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Collected Poetical Works of Charles Baudelaire

Page 8

by Charles Baudelaire


  Balzac vint à une de ces soirées, et Baudelaire raconte ainsi sa visite : « Balzac pensait sans doute qu’il n’est pas de plus grande honte ni de plus vive souffrance que l’abdication de sa volonté. Je l’ai vu une fois, dans une réunion où il était question des prodigieux effets du haschich. Il écoutait et questionnait avec une attention et une vivacité amusantes. Les personnes qui l’ont connu devinent qu’il devait être intéressé. Mais l’idée de penser malgré lui-même le choquait vivement ; on lui présenta du dawamesk, il l’examina, le flaira, et le rendit sans y toucher. La lutte entre sa curiosité presque enfantine et sa répugnance pour l’abdication, se trahissait sur son visage expressif d’une manière frappante ; l’amour de la dignité l’emporta. En effet, il est difficile de se figurer le théoricien de la volonté, le jumeau spirituel de Louis Lambert consentant à perdre une parcelle de cette précieuse substance. »

  Nous étions ce soir-là à l’hôtel Pimodan, et nous pouvons constater la parfaite exactitude de cette petite anecdote. Seulement, nous y ajouterons ce détail caractéristique : en rendant la cuillerée de dawamesk qu’on lui offrait, Balzac dit que l’essai était inutile et que le haschich, il en était sûr, n’aurait aucune action sur son cerveau.

  Cela était possible, ce cerveau puissant où trônait la volonté fortifié par l’étude, saturé des arômes subtils du moka, et que n’obscurcissaient pas de la plus légère fumée trois bouteilles de vin de Vouvray le plus capiteux, eût été peut-être capable de résister à l’intoxication passagère du chanvre indien. Car le haschich ou dawamesk, nous avons oublié de le dire, n’est qu’une décoction de cannabis indica, mêlée à un corps gras, à du miel et à des pistaches, pour lui donner la consistance d’une pâte ou confiture.

  La monographie du haschich est médicalement très-bien faite dans les Paradis artificiels, et la science y pourrait puiser des renseignements certains, car Baudelaire se piquait de scrupuleuse exactitude, et pour rien au monde il n’eût glissé le moindre ornement poétique dans ce sujet qui s’y prêterait de lui-même. Il spécifie parfaitement bien le caractère propre des hallucinations du haschich, qui ne crée rien, mais développe seulement la disposition particulière de l’individu en l’exagérant jusqu’à la dernière puissance. Ce qu’on voit, c’est soi-même agrandi, sensibilisé, excité démesurément, hors du temps et de l’espace dont la notion disparaît, dans un milieu d’abord réel, mais qui bientôt se déforme, s’accentue, s’exagère et où chaque détail, d’une intensité extrême, prend une importance surnaturelle, mais aisément compréhensible pour le mangeur de haschich qui devine des correspondances mystérieuses entre ces images souvent disparates. Si vous entendez quelqu’une de ces musiques qui semblent exécutées par un orchestre céleste et des chœurs de séraphins, et près desquelles les symphonies d’Haydn, de Mozart et de Beethoven ne sont plus que d’impatientants charivaris, croyez qu’une main a effleuré le clavier du piano avec quelque vague prélude, ou qu’un orgue lointain murmure dans la rumeur de la rue un morceau connu d’opéra. Si vos yeux sont éblouis par des ruissellements, des scintillations, des irradiations et des feux d’artifice de lumière, assurément un certain nombre de bougies doivent brûler dans les torchères et les flambeaux. Quand la muraille, cessant d’être opaque, s’enfonce en perspective vaporeuse, profonde, bleuâtre comme une fenêtre ouverte sur l’infini, c’est qu’une glace miroite vis-à-vis du songeur avec ses ombres diffuses mêlées de transparences fantastiques. Les nymphes, les déesses, les apparitions gracieuses, burlesques ou terribles, viennent des tableaux, des tapisseries, des statues étalant leur nudité mythologique dans les niches, ou des magots grimaçant sur des étagères.

  Il en est de même pour les extases olfactives qui vous transportent en des paradis de parfums où des fleurs merveilleuses, balançant leurs urnes comme des encensoirs, vous envoient des senteurs d’aromates, des odeurs innomées d’une subtilité pénétrante, rappelant le souvenir de vies antérieures, de plages balsamiques et lointaines et d’amours primitives dans quelque O’Taïti du rêve. Il n’est pas besoin de chercher bien loin pour trouver dans la chambre un pot d’héliotrope ou de tubéreuse, un sachet de peau d’Espagne ou un châle de cachemire imprégné de patchouli négligemment jeté sur un fauteuil.

  On comprend donc que, si l’on veut jouir pleinement des magies du haschich, il faut les préparer d’avance et fournir en quelque sorte les motifs à ses variations extravagantes et à ses fantaisies désordonnées. Il importe d’être dans une bonne disposition d’esprit et de corps, de n’avoir ce jour-là ni souci, ni devoir, ni heure fixée, et de se trouver dans un de ces appartements qu’aimait Baudelaire et qu’Edgar Poe, dans ses descriptions, meuble avec un confort poétique, un luxe bizarre et une élégance mystérieuse ; retraite dérobée et cachée à tous, qui semble attendre l’âme aimée, l’idéale figure féminine, celle qu’en son noble langage Chateaubriand appelait la sylphide. En de telles conditions, il est probable et même presque certain que les sensations naturellement agréables se tourneront en béatitudes, ravissements, extases, voluptés indicibles, et bien supérieures aux joies grossières promises aux croyants par Mahomet dans son paradis trop semblable à un sérail. Les houris vertes, rouges et blanches sortant de la perle creuse qu’elles habitent et s’offrant aux fidèles avec leur virginité sans cesse renaissante, paraîtraient de vulgaires maritornes comparées aux nymphes, aux anges, aux sylphides, vapeurs parfumées, transparences idéales, formes soufflées de lumière rose et bleue, se détachant en clair sur des disques de soleil et venant du fond de l’infini avec des élancements stellaires comme les globules d’argent d’une liqueur gazeuse, du fond d’une coupe de cristal que le haschichin voit passer par légions innombrables dans le rêve qu’il fait tout éveillé.

  Sans ces précautions, l’extase peut très-bien tourner au cauchemar. Les voluptés se changent en souffrances, les joies en terreurs ; une angoisse terrible vous saisit à la gorge, vous pose son genou sur l’estomac, et vous écrase de son poids fantastiquement énorme, comme si le sphinx des pyramides ou l’éléphant du roi de Siam s’amusait à vous aplatir. D’autres fois, un froid glacial vous envahit et vous fait monter le marbre jusqu’aux hanches, comme à ce roi des Mille et une Nuits à demi changé en statue et dont sa méchante femme venait battre tous les matins les épaules restées souples.

  Baudelaire raconte deux ou trois hallucinations d’hommes de caractères différents, et une autre éprouvée par une femme dans ce cabinet de glaces recouvert d’un treillage doré et festonné de fleurs, qu’il n’est pas difficile de reconnaître pour le boudoir de l’hôtel Pimodan, et il accompagne chaque vision d’un commentaire analytique et moral, où perce sa répugnance invincible à l’endroit de tout bonheur obtenu par des moyens factices. Il détruit cette considération du secours que pourrait tirer le génie des idées que suggère l’ivresse du haschich. D’abord ces idées ne sont pas si belles qu’on se l’imagine ; leur charme vient surtout de l’extrême excitation nerveuse où se trouve le sujet. Ensuite le haschich, qui donne ces idées, ôte en même temps le pouvoir de s’en servir, car il anéantit la volonté et plonge ses victimes dans un ennui nonchalant où l’esprit devient incapable de tout effort et de tout travail et d’où il ne peut sortir que par l’ingestion d’une nouvelle dose. « Enfin, ajoute-t-il, admettant quelques minutes l’hypothèse d’un tempérament assez bien trempé, assez vigoureux pour résister aux fâcheux effets de la drogue perfide, il faut songer à un autre danger, fatal, terrible, qui est celui des accoutumances. Celui qui aura recours à un poison pour penser, ne pourra bientôt plus penser sans poison. Se figure-t-on le sort affreux d’un homme dont l’imagination paralysée ne saurait plus fonctionner sans le secours du haschich et de l’opium ! »

  Et, un peu plus loin, il fait sa profession de foi en ces nobles termes : « Mais l’homme n’est pas si abandonné de moyens honnêtes pour gagner le ciel, qu’il soit obligé d’invoquer la pharmacie et la sorcellerie ; il n’a pas besoin de vendre son âme pour payer les caresses enivrantes et l’
amitié des houris. Qu’est-ce qu’un paradis qu’on achète au prix de son salut éternel ? » Suit la peinture d’une sorte d’Olympe placé sur le mont ardu de la spiritualité où les muses de Raphaël ou de Mantegna, sous la conduite d’Apollon, entourent de leurs chœurs rhythmiques l’artiste voué au culte du beau et le récompensent de son long effort. « Au-dessous de lui, continue l’auteur, au pied de la montagne, dans les ronces et dans la boue, la troupe des humains, la bande des ilotes, simule les grimaces de la jouissance et pousse des hurlements que lui arrache la morsure du poison, et le poëte attristé se dit : « Ces infortunés qui n’ont ni jeûné ni prié, et qui ont refusé la rédemption par le travail, demandent à la noire magie les moyens de s’élever, d’un seul coup, à l’existence surnaturelle. La magie les dupe et allume pour eux un faux bonheur et une fausse lumière ; tandis que, nous, poëtes et philosophes, qui avons régénéré notre âme par le travail successif et la contemplation, par l’exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l’intention, nous avons créé à notre usage un jardin de vraie beauté. Confiants dans la parole qui dit que la foi transporte les montagnes, nous avons accompli le seul miracle dont Dieu nous ait octroyé la licence. »

  Après de semblables paroles, il est difficile de croire que l’auteur des Fleurs du mal, malgré ses penchants sataniques, ait rendu de fréquentes visites aux paradis artificiels.

  À l’étude sur le haschich succède l’étude sur l’opium, mais ici Baudelaire avait pour guide un livre singulier très-célèbre en Angleterre Confessions of English opium eater, qui a pour auteur de Quincey, helléniste distingué, écrivain supérieur, homme d’une respectabilité complète, qui a osé, avec une candeur tragique, faire, dans le pays du monde le plus roidi par le cant, l’aveu de sa passion pour l’opium, décrire cette passion, en représenter les phases, les intermittences, les rechutes, les combats, les enthousiasmes, les abattements, les extases et les fantasmagories suivies d’inexprimables angoisses. De Quincey, chose presque incroyable, était arrivé, en augmentant peu à peu la dose, à huit mille gouttes par jour ; ce qui ne l’empêcha pas de parvenir jusqu’à l’âge très-normal de soixante-quinze ans, car il ne mourut qu’au mois de décembre 1859 et fit attendre longtemps les médecins à qui, dans un accès d’humour, il avait moqueusement légué, comme curieux sujet d’expérience scientifique, son corps gorgé d’opium. Sa mauvaise habitude ne l’empêcha pas de publier une foule d’ouvrages de littérature et d’érudition où rien n’annonce la fatale influence de ce qu’il appelle lui-même « la noire idole. » Le dénoûment du livre laisse sous-entendre qu’avec des efforts surhumains l’auteur était enfin parvenu à se corriger ; mais cela pourrait bien n’être qu’un sacrifice à la morale et aux convenances, comme la récompense de la vertu et la punition du crime à la fin des mélodrames, l’impénitence finale étant de mauvais exemple. Et de Quincey prétend qu’après dix-sept années d’usage et huit années d’abus de l’opium, il a pu renoncer à cette dangereuse substance ! Il ne faut pas décourager les thériakis de bonne volonté. Mais que d’amour pourtant dans cette lyrique invocation à la brune liqueur :

  « Ô juste, subtil et puissant opium ! toi qui, au cœur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui induisent l’esprit en rébellion, apportes un baume adoucissant ; éloquent opium, toi qui par ta puissante rhétorique désarmes les résolutions de la rage et qui pour une nuit rends à l’homme coupable les espérances de sa jeunesse et ses anciennes mains pures de sang ; qui à l’homme orgueilleux donne un oubli passager des torts non redressés et des insultes non vengées ! » Tu bâtis sur le sein des ténèbres, avec les matériaux imaginaires du cerveau, avec un art plus profond que celui de Phidias et de Praxitèle, des cités et des temples qui dépassent en splendeurs Babylone ou Hécatompylos, et, du chaos d’un sommeil plein de songes, tu évoques à la lumière du soleil les visages des beautés depuis longtemps ensevelies et les physionomies familières et bénies, nettoyées des outrages de la tombe. Toi seul, tu donnes à l’homme ces trésors et tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et puissant opium ! »

  Baudelaire ne traduit pas intégralement le livre de de Quincey. Il en détache les morceaux les plus saillants, qu’il relie par une analyse entremêlée de digressions et de réflexions philosophiques, de manière à former un abrégé qui représente l’œuvre entière. Rien de plus curieux que les détails biographiques qui ouvrent ces confessions et racontent la fuite de l’écolier pour se soustraire à la tyrannie de ses tuteurs, sa vie errante, misérable et famélique à travers ce grand désert de Londres, son séjour dans ce logis transformé en galetas par la négligence du proprétaire, sa liaison avec la petite servante demi-idiote et Ann, une pauvre fille, triste violette de trottoir, innocente et virginale jusque dans la prostitution, sa rentrée en grâce auprès de sa famille et sa prise de possession d’une fortune assez considérable pour lui permettre de se livrer à ses études favorites au fond d’un charmant cottage, en compagnie d’une noble femme qu’Oreste de l’opium il appelle son Electre. Car déjà il a pris, à la suite de douleurs névralgiques, l’habitude indéracinable du poison dont il absorbait bientôt, sans résultat fâcheux, la dose énorme de quarante grains par jour. Il est peu de poésies, même chez Byron, Coleridge et Shelley, qui dépassent en magnificence étrange et grandiose les rêves de de Quincey. Aux visions les plus éclatantes et qu’illuminent des lueurs argentines et bleues de paradis ou d’Élysée en succèdent d’autres plus sombres que l’Érèbe et auxquelles on peut appliquer ces vers effrayants du poëte : « C’était comme si un grand peintre eût trempé son pinceau dans la noirceur du tremblement de terre et de l’éclipse. »

  De Quincey, qui était un humaniste des plus distingués et des plus précoces, — il savait le grec et le latin à dix ans, — avait toujours pris beaucoup de plaisir à la lecture de Tite-Live, et ces mots consul romanus résonnaient à son oreille comme une formule magique et péremptoirement irrésistible. Ces cinq syllabes éclataient à son oreille avec des vibrations de trompettes sonnant des fanfares triomphales, et, lorsque, dans son rêve, des multitudes ennemies luttaient sur un champ de bataille éclairé d’une lueur livide avec des râles et des piétinements sourds, pareils au bruit lointain des grandes eaux, tout à coup une voix mystérieuse criait ces mots qui dominaient tout : Consul romanus. Un grand silence se faisait, oppressé d’une attente anxieuse, et le consul apparaissait monté sur un cheval blanc, au milieu de l’immense fourmilière, comme le Marius de la Bataille des Cimbres, par Decamps, et, d’un aeste fatidique, décidait la victoire.

  D’autres fois, des personnages entrevus dans la réalité se mêlaient à ses rêves et les hantaient comme des spectres obstinés que ne peut chasser aucune formule d’exorcisme. Un jour de l’année 1813, un Malais, au teint jaune et bilieux, aux yeux tristement nostalgiques venant de Londres et cherchant à gagner quelque port, ne sachant d’ailleurs pas un seul mot d’aucune langue européenne, vint frapper, pour s’y reposer un peu, à la porte du cottage. Ne voulant pas rester court devant ses domestiques et ses voisins, de Quincey lui parla grec ; l’Asiatique répondit en malais et l’honneur fut sauf. Après lui avoir donné quelque argent, le maître du cottage, avec cette charité qui pousse le fumeur à offrir un cigare au pauvre diable qu’il suppose depuis longtemps privé de tabac, fit cadeau au Malais d’un gros morceau d’opium, que le Malais avala d’une bouchée. Il y avait de quoi tuer sept ou huit personnes non entraînées ; mais l’homme au teint jaune avait probablement l’habitude du poison, car il partit avec les marques d’une reconnaissance et d’une satisfaction indicibles. On ne le revit plus, du moins physiquement, mais il devint un des hôtes les plus assidus des visions de de Quincey. Le Malais à la face safranée et aux prunelles étrangement noires était comme une espèce de génie de l’extrême Orient, qui avait les clefs de l’Inde, du Japon, de la Chine et autres pays jetés, par rapport au reste du globe, dans un éloignement chimérique et impossible. Comme on obéit à un guide qu’on
n’a pas appelé, mais qu’il faut suivre par une de ces fatalités que le rêve admet, de Quincey, sur les pas du Malais s’enfonçait dans des régions d’une antiquité fabuleuse et d’une bizarrerie inexprimable qui lui causaient une profonde terreur. « Je ne sais, disait-il dans ses confessions, si d’autres personnes partagent mes sentiments à ce point, mais j’ai souvent pensé que, si j’étais forcé de quitter l’Angleterre et de vivre en Chine parmi les modes, les manières et les décors de la vie chinoise, je deviendrais fou… Un jeune Chinois m’apparaît comme un être antédiluvien… En Chine surtout, négligeant ce qu’elle a de commun avec le reste de l’Asie méridionale, je suis terrifié par les modes de la vie, par les usages, par une répugnance absolue, par une barrière de sentiments qui nous séparent d’elle et sont trop profonds pour être analysés ; je trouverais plus commode de vivre avec des Lunatiques ou avec des brutes. »

  Avec une malicieuse ironie, le Malais, qui semblait comprendre cette répugnance du mangeur d’opium, avait soin de le conduire au milieu de villes immenses, aux tours de porcelaine, aux toits recourbés en sabots et ornés de clochettes qui tintinnabulaient sans cesse, aux rivières chargées de jonques et traversées par des dragons sculptés en forme de ponts, aux rues encombrées d’une innombrable population de magots agitant leurs petites têtes coupés d’yeux obliques, agitant comme des rats leurs queues frétillantes et murmurant, avec force révérences, des monosyllabes complimenteurs.

 

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