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Collected Poetical Works of Charles Baudelaire

Page 12

by Charles Baudelaire


  On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,

  Vivait en se multipliant.

  Et ce monde rendait une étrange musique,

  Comme l’eau courante et le vent,

  Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rhythmique

  Agite et tourne dans son van.

  Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,

  Une ébauche lente à venir

  Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève

  Seulement par le souvenir.

  Derrière les rochers une chienne inquiète

  Nous regardait d’un œil fâché,

  Épiant le moment de reprendre au squelette

  Le morceau qu’elle avait lâché.

  — Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,

  À cette horrible infection,

  Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,

  Vous, mon ange et ma passion !

  Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,

  Après les derniers sacrements,

  Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,

  Moisir parmi les ossements.

  Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine

  Qui vous mangera de baisers,

  Que j’ai gardé la forme et l’essence divine

  De mes amours décomposés !

  XXXI. DE PROFUNDIS CLAMAVI

  J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime,

  Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.

  C’est un univers morne à l’horizon plombé,

  Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème ;

  Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,

  Et les six autres mois la nuit couvre la terre ;

  C’est un pays plus nu que la terre polaire ;

  Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois !

  Or il n’est pas d’horreur au monde qui surpasse

  La froide cruauté de ce soleil de glace

  Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos ;

  Je jalouse le sort des plus vils animaux

  Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,

  Tant l’écheveau du temps lentement se dévide !

  XXXII. LE VAMPIRE

  Toi qui, comme un coup de couteau,

  Dans mon cœur plaintif est entrée ;

  Toi qui, forte comme un troupeau

  De démons, vins, folle et parée,

  De mon esprit humilié

  Faire ton lit et ton domaine ;

  — Infâme à qui je suis lié

  Comme le forçat à la chaîne,

  Comme au jeu le joueur têtu,

  Comme à la bouteille l’ivrogne,

  Comme aux vermines la charogne,

  — Maudite, maudite sois-tu !

  J’ai prié le glaive rapide

  De conquérir ma liberté,

  Et j’ai dit au poison perfide

  De secourir ma lâcheté.

  Hélas ! le poison et le glaive

  M’ont pris en dédain et m’ont dit :

  « Tu n’es pas digne qu’on t’enlève

  À ton esclavage maudit,

  Imbécile ! — de son empire

  Si nos efforts te délivraient,

  Tes baisers ressusciteraient

  Le cadavre de ton vampire ! »

  XXXIII.

  Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive,

  Comme au long d’un cadavre un cadavre étendu,

  Je me pris à songer près de ce corps vendu

  À la triste beauté dont mon désir se prive.

  Je me représentai sa majesté native,

  Son regard de vigueur et de grâces armé,

  Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,

  Et dont le souvenir pour l’amour me ravive.

  Car j’eusse avec ferveur baisé ton noble corps,

  Et depuis tes pieds frais jusqu’à tes noires tresses

  Déroulé le trésor des profondes caresses,

  Si, quelque soir, d’un pleur obtenu sans effort

  Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles !

  Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.

  XXXIV. REMORDS POSTHUME

  Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,

  Au fond d’un monument construit en marbre noir,

  Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir

  Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ;

  Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse

  Et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir,

  Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,

  Et tes pieds de courir leur course aventureuse,

  Le tombeau, confident de mon rêve infini

  (Car le tombeau toujours comprendra le poëte),

  Durant ces longues nuits d’où le somme est banni,

  Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,

  De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »

  — Et le ver rongera ta peau comme un remords.

  XXXV. LE CHAT

  Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;

  Retiens les griffes de ta patte,

  Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,

  Mêlés de métal et d’agate.

  Lorsque mes doigts caressent à loisir

  Ta tête et ton dos élastique,

  Et que ma main s’enivre du plaisir

  De palper ton corps électrique,

  Je vois ma femme en esprit. Son regard,

  Comme le tien, aimable bête,

  Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

  Et, des pieds jusques à la tête,

  Un air subtil, un dangereux parfum,

  Nagent autour de son corps brun.

  XXXVI. DUELLUM

  Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leurs armes

  Ont éclaboussé l’air de lueurs et de sang.

  — Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes

  D’une jeunesse en proie à l’amour vagissant.

  Les glaives sont brisés ! comme notre jeunesse,

  Ma chère ! Mais les dents, les ongles acérés,

  Vengent bientôt l’épée et la dague traîtresse.

  — Ô fureur des cœurs mûrs par l’amour ulcérés !

  Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces

  Nos héros, s’étreignant méchamment, ont roulé,

  Et leur peau fleurira l’aridité des ronces.

  — Ce gouffre, c’est l’enfer, de nos amis peuplé !

  Roulons-y sans remords, amazone inhumaine,

  Afin d’éterniser l’ardeur de notre haine !

  XXXVII. LE BALCON

  Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,

  Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !

  Tu te rappelleras la beauté des caresses,

  La douceur du foyer et le charme des soirs,

  Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !

  Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon,

  Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.

  Que ton sein m’était doux ! que ton cœur m’était bon !

  Nous avons dit souvent d’impérissables choses

  Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.

  Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

  Que l’espace est profond ! que le cœur est puissant !

  En me penchant vers toi, reine des adorées,

  Je croyais respirer le parfum de ton sang.

  Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

  La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison,

  Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,

  Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison !

  Et tes pieds s’endormaient dans mes mains fraternelles.

  La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloi
son.

  Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses,

  Et revis mon passé blotti dans tes genoux.

  Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses

  Ailleurs qu’en ton cher corps et qu’en ton cœur si doux ?

  Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses !

  Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,

  Renaîtront-ils d’un gouffre interdit à nos sondes,

  Comme montent au ciel les soleils rajeunis

  Après s’être lavés au fond des mers profondes ?

  — Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !

  XXXVIII. LE POSSÉDÉ

  Le soleil s’est couvert d’un crêpe. Comme lui,

  Ô Lune de ma vie ! emmitoufle-toi d’ombre ;

  Dors ou fume à ton gré ; sois muette, sois sombre,

  Et plonge tout entière au gouffre de l’Ennui ;

  Je t’aime ainsi ! Pourtant, si tu veux aujourd’hui,

  Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,

  Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,

  C’est bien ! Charmant poignard, jaillis de ton étui !

  Allume ta prunelle à la flamme des lustres !

  Allume le désir dans les regards des rustres !

  Tout de toi m’est plaisir, morbide ou pétulant ;

  Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ;

  Il n’est pas une fibre en tout mon corps tremblant

  Qui ne crie : Ô mon cher Belzébuth, je t’adore !

  XXXIX. UN FANTOME

  I

  les ténèbres

  Dans les caveaux d’insondable tristesse

  Où le Destin m’a déjà relégué ;

  Où jamais n’entre un rayon rose et gai ;

  Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,

  Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur

  Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ;

  Où, cuisinier aux appétits funèbres,

  Je fais bouillir et je mange mon cœur,

  Par instants brille, et s’allonge, et s’étale

  Un spectre fait de grâce et de splendeur.

  À sa rêveuse allure orientale,

  Quand il atteint sa totale grandeur,

  Je reconnais ma belle visiteuse :

  C’est Elle ! sombre et pourtant lumineuse.

  II

  le parfum

  Lecteur, as-tu quelquefois respiré

  Avec ivresse et lente gourmandise

  Ce grain d’encens qui remplit une église,

  Ou d’un sachet le musc invétéré ?

  Charme profond, magique, dont nous grise

  Dans le présent le passé restauré !

  Ainsi l’amant sur un corps adoré

  Du souvenir cueille la fleur exquise.

  De ses cheveux élastiques et lourds,

  Vivant sachet, encensoir de l’alcôve,

  Une senteur montait, sauvage et fauve,

  Et des habits, mousseline ou velours,

  Tout imprégnés de sa jeunesse pure,

  Se dégageait un parfum de fourrure.

  III

  le cadre

  Comme un beau cadre ajoute à la peinture,

  Bien qu’elle soit d’un pinceau très-vanté,

  Je ne sais quoi d’étrange et d’enchanté

  En l’isolant de l’immense nature,

  Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,

  S’adaptaient juste à sa rare beauté ;

  Rien n’offusquait sa parfaite clarté,

  Et tout semblait lui servir de bordure.

  Même on eût dit parfois qu’elle croyait

  Que tout voulait l’aimer ; elle noyait

  Dans les baisers du satin et du linge

  Son beau corps nu, plein de frissonnements,

  Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements,

  Montrait la grâce enfantine du singe.

  IV

  le portrait

  La Maladie et la Mort font des cendres

  De tout le feu qui pour nous flamboya.

  De ces grands yeux si fervents et si tendres,

  De cette bouche où mon cœur se noya,

  De ces baisers puissants comme un dictame,

  De ces transports plus vifs que des rayons,

  Que reste-t-il ? C’est affreux, ô mon âme !

  Rien qu’un dessin fort pâle, aux trois crayons,

  Qui, comme moi, meurt dans la solitude,

  Et que le Temps, injurieux vieillard,

  Chaque jour frotte avec son aile rude…

  Noir assassin de la Vie et de l’Art,

  Tu ne tueras jamais dans ma mémoire

  Celle qui fut mon plaisir et ma gloire !

  XL

  Je te donne ces vers afin que si mon nom

  Aborde heureusement aux époques lointaines,

  Et fait rêver un soir les cervelles humaines,

  Vaisseau favorisé par un grand aquilon,

  Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,

  Fatigue le lecteur ainsi qu’un tympanon,

  Et par un fraternel et mystique chaînon

  Reste comme pendue à mes rimes hautaines ;

  Être maudit à qui, de l’abîme profond

  Jusqu’au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond !

  — Ô toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,

  Foules d’un pied léger et d’un regard serein

  Les stupides mortels qui t’ont jugée amère,

  Statue aux yeux de jais, grand ange au front d’airain !

  XLI. SEMPER EADEM

  « D’où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,

  Montant comme la mer sur le roc noir et nu ? »

  — Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,

  Vivre est un mal ! C’est un secret de tous connu,

  Une douleur très-simple et non mystérieuse,

  Et, comme votre joie, éclatante pour tous.

  Cessez donc de chercher, ô belle curieuse !

  Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous !

  Taisez-vous, ignorante ! âme toujours ravie !

  Bouche au rire enfantin ! Plus encor que la Vie,

  La Mort nous tient souvent par des liens subtils.

  Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge,

  Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,

  Et sommeiller longtemps à l’ombre de vos cils !

  XLII. TOUT ENTIÈRE

  Le Démon, dans ma chambre haute,

  Ce matin est venu me voir,

  Et, tâchant à me prendre en faute,

  Me dit : « Je voudrais bien savoir,

  Parmi toutes les belles choses

  Dont est fait son enchantement,

  Parmi les objets noirs ou roses

  Qui composent son corps charmant,

  Quel est le plus doux. » — Ô mon âme !

  Tu répondis à l’Abhorré :

  « Puisqu’en Elle tout est dictame,

  Rien ne peut être préféré.

  Lorsque tout me ravit, j’ignore

  Si quelque chose me séduit.

  Elle éblouit comme l’Aurore

  Et console comme la Nuit ;

  Et l’harmonie est trop exquise,

  Qui gouverne tout son beau corps,

  Pour que l’impuissante analyse

  En note les nombreux accords.

  Ô métamorphose mystique

  De tous mes sens fondus en un !

  Son haleine fait la musique,

  Comme sa voix fait le parfum ! »

  XLIII.

  Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,

  Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,

  À la très-belle, à la très-bonne, à la très-chère,

  Dont le regard divin t’a soudain refleuri ?

  — Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges :

  Rien ne vaut la douceur d
e son autorité ;

  Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,

  Et son œil nous revêt d’un habit de clarté.

  Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,

  Que ce soit dans la rue et dans la multitude,

  Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau.

  Parfois il parle et dit : « Je suis belle, et j’ordonne

  Que pour l’amour de moi vous n’aimiez que le Beau ;

  Je suis l’Ange gardien, la Muse et la Madone ! »

  XLIV. LE FLAMBEAU VIVANT

  Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,

  Qu’un Ange très-savant a sans doute aimantés ;

  Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,

  Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

  Me sauvant de tout piége et de tout péché grave,

  Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ;

  Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;

  Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

  Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique

  Qu’ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil

  Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique ;

  Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ;

  Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,

  Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme !

  XLV. RÉVERSIBILITÉ

  Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse,

  La honte, les remords, les sanglots, les ennuis

  Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits

  Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?

  Ange plein de gaîté, connaissez-vous l’angoisse ?

  Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,

  Les poings crispés dans l’ombre et des larmes de fiel,

  Quand la Vengeance bat son infernal rappel,

  Et de nos facultés se fait le capitaine ?

  Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

  Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,

  Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard,

  Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard,

 

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