avait imaginé avait des chances de réussir.
Tout en observant la jument en train de tirer le lourd rondin, elle songeait aux hommes du Clan. S’ils savaient que je vis avec un cheval, ils trouveraient déjà cela bizarre, se disait-elle. Mais je me demande ce qu’ils penseraient s’ils voyaient ce que je suis en train de faire maintenant. Mais eux, ils partent toujours chasser à plusieurs et les femmes sont là pour transporter la viande et la faire sécher. Tandis que moi, je suis toute seule.
Spontanément, elle se serra contre Whinney. Jamais je n’aurais pensé que tu puisses me rendre de tels services ! Sans toi, je ne sais pas ce que je deviendrais. Jamais je ne laisserai qui que ce soit te faire du mal. (Puis, après avoir débarrassé la jument de son harnachement, elle ajouta :) Il est temps d’aller jeter un coup d’œil sur ce troupeau de jeunes rennes mâles.
Les rennes mâles s’étaient mis en route peu de jours après les femelles. Ils émigraient à une allure tranquille. Dès qu’Ayla les eut repérés, il ne lui fut pas difficile de vérifier qu’ils suivaient bien la même voie et encore moins de réunir son équipement et de partir au galop afin d’arriver avant eux à l’endroit qui l’intéressait. Elle commença par installer son camp un peu en amont de l’endroit où les rennes femelles avaient traversé la rivière. Puis elle prit son bâton à fouir pour ameublir le sol, l’os plat aux bords tranchants qui allait lui servir de pelle pour creuser la fosse, sa tente en peau d’aurochs pour retirer la terre et la transporter, et elle rejoignit le lieu de passage des rennes femelles.
Deux voies principales et deux sentiers secondaires traversaient les buissons qui bordaient le cours d’eau. Elle décida de creuser la fosse dans une des deux voies, pas trop loin de la rivière pour être certaine que les rennes avanceraient alors en file indienne et pas trop près afin que l’eau ne remonte pas dans le profond trou qu’elle allait creuser.
Lorsqu’elle eut fini, le soleil de fin d’après-midi n’était pas loin d’atteindre l’horizon. Elle siffla Whinney, revint en arrière pour vérifier la position du troupeau et estima qu’il atteindrait la rivière à un moment quelconque de la journée du lendemain.
Elle retourna alors à l’endroit où elle avait creusé la fosse et se rendit compte que, même à la nuit tombante, le piège était bien trop évident. Les rennes vont le voir, se dit-elle, complètement découragée, et ils feront un détour pour l’éviter. Il est trop tard pour faire quoi que ce soit. Peut-être aurai-je une idée demain matin.
Mais quand elle se réveilla, elle en était toujours au même point. Le ciel s’était couvert de nuages pendant la nuit et elle fut réveillée par une grosse goutte de pluie qui tomba sur son visage. La veille, comme sa peau d’aurochs était humide et boueuse, elle l’avait mise à sécher non loin de là et ne s’en était pas servie pour monter sa tente. Pour se protéger de l’averse, elle s’enveloppa dans la fourrure où elle avait dormi, rabattant un des pans sur sa tête, et recouvrit à la hâte les restes noircis du feu.
Un éclair crépita et illumina les vastes plaines jusqu’à l’horizon. Un instant plus tard, un lointain grondement de tonnerre se fit entendre en guise d’avertissement. Comme s’ils obéissaient à ce signal, les nuages déversèrent aussitôt un véritable déluge. Ayla attrapa la peau d’aurochs et s’en enveloppa.
La lumière du jour chassa peu à peu les ombres qui se trouvaient au fond des creux et le paysage émergea de la nuit. Une pâleur grise s’installa sur les steppes, comme si les nimbus avaient effacé toutes les couleurs printanières. Le ciel lui-même était d’une teinte indéfinissable, ni blanc, ni bleu, ni franchement gris.
Lorsque la fine couche de sol perméable, qui recouvrait le permafrost, fut saturée, l’eau commença à s’accumuler en surface. En dessous de la couche de terre arable, le sol était gelé en permanence et aussi dur que le mur de glace qui se trouvait au nord. Pour cette raison, les eaux de pluie ne pouvaient être drainées en profondeur. Dans certaines conditions, le sol gorgé d’eau pouvait se transformer en véritables fondrières, capables d’engloutir traîtreusement un mammouth adulte. Et si cela arrivait au pied du glacier, il suffisait qu’il se mette à geler juste après ces pluies torrentielles pour que le mammouth soit alors conservé dans la glace pour des millénaires.
Le ciel plombé laissait tomber de grosses gouttes d’eau à l’endroit où, précédemment, Ayla avait allumé son feu. En voyant la pluie creuser des cratères dans cette mare noirâtre, puis s’étaler en cercles concentriques, la jeune femme aurait tout
donné pour se retrouver bien au sec à l’intérieur de la caverne. Elle avait eu beau graisser la peau épaisse de ses chausses et remplir celles-ci de touffes de carex, le cuir laissait passer l’humidité et elle finissait par avoir froid aux pieds. Le marécage que formaient maintenant les rives du cours d’eau avait considérablement refroidi son désir de tuer un renne.
Quand les mares se mirent à déborder et que le trop-plein d’eau commença à ruisseler en direction de la rivière, emportant au passage des branches, des herbes et les feuilles de l’automne précédent, Ayla alla se réfugier sur un tertre. Pourquoi ne pas rentrer ? se demanda-t-elle en grimpant là-haut avec ses deux paniers. Elle jeta un coup d’œil sous les couvercles et s’aperçut que les paniers en tiges de massette n’avaient pas laissé passer l’eau : le contenu était sec. Cela ne l’avançait pas à grand-chose. Je ferais mieux de rentrer, se dit-elle. Jamais je n’arriverai à prendre un renne au piège. Aucun d’eux ne va se précipiter dans cette fosse simplement parce que j’en ai envie. Ce sera pour une autre fois. J’essaierai de tuer un des vieux retardataires quand ils passeront par là. Sa viande sera beaucoup moins tendre et sa peau toute couturée, mais tant pis.
En soupirant, Ayla s’installa en haut du tertre et ramena sa fourrure et la peau d’aurochs autour d’elle. Il m’a fallu tellement de temps et d’effort pour mettre mon plan au point, se dit-elle, que ce n’est pas une petite pluie qui va m’arrêter. Peut-être n’arriverai-je pas à tuer de renne, mais ce ne sera pas la première fois qu’un chasseur rentre bredouille. De toute façon, je ne risque rien à essayer.
Quand l’inondation commença à saper la base du monticule en terre sur lequel elle s’était réfugiée, elle s’installa sur une formation rocheuse et essaya de percer des yeux le rideau de pluie pour voir si une éclaircie s’annonçait. Les prairies plates à perte de vue n’offraient aucun abri : ni arbre de belle taille, ni rochers sous lesquels elle aurait pu trouver refuge. Tout comme la jeune jument ruisselante d’eau qui se trouvait à ses côtés, Ayla resta assise sous la pluie en attendant que celle-ci s’arrête. Elle espérait que les rennes faisaient comme elle. Elle n’était pas prête pour les prendre au piège. En milieu de matinée, elle faillit flancher à nouveau, mais finalement resta sur place.
Capricieux comme il l’est toujours au printemps, le temps changea brusquement à la mi-journée : la couverture nuageuse se disloqua et le vent se mit à souffler. En début d’après-midi, il n’y avait plus trace de nuages et les steppes humides de pluie resplendissaient sous le soleil printanier. Le vent sec qui avait chassé les nuages absorba avidement l’humidité de l’air, comme s’il craignait que le glacier lui confisque sa part.
Même si elle ne se faisait aucune illusion sur l’issue de la chasse, Ayla retrouva un peu de courage. Elle étendit la peau d’aurochs détrempée sur des buissons dans l’espoir qu’elle commence à sécher et revint vers l’endroit où les rennes devaient passer. Quand elle s’aperçut que la fosse qu’elle avait creusée la veille avait disparu, son cœur fit un bond dans sa poitrine. En regardant de plus près, elle finit par retrouver le trou, transformé par la pluie en une mare pleine de branches, de feuilles et de débris végétaux de toutes sortes.
Nullement démoralisée, elle alla chercher un panier dont elle se servait pour puiser de l’eau. Comme elle revenait avec cet ustensile, elle se rendit compte que, de loin, il était très difficile de voir la fosse. Cette constatation la fit sourire. Si j’ai du mal à apercevoir ce piège à cause des feuilles et des branches qui s’y trouvent, il y a des chances pour qu’un renne arrivant à vive allure ne le voie pas du tout, se dit-elle. Le problème, c’est qu’il faut que je le vide. Mais peut-être existe-t-il un autre moyen de le cacher...
Pourquoi ne pas utiliser des branches de saule ? Ces branches seraient assez longues pour s’appuyer d’un bord à l’autre et je pourrais les recouvrir de feuilles et de rameaux.
Et soudain Ayla éclata de rire. Whinney lui répondit en hennissant joyeusement.
— Peut-être que cette pluie n’était pas une si mauvaise chose, Whinney.
Après avoir écopé l’eau, elle trouva que la fosse était moins profonde qu’avant et voulut la creuser à nouveau. Mais elle dut s’arrêter presque aussitôt car elle se remplissait d’eau au fur et à mesure. Non seulement la pluie avait fait monter le niveau de la rivière, mais elle avait ramolli en surface la couche de sol gelé qui se trouvait au-dessous de la terre arable.
Camoufler le piège ne fut pas aussi facile qu’elle le pensait. Les buissons de saule étaient tellement rabougris qu’elle dut suivre la rivière pendant un certain temps avant de réussir à ramasser une brassée de branches et, comme ce n’était pas suffisant, elle y ajouta des roseaux. Elle eut beau entrecroiser les branches, le camouflage végétal s’affaissait au centre et elle fut obligée de le bloquer sur les bords. Quand elle l’eut recouvert de feuilles et de brindilles, il s’affaissa à nouveau. Ayla n’était pas entièrement satisfaite mais elle ne pouvait faire mieux.
Elle retourna alors vers son campement et retira avec un soupir de soulagement ses vêtements humides et maculés de boue ainsi que ses chausses. Après s’être baignée, elle étendit ses vêtements sur un rocher qui affleurait près de la rive et se trouvait en plein soleil. C’était l’endroit rêvé pour allumer un feu.
En général, les branches mortes qui se trouvaient à la base des pins restaient sèches même quand il pleuvait à verse et celles du pin rabougri qui se trouvait près de son campement ne faisaient pas exception à la règle. Ayla emportait toujours avec elle les écorces et herbes sèches dont elle avait besoin pour allumer un feu et, avec son silex et sa pyrite de fer, elle eut vite fait de les enflammer. Au début, elle alimenta son feu avec des brindilles et des petites branches, disposant les branches humides au-dessus du foyer pour les faire sécher avant de les utiliser. Grâce à cette méthode, elle pouvait faire du feu même quand il pleuvait, à condition qu’il ne s’agisse pas d’une pluie diluvienne.
Après avoir mangé des galettes de voyage, elle se fit une infusion qu’elle but avec plaisir. Comme sa tente était toujours mouillée, elle la plaça près du feu pour qu’elle finisse de sécher pendant la nuit. Pourvu qu’il ne se remette pas à pleuvoir, se dit-elle en jetant un coup d’œil aux nuages qui, à l’ouest, masquaient les étoiles. Et après avoir donné à Whinney une tape affectueuse, elle s’enveloppa dans sa fourrure.
Il faisait sombre. Ayla était étendue sans bouger et elle était tout ouïe. Whinney remuait et soufflait doucement. La jeune femme s’assit pour regarder autour d’elle. Le son qu’elle entendit lui fit courir un frisson dans le dos. Et elle comprit ce qui l’avait réveillée. Bien qu’elle l’eût rarement entendu, elle sut aussitôt que le rugissement appartenait à un lion des cavernes, qui se trouvait de l’autre côté de la rivière. Whinney se mit à hennir nerveusement et Ayla se leva.
— Tout va bien, Whinney, dit-elle en ajoutant du bois dans le feu. Ce lion est loin d’ici.
Ce devait être un lion que j’ai entendu la dernière fois que nous étions ici, songea-t-elle. Ils doivent vivre non loin de l’autre rive. Eux aussi vont chasser le renne quand le troupeau traversera. Heureusement qu’il fera jour quand nous serons obligées de traverser leur territoire. J’espère que les rennes nous auront précédées et que les lions seront rassasiés. Je vais faire une infusion et me préparer.
Le ciel était en train de rosir à l’est quand Ayla eut terminé de tout ranger à l’intérieur de ses paniers et de sangler Whinney. Elle plaça un épieu dans chaque panier et serra les attaches qui les retenaient. Puis elle monta sur Whinney et s’installa devant son chargement entre les deux épieux en bois dont les extrémités pointaient vers le ciel.
Elle revint sur ses pas et fit un grand cercle pour se retrouver à l’arrière du troupeau de rennes qui s’approchait de la rivière. Elle poussa Whinney jusqu’à ce qu’elle aperçoive les jeunes mâles, puis elle ralentit et adopta la même allure que les rennes. Installée sur le dos de la jument, elle voyait parfaitement l’e
nsemble du troupeau. Elle remarqua que le renne de tête ralentissait l’allure en s’approchant de la rivière et qu’il reniflait la voie où elle avait creusé la fosse. Un courant d’anxiété se propagea dans le troupeau, gagnant les bêtes qui se trouvaient à l’arrière si bien qu’Ayla elle-même en eut conscience.
Lorsqu’elle vit que le renne de tête pénétrait au milieu des buissons qui bordaient la berge et qu’il allait s’engager dans la seconde voie, elle se dit que le moment était venu d’agir. Elle respira profondément, se pencha en avant pour que Whinney accélère et poussa un hurlement féroce.
Le dernier renne du troupeau bondit en avant, dépassant les bêtes qui se trouvaient devant lui. En voyant arriver ce cheval au galop et en entendant les cris que poussait Ayla, les autres rennes firent de même et se précipitèrent vers la rivière. Aussi effrayés soient-ils, la plupart évitaient d’emprunter la voie où elle avait creusé la fosse et ceux qui s’y aventuraient sautaient par-dessus ou faisaient un bond de côté pour éviter le piège.
Ayla pensait avoir perdu la partie quand, soudain, elle remarqua une agitation au sein du troupeau en fuite. Puis elle crut voir une des ramures disparaître et elle s’aperçut qu’à cet endroit les rennes s’agitaient et s’écartaient de plus belle. Tirant d’un coup sec ses deux épieux de leurs supports, elle se laissa glisser de sa monture et courut à toute vitesse vers cet endroit. Les yeux fous, enfoncé jusqu’à mi-corps dans la boue au fond de la fosse, un renne essayait vainement de sauter. Cette fois-ci, Ayla prit le temps de viser. Elle enfonça son épieu dans le cou du renne et sectionna une artère. Le jeune mâle à la magnifique ramure s’affaissa au fond du trou, tué sur le coup.