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Collected Poetical Works of Charles Baudelaire

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by Charles Baudelaire


  Building located at 18 rue Jean-Pierre Timbaud, Paris, where Baudelaire lived in 1856.

  The first edition of ‘Les Fleurs du mal’, annotated with the poet’s notes

  Baudelaire by Nadar, 1855

  Les Fleurs du Mal (Original French Text)

  Édition de 1868

  CONTENTS

  CHARLES BAUDELAIRE par Théophile Gautier

  PRÉFACE

  SPLEEN ET IDÉAL

  I. BÉNÉDICTION

  II. L’ALBATROS

  III. ÉLÉVATION

  IV. CORRESPONDANCES

  V.

  VI. LES PHARES

  VII. LA MUSE MALADE

  VIII. LA MUSE VÉNALE

  IX. LE MAUVAIS MOINE

  X. L’ENNEMI

  XI. LE GUIGNON

  XII. LA VIE ANTÉRIEURE

  XIII. BOHÉMIENS EN VOYAGE

  XIV. L’HOMME ET LA MER

  XV. DON JUAN AUX ENFERS

  XVI. À THÉODORE DE BANVILLE

  XVII. CHTIMENT DE L’ORGUEIL

  XVIII. LA BEAUTÉ

  XIX. L’IDÉAL

  XX. LA GÉANTE

  XXI. LE MASQUE

  XXII. HYMNE À LA BEAUTÉ

  XXIII. PARFUM EXOTIQUE

  XXIV. LA CHEVELURE

  XXV.

  XXVI.

  XXVII. SED NON SATIATA

  XXVIII.

  XXIX. LE SERPENT QUI DANSE

  XXX. UNE CHAROGNE

  XXXI. DE PROFUNDIS CLAMAVI

  XXXII. LE VAMPIRE

  XXXIII.

  XXXIV. REMORDS POSTHUME

  XXXV. LE CHAT

  XXXVI. DUELLUM

  XXXVII. LE BALCON

  XXXVIII. LE POSSÉDÉ

  XXXIX. UN FANTOME

  XL

  XLI. SEMPER EADEM

  XLII. TOUT ENTIÈRE

  XLIII.

  XLIV. LE FLAMBEAU VIVANT

  XLV. RÉVERSIBILITÉ

  XLVI. CONFESSION

  XLVII. L’AUBE SPIRITUELLE

  XLVIII. HARMONIE DU SOIR

  XLIX. LE FLACON

  L. LE POISON

  LI. CIEL BROUILLÉ

  LII. LE CHAT

  LIII. LE BEAU NAVIRE

  LIV. L’INVITATION AU VOYAGE

  LV. L’IRRÉPARABLE

  LVI. CAUSERIE

  LVII. CHANT D’AUTOMNE

  LVIII. À UNE MADONE

  LIX. CHANSON D’APRÈS-MIDI

  LX. SISINA

  LXI. VERS POUR LE PORTRAIT D’HONORÉ DAUMIER

  LXII. FRANCISCÆ MEÆ LAUDES

  LXIII. À UNE DAME CRÉOLE

  LXIV. MŒSTA ET ERRABUNDA

  LXV. LE REVENANT

  LXVI. SONNET D’AUTOMNE

  LXVII. TRISTESSE DE LA LUNE

  LXVIII. LES CHATS

  LXIX. LES HIBOUX

  LXX. LA PIPE

  LXXI. LA MUSIQUE

  LXXII. SÉPULTURE D’UN POËTE MAUDIT

  LXXIII. UNE GRAVURE FANTASTIQUE

  LXXIV. LE MORT JOYEUX

  LXXV. LE TONNEAU DE LA HAINE

  LXXVI. LA CLOCHE FÊLÉE

  LXXVII. SPLEEN

  LXXVIII. SPLEEN

  LXXIX. SPLEEN

  LXXX. SPLEEN

  LXXXI. OBSESSION

  LXXXII. LE GOÛT DU NÉANT

  LXXXIII. ALCHIMIE DE LA DOULEUR

  LXXXIV. HORREUR SYMPATHIQUE

  LXXXV. LE CALUMET DE PAIX

  LXXXVI. LA PRIÈRE D’UN PAÏEN

  LXXXVII. LE COUVERCLE

  LXXXVIII. L’IMPRÉVU

  LXXXIX. L’EXAMEN DE MINUIT

  XC. MADRIGAL TRISTE

  CXI. L’AVERTISSEUR

  XCII. À UNE MALABRAISE

  XCIII. LA VOIX

  XCIV. HYMNE

  XCV. LE REBELLE

  XCVI. LES YEUX DE BERTHE

  XCVII. LE JET D’EAU

  XCVIII. LA RANÇON

  XCIX. BIEN LOIN D’ICI

  C. LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE

  CI. SUR LE TASSE EN PRISON D’EUGÈNE DELACROIX

  CII. LE GOUFFRE

  CIII. LES PLAINTES D’UN ICARE

  CIV. RECUEILLEMENT

  CV. L’HÉAUTONTIMOROUMÉNOS

  CVI. L’IRREMÉDIABLE

  CVII. L’HORLOGE

  TABLEAUX PARISIENS

  CVIII. PAYSAGE

  CIX. LE SOLEIL

  CX. LOLA DE VALENCE

  CXI. LA LUNE OFFENSÉE

  CXII. À UNE MENDIANTE ROUSSE

  CXIII. LE CYGNE

  CXIV. LES SEPT VIEILLARDS

  CXV. LES PETITES VIEILLES

  CXVI. LES AVEUGLES

  CXVII. À UNE PASSANTE

  CXVIII. LE SQUELETTE LABOUREUR

  CXIX. LE CRÉPUSCULE DU SOIR

  CXX. LE JEU

  CXXI. DANSE MACABRE

  CXXII. L’AMOUR DU MENSONGE

  CXXIII

  CXXIV

  CXXV. BRUMES ET PLUIES

  CXXVI. RÊVE PARISIEN

  CXXVII. LE CRÉPUSCULE DU MATIN

  LE VIN

  CXXVIII. L’ME DU VIN

  CXXIX. LE VIN DES CHIFFONNIERS

  CXXX. LE VIN DE L’ASSASSIN

  CXXXI. LE VIN DU SOLITAIRE

  CXXXII. LE VIN DES AMANTS

  FLEURS DU MAL

  CXXXIII. ÉPIGRAPHE POUR UN LIVRE CONDAMNÉ

  CXXXIV. LA DESTRUCTION

  CXXXV. UNE MARTYRE

  CXXXVI. FEMMES DAMNÉES

  CXXXVII. LES DEUX BONNES SŒURS

  CXXXVIII. LA FONTAINE DE SANG

  CXXXIX. ALLÉGORIE

  CXL. LA BÉATRICE

  CXLI. UN VOYAGE À CYTHÈRE

  CXLII. L’AMOUR ET LE CRNE

  RÉVOLTE

  CXLIII. LE RENIEMENT DE SAINT PIERRE

  CXLIV. ABEL ET CAÏN

  CXLV. LES LITANIES DE SATAN

  PRIÈRE

  LA MORT

  CXLVI. LA MORT DES AMANTS

  CXLVII. LA MORT DES PAUVRES

  CXLVIII. LA MORT DES ARTISTES

  CXLIX. LA FIN DE LA JOURNÉE

  CL. LE RÊVE D’UN CURIEUX

  CLI. LE VOYAGE

  APPENDICE

  APPENDICE

  LETTRE DE M. SAINTE-BEUVE

  LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CUSTINE.

  LETTRE DE M. ÉMILE DESCHAMPS

  SUR LES FLEURS DU MAL

  CHARLES BAUDELAIRE par Théophile Gautier

  LA PREMIÈRE FOIS que nous rencontrâmes Baudelaire, ce fut vers le milieu de 1849, à l’hôtel Pimodan, où nous occupions, près de Fernand Boissard, un appartement fantastique qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé caché dans l’épaisseur du mur, et que devaient hanter les ombres des belles dames aimées jadis de Lauzun. Il y avait là cette superbe Maryx qui, toute jeune, a posé pour la Mignon de Scheffer, et, plus tard, pour la Gloire distribuant des couronnes, de Paul Delaroche, et cette autre beauté, alors dans toute sa splendeur, dont Clesinger tira la Femme au serpent, ce marbre où la douleur ressemble au paroxysme du plaisir et qui palpite avec une intensité de vie que le ciseau n’avait jamais atteinte et qu’il ne dépassera pas.

  Charles Baudelaire était encore un talent inédit, se préparant dans l’ombre pour la lumière, avec cette volonté tenace qui, chez lui, doublait l’inspiration ; mais son nom commençait déja à se répandre parmi les poëtes et les artistes avec un certain frémissement d’attente, et la jeune génération, venant après la grande génération de 1830, semblait beaucoup compter sur lui. Dans le cénacle mystérieux où s’ébauchent les réputations de l’avenir, il passait pour le plus fort. Nous avions souvent entendu parler de lui, mais nous ne connaissions aucune de ses œuvres. Son aspect nous frappa : il avait les cheveux coupés très-ras et du plus beau noir ; ces cheveux, faisant des pointes régulières sur le front d’une éclatante blancheur, le coiffaient comme une espèce de casque sarrasin ; les yeux, couleur de tabac d’Espagne, avaient un regard spirituel, profond, et d’une pénétration peut-être un peu trop insistante ; quant à la bouche, meublée de dents très-
blanches, elle abritait, sous une légère et soyeuse moustache ombrageant son contour, des sinuosités mobiles, voluptueuses et ironiques comme les lèvres des figures peintes par Léonard de Vinci ; le nez, fin et délicat, un peu arrondi, aux narines palpitantes, semblait subodorer de vagues parfums lointains ; une fossette vigoureuse accentuait le menton comme le coup de pouce final du statuaire ; les joues, soigneusement rasées, contrastaient, par leur fleur bleuâtre que veloutait la poudre de riz, avec les nuances vermeilles des pommettes : le cou, d’une élégance et d’une blancheur féminines, apparaissait dégagé, partant d’un col de chemise rabattu et d’une étroite cravate en madras des Indes et à carreaux. Son vêtement consistait en un paletot d’une étoffe noire lustrée et brillante, un pantalon noisette, des bas blancs et des escarpins vernis, le tout méticuleusement propre et correct, avec un cachet voulu de simplicité anglaise et comme l’intention de se séparer du genre artiste, à chapeaux de feutre mou, à vestes de velours, à vareuses rouges, à barbe prolixe et à crinière échevelée. Rien de trop frais ni de trop voyant dans cette tenue rigoureuse. Charles Baudelaire appartenait à ce dandysme sobre qui râpe ses habits avec du papier de verre pour leur ôter l’éclat endimanché et tout battant neuf si cher au philistin et si désagréable pour le vrai gentleman. Plus tard même, il rasa sa moustache, trouvant que c’était un reste de vieux chic pittoresque qu’il était puéril et bourgeois de conserver. Ainsi dégagée de tout duvet superflu, sa tête rappelait celle de Lawrence Sterne, ressemblance qu’augmentait l’habitude qu’avait Baudelaire d’appuyer, en parlant, son index contre sa tempe ; ce qui est, comme on sait, l’attitude du portrait de l’humoriste anglais, placé au commencement de ses œuvres. Telle est l’impression physique que nous a laissée, à cette première entrevue, le futur auteur des Fleurs du mal.

  Nous trouvons dans les Nouveaux Camées parisiens, de Théodore de Banville, l’un des plus chers et des plus constants amis du poëte dont nous déplorons la perte, ce portrait de jeunesse et pour ainsi dire avant la lettre. Qu’on nous permette de transcrire ici ces lignes de prose, égales en perfection aux plus beaux vers ; elles donnent de Baudelaire une physionomie peu connue et rapidement effacée qui n’existe que là :

  « Un portrait peint par Émile Deroy, et qui est un des rares chefs-d’œuvre trouvés par la peinture moderne, nous montre Charles Baudelaire à vingt ans, au moment où, riche, heureux, aimé, déjà célèbre, il écrivait ses premiers vers, acclamés par le Paris qui commande à tout le reste du monde ! Ô rare exemple d’un visage réellement divin, réunissant toutes les chances, toutes les forces et les séductions les plus irrésistibles ! Le sourcil est pur, allongé, d’un grand arc adouci, et couvre une paupière orientale, chaude, vivement colorée ; l’œil, long, noir, profond, d’une flamme sans égale, caressant et impérieux, embrasse, interroge et réfléchit tout ce qui l’entoure ; le nez, gracieux, ironique, dont les plans s’accusent bien et dont le bout, un peu arrondi et projeté en avant, fait tout de suite songer à la célèbre phrase du poëte : Mon âme voltige sur les parfums, comme l’âme des autres hommes voltige sur la musique ! La bouche est arquée et affinée, déjà par l’esprit, mais à ce moment pourprée encore et d’une belle chair qui fait songer à la splendeur des fruits. Le menton est arrondi, mais d’un relief hautain, puissant comme celui de Balzac. Tout ce visage est d’une pâleur chaude, brune, sous laquelle apparaissent les tons roses d’un sang riche et beau ; une barbe enfantine, idéale, de jeune dieu, la décore ; le front, haut, large, magnifiquement dessiné, s’orne d’une noire, épaisse et charmante chevelure qui, naturellement ondulée et bouclée comme celle de Paganini, tombe sur un col d’Achille ou d’Antinoüs ! »

  Il ne faudrait pas prendre ce portrait tout à fait au pied de la lettre, car il est vu à travers la peinture et à travers la poésie, et embelli par une double idéalisation ; mais il n’en est pas moins sincère et fut exact à son moment. Charles Baudelaire a eu son heure de beauté suprême et d’épanouissement parfait, et nous le constatons d’après ce fidèle témoignage. Il est rare qu’un poëte, qu’un artiste soit connu sous son premier et charmant aspect. La réputation ne lui vient que plus tard, lorsque déjà les fatigues de l’étude, la lutte de la vie et les tortures des passions ont altéré sa physionomie primitive : il ne laisse de lui qu’un masque usé, flétri, où chaque douleur a mis pour stigmate une meurtrissure ou une ride. C’est cette dernière image, qui a sa beauté aussi, dont on se souvient. Tel fut Alfred de Musset tout jeune. On eût dit Phœbus-Apollon lui-même avec sa blonde chevelure, et le médaillon de David nous le montre presque sous la figure d’un dieu. — À cette singularité qui semblait éviter toute affectation se mêlait une certaine saveur exotique et comme un parfum lointain de contrées plus aimées du soleil. On nous dit que Baudelaire avait voyagé longtemps dans l’Inde, et tout s’expliqua.

  Contrairement aux mœurs un peu débraillées des artistes, Baudelaire se piquait de garder les plus étroites convenances, et sa politesse était excessive jusqu’à paraître maniérée. Il mesurait ses phrases, n’employait que les termes les plus choisis, et disait certains mots d’une façon particulière, comme s’il eût voulu les souligner et leur donner une importance mystérieuse. Il avait dans la voix des italiques et des majuscules initiales. La charge, très en honneur à Pimodan, était dédaignée par lui comme artiste et grossière ; mais il ne s’interdisait pas le paradoxe et l’outrance. D’un air très-simple, très-naturel et parfaitement détaché, comme s’il eût débité un lieu commun à la Prudhomme sur la beauté ou la rigueur de la température, il avançait quelque axiome sataniquement monstrueux ou soutenait avec un sang-froid de glace quelque théorie d’une extravagance mathématique, car il apportait une méthode rigoureuse dans le développement de ses folies. Son esprit n’était ni en mots ni en traits, mais il voyait les choses d’un point de vue particulier qui en changeait les lignes comme celles des objets qu’on regarde à vol d’oiseau ou en plafond, et il saisissait des rapports inappréciables pour d’autres et dont la bizarrerie logique vous frappait. Ses gestes étaient lents, rares et sobres, rapprochés du corps, car il avait en horreur la gesticulation méridionale. Il n’aimait pas non plus la volubilité de parole, et la froideur britannique lui semblait de bon goût. On peut dire de lui que c’était un dandy égaré dans la bohème, mais y gardant son rang et ses manières et ce culte de soi-même qui caractérise l’homme imbu des principes de Brummel.

  Tel il nous apparut à cette première rencontre, dont le souvenir nous est aussi présent que si elle avait eu lieu hier, et nous pourrions, de mémoire, en dessiner le tableau.

  Nous étions dans ce grand salon du plus pur style Louis XIV, aux boiseries rehaussées d’or terni, mais d’un ton admirable, à la corniche à encorbellement, où quelque élève de Lesueur ou de Poussin, ayant travaillé à l’hôtel Lambert, avait peint des nymphes poursuivies par des satyres à travers les roseaux, selon le goût mythologique de l’époque. Sur la vaste cheminée de marbre sérancolin, tacheté de blanc et de rouge, se dressait, en guise de pendule, un éléphant doré, harnaché comme l’éléphant de Porus dans la bataille de Lebrun, qui supportait sur son dos une tour de guerre où s’inscrivait un cadran d’émail aux chiffres bleus. Les fauteuils et les canapés étaient anciens et couverts de tapisseries aux couleurs passées, représentant des sujets de chasse, par Oudry ou Desportes. C’est dans ce salon qu’avaient lieu les séances du club des haschichins (mangeurs de haschich), dont nous faisions partie et que nous avons décrites ailleurs avec leurs extases, leurs rêves et leurs hallucinations, suivis de si profonds accablements.

  Comme nous l’avons dit plus haut, le maître du logis était Fernand Boissard, dont les courts cheveux blonds bouclés, le teint blanc et vermeil, l’œil gris petillant de lumière et d’esprit, la bouche rouge et les dents de perle, semblaient témoigner d’une exubérance et d’une santé à la Rubens, et promettre une vie prolongée au delà des bornes ordinaires. Mais, hélas ! qui peut prévoir le sort de chacun ? Boissard, à qui ne manquait aucune des conditio
ns du bonheur, et qui n’avait pas même connu la joyeuse misère des fils de famille, s’est éteint, il y a déjà quelques années, après s’être longtemps survécu, d’une maladie analogue à celle dont est mort Baudelaire. C’était un garçon des mieux doués que Boissard ; il avait l’intelligence la plus ouverte ; il comprenait la peinture, la poésie et la musique également bien ; mais, chez lui, peut-être le dilettante nuisait à l’artiste ; l’admiration lui prenait trop de temps, il s’épuisait en enthousiasmes ; nul doute que, si la nécessité l’eût contraint de sa main de fer, il n’eût été un peintre excellent. Le succès qu’obtint au Salon son Épisode de la retraite de Russie en est le sûr garant. Mais, sans abandonner la peinture, il se laissa distraire par d’autres arts ; il jouait du violon, organisait des quatuors, déchiffrait Bach, Beethoven, Meyerbeer et Mendelssohn, apprenait des langues, écrivait de la critique et faisait des sonnets charmants. C’était un grand voluptueux en fait d’art, et nul n’a joui des chefs-d’œuvre avec plus de raffinement, de passion et de sensualité que lui ; à force d’admirer le beau, il oubliait de l’exprimer, et ce qu’il avait si profondément senti, il croyait l’avoir rendu. Sa conversation était charmante, pleine de gaieté et d’imprévu ; il avait, chose rare, l’invention du mot et de la phrase, et toute sorte d’expressions agréablement bizarres, de concetti italiens et d’agudezzas espagnoles passaient devant vos yeux, quand il parlait, comme de fantasques figures de Callot, faisant des contorsions gracieuses et risibles. Comme Baudelaire, amoureux des sensations rares, fussent-elles dangereuses, il voulut connaître ces paradis artificiels, qui, plus tard, vous font payer si cher leurs menteuses extases, et l’abus du haschich dut altérer sans doute cette santé si robuste et si florissante. Ce souvenir à un ami de notre jeunesse, avec qui nous avons vécu sous le même toit, à un romantique du bon temps que la gloire n’a pas visité, car il aimait trop celle des autres pour songer à la sienne, ne sera pas déplacé ici, dans cette notice destinée à servir de préface aux œuvres complètes d’un mort, notre ami à tous deux.

  Là se trouvait aussi, le jour de cette visite, Jean Feuchères, ce sculpteur de la race des Jean Goujon, des Germain Pilon et des Benvenuto Cellini, dont l’œuvre pleine de goût, d’invention et de grâce a disparu presque tout entière, accaparée par l’industrie et le commerce, et mise, elle le méritait bien, sous les noms les plus illustres pour être vendue plus cher à de riches amateurs, qui réellement n’étaient pas attrapés. Feuchères, outre son talent de statuaire, avait un esprit d’imitation incroyable, et nul acteur ne réalisait un type comme lui. Il est l’inventeur de ces comiques dialogues du sergent Bridais et du fusilier Pitou dont le répertoire s’est accru prodigieusement et qui provoquent encore aujourd’hui un rire irrésistible. Feuchères est mort le premier, et, des quatre artistes rassemblés à cette date dans le salon de l’hôtel Pimodan, nous survivons seul.

 

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