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Collected Poetical Works of Charles Baudelaire

Page 20

by Charles Baudelaire


  Comme un souvenir est resté ;

  La jarretière, ainsi qu’un œil secret qui flambe,

  Darde un regard diamanté.

  Le singulier aspect de cette solitude

  Et d’un grand portrait langoureux,

  Aux yeux provocateurs comme son attitude,

  Révèle un amour ténébreux,

  Une coupable joie et des fêtes étranges

  Pleines de baisers infernaux,

  Dont se réjouissait l’essaim de mauvais anges

  Nageant dans les plis des rideaux ;

  Et cependant, à voir la maigreur élégante

  De l’épaule au contour heurté,

  La hanche un peu pointue et la taille fringante

  Ainsi qu’un reptile irrité,

  Elle est bien jeune encor ! — Son âme exaspérée

  Et ses sens par l’ennui mordus

  S’étaient-ils entr’ouverts à la meute altérée

  Des désirs errants et perdus ?

  L’homme vindicatif que tu n’as pu, vivante,

  Malgré tant d’amour, assouvir,

  Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante

  L’immensité de son désir ?

  Réponds, cadavre impur ! et par tes tresses roides

  Te soulevant d’un bras fiévreux,

  Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides

  Collé les suprêmes adieux ?

  — Loin du monde railleur, loin de la foule impure,

  Loin des magistrats curieux,

  Dors en paix, dors en paix, étrange créature,

  Dans ton tombeau mystérieux ;

  Ton époux court le monde, et ta forme immortelle

  Veille près de lui quand il dort ;

  Autant que toi sans doute il te sera fidèle,

  Et constant jusques à la mort.

  CXXXVI. FEMMES DAMNÉES

  Comme un bétail pensif sur le sable couchées,

  Elles tournent leurs yeux vers l’horizon des mers,

  Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées

  Ont de douces langueurs et des frissons amers.

  Les unes, cœurs épris des longues confidences,

  Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,

  Vont épelant l’amour des craintives enfances

  Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux ;

  D’autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves

  À travers les rochers pleins d’apparitions,

  Où saint Antoine a vu surgir comme des laves

  Les seins nus et pourprés de ses tentations ;

  Il en est, aux lueurs des résines croulantes,

  Qui dans le creux muet des vieux antres païens

  T’appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,

  Ô Bacchus, endormeur des remords anciens !

  Et d’autres, dont la gorge aime les scapulaires

  Qui, recélant un fouet sous leurs longs vêtements,

  Mêlent, dans le bois sombre et les nuits solitaires,

  L’écume du plaisir aux larmes des tourments.

  Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,

  De la réalité grands esprits contempteurs,

  Chercheuses d’infini, dévotes et satyres,

  Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,

  Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,

  Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains,

  Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,

  Et les urnes d’amour dont vos grands cœurs sont pleins !

  CXXXVII. LES DEUX BONNES SŒURS

  La Débauche et la Mort sont deux aimables filles,

  Prodigues de baisers et riches de santé,

  Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles

  Sous l’éternel labeur n’a jamais enfanté.

  Au poëte sinistre, ennemi des familles,

  Favori de l’enfer, courtisan mal renté,

  Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles

  Un lit que le remords n’a jamais fréquenté.

  Et la bière et l’alcôve en blasphèmes fécondes

  Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs,

  De terribles plaisirs et d’affreuses douceurs.

  Quand veux-tu m’enterrer, Débauche aux bras immondes ?

  Ô Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,

  Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès ?

  CXXXVIII. LA FONTAINE DE SANG

  Il me semble parfois que mon sang coule à flots,

  Ainsi qu’une fontaine aux rhythmiques sanglots.

  Je l’entends bien qui coule avec un long murmure,

  Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure.

  À travers la cité, comme dans un champ clos,

  Il s’en va, transformant les pavés en îlots,

  Désaltérant la soif de chaque créature,

  Et partout colorant en rouge la nature.

  J’ai demandé souvent à des vins captieux

  D’endormir pour un jour la terreur qui me mine ;

  Le vin rend l’œil plus clair et l’oreille plus fine !

  J’ai cherché dans l’amour un sommeil oublieux ;

  Mais l’amour n’est pour moi qu’un matelas d’aiguilles

  Fait pour donner à boire à ces cruelles filles !

  CXXXIX. ALLÉGORIE

  C’est une femme belle et de riche encolure,

  Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.

  Les griffes de l’amour, les poisons du tripot,

  Tout glisse et tout s’émousse au granit de sa peau.

  Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,

  Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,

  Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté

  De ce corps ferme et droit la rude majesté.

  Elle marche en déesse et repose en sultane ;

  Elle a dans le plaisir la foi mahométane,

  Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins,

  Elle appelle des yeux la race des humains.

  Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde

  Et pourtant nécessaire à la marche du monde,

  Que la beauté du corps est un sublime don

  Qui de toute infamie arrache le pardon.

  Elle ignore l’Enfer comme le Purgatoire,

  Et quand l’heure viendra d’entrer dans la Nuit noire,

  Elle regardera la face de la Mort,

  Ainsi qu’un nouveau-né, — sans haine et sans remord.

  CXL. LA BÉATRICE

  Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,

  Comme je me plaignais un jour à la nature,

  Et que de ma pensée, en vaguant au hasard,

  J’aiguisais lentement sur mon cœur le poignard,

  Je vis en plein midi descendre sur ma tête

  Un nuage funèbre et gros d’une tempête,

  Qui portait un troupeau de démons vicieux,

  Semblables à des nains cruels et curieux.

  À me considérer froidement ils se mirent,

  Et, comme des passants sur un fou qu’ils admirent,

  Je les entendis rire et chuchoter entre eux,

  En échangeant maint signe et maint clignement d’yeux :

  — « Contemplons à loisir cette caricature

  Et cette ombre d’Hamlet imitant sa posture,

  Le regard indécis et les cheveux au vent.

  N’est-ce pas grand’pitié de voir ce bon vivant,

  Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle,

  Parce qu’il sait jouer artistement son rôle,

  Vouloir intéresser au chant de ses douleurs

  Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,

  Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques,

  Réciter en hurlant ses tirades publiques ? »

  J’aurais pu (mon orgueil auss
i haut que les monts

  Domine la nuée et le cri des démons)

  Détourner simplement ma tête souveraine,

  Si je n’eusse pas vu parmi leur troupe obscène,

  Crime qui n’a pas fait chanceler le soleil !

  La reine de mon cœur au regard nonpareil,

  Qui riait avec eux de ma sombre détresse

  Et leur versait parfois quelque sale caresse.

  CXLI. UN VOYAGE À CYTHÈRE

  Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux

  Et planait librement à l’entour des cordages ;

  Le navire roulait sous un ciel sans nuages,

  Comme un ange enivré du soleil radieux.

  Quelle est cette île triste et noire ? — C’est Cythère,

  Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,

  Eldorado banal de tous les vieux garçons.

  Regardez, après tout, c’est une pauvre terre.

  — Île des doux secrets et des fêtes du cœur !

  De l’antique Vénus le superbe fantôme

  Au-dessus de tes mers plane comme un arome,

  Et charge les esprits d’amour et de langueur.

  Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,

  Vénérée à jamais par toute nation,

  Où les soupirs des cœurs en adoration

  Roulent comme l’encens sur un jardin de roses

  Ou le roucoulement éternel d’un ramier !

  — Cythère n’était plus qu’un terrain des plus maigres,

  Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.

  J’entrevoyais pourtant un objet singulier !

  Ce n’était pas un temple aux ombres bocagères,

  Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,

  Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,

  Entre-bâillant sa robe aux brises passagères ;

  Mais voilà qu’en rasant la côte d’assez près

  Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,

  Nous vîmes que c’était un gibet à trois branches,

  Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.

  De féroces oiseaux perchés sur leur pâture

  Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,

  Chacun plantant, comme un outil, son bec impur

  Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;

  Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré

  Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,

  Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,

  L’avaient à coups de bec absolument châtré.

  Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,

  Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;

  Une plus grande bête au milieu s’agitait

  Comme un exécuteur entouré de ses aides.

  Habitant de Cythère, enfant d’un ciel si beau,

  Silencieusement tu souffrais ces insultes

  En expiation de tes infâmes cultes

  Et des péchés qui t’ont interdit le tombeau.

  Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !

  Je sentis, à l’aspect de tes membres flottants,

  Comme un vomissement, remonter vers mes dents

  Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;

  Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,

  J’ai senti tous les becs et toutes les mâchoires

  Des corbeaux lancinants et des panthères noires

  Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.

  — Le ciel était charmant, la mer était unie ;

  Pour moi tout était noir et sanglant désormais,

  Hélas ! et j’avais, comme en un suaire épais,

  Le cœur enseveli dans cette allégorie.

  Dans ton île, ô Vénus ! je n’ai trouvé debout

  Qu’un gibet symbolique où pendait mon image…

  — Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage

  De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !

  CXLII. L’AMOUR ET LE CRNE

  VIEUX CUL-DE-LAMPE

  L’Amour est assis sur le crâne

  De l’Humanité

  Et sur ce trône le profane,

  Au rire effronté,

  Souffle gaîment des bulles rondes

  Qui montent dans l’air,

  Comme pour rejoindre les mondes

  Au fond de l’éther.

  Le globe lumineux et frêle

  Prend un grand essor,

  Crève et crache son âme grêle

  Comme un songe d’or.

  J’entends le crâne à chaque bulle

  Prier et gémir :

  « Ce jeu féroce et ridicule,

  Quand doit-il finir ?

  Car ce que ta bouche cruelle

  Éparpille en l’air,

  Monstre assassin, c’est ma cervelle,

  Mon sang et ma chair ! »

  RÉVOLTE

  CXLIII. LE RENIEMENT DE SAINT PIERRE

  Qu’est-ce que Dieu fait donc de ce flot d’anathèmes

  Qui monte tous les jours vers ses chers Séraphins ?

  Comme un tyran gorgé de viande et de vins,

  Il s’endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes.

  Les sanglots des martyrs et des suppliciés

  Sont une symphonie enivrante sans doute,

  Puisque, malgré le sang que leur volupté coûte,

  Les cieux ne s’en sont point encor rassasiés !

  — Ah ! Jésus, souviens-toi du Jardin des Olives !

  Dans ta simplicité tu priais à genoux

  Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous

  Que d’ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives,

  Lorsque tu vis cracher sur ta divinité

  La crapule du corps de garde et des cuisines,

  Et lorsque tu sentis s’enfoncer les épines

  Dans ton crâne où vivait l’immense Humanité ;

  Quand de ton corps brisé la pesanteur horrible

  Allongeait tes deux bras distendus, que ton sang

  Et ta sueur coulaient de ton front pâlissant,

  Quand tu fus devant tous posé comme une cible,

  Rêvais-tu de ces jours si brillants et si beaux

  Où tu vins pour remplir l’éternelle promesse,

  Où tu foulais, monté sur une douce ânesse,

  Des chemins tout jonchés de fleurs et de rameaux,

  Où, le cœur tout gonflé d’espoir et de vaillance,

  Tu fouettais tous ces vils marchands à tour de bras,

  Où tu fus maître enfin ? Le remords n’a-t-il pas

  Pénétré dans ton flanc plus avant que la lance ?

  — Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait

  D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve ;

  Puissé-je user du glaive et périr par le glaive !

  Saint Pierre a renié Jésus… il a bien fait !

  CXLIV. ABEL ET CAÏN

  I

  Race d’Abel, dors, bois et mange ;

  Dieu te sourit complaisamment.

  Race de Caïn, dans la fange

  Rampe et meurs misérablement.

  Race d’Abel, ton sacrifice

  Flatte le nez du Séraphin !

  Race de Caïn, ton supplice

  Aura-t-il jamais une fin ?

  Race d’Abel, vois tes semailles

  Et ton bétail venir à bien ;

  Race de Caïn, tes entrailles

  Hurlent la faim comme un vieux chien.

  Race d’Abel, chauffe ton ventre

  À ton foyer patriarcal ;

  Race de Caïn, dans ton antre

  Tremble de froid, pauvre chacal !

  Race d’Abel, aime et pullule !

  Ton or fait aussi des petits.

  Race de Caïn, cœur qui brûle,

  Prends garde à ces grands appétits.

  Race d’Abel, tu crois et broutes

  C
omme les punaises des bois !

  Race de Caïn, sur les routes

  Traîne ta famille aux abois.

  II

  Ah ! race d’Abel, ta charogne

  Engraissera le sol fumant !

  Race de Caïn, ta besogne

  N’est pas faite suffisamment ;

  Race d’Abel, voici ta honte :

  Le fer est vaincu par l’épieu !

  Race de Caïn, au ciel monte

  Et sur la terre jette Dieu !

  CXLV. LES LITANIES DE SATAN

  Ô toi, le plus savant et le plus beau des Anges,

  Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

  Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

  Ô Prince de l’exil, à qui l’on a fait tort,

  Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,

  Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

  Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,

  Guérisseur familier des angoisses humaines,

  Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

  Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,

  Enseignes par l’amour le goût du Paradis,

  Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

  Ô toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,

  Engendras l’Espérance, — une folle charmante !

  Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

  Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut

  Qui damne tout un peuple autour d’un échafaud,

  Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

  Toi qui sais en quels coins des terres envieuses

  Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,

  Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

  Toi dont l’œil clair connaît les profonds arsenaux

  Où dort enseveli le peuple des métaux,

  Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

  Toi dont la large main cache les précipices

  Au somnambule errant au bord des édifices,

  Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

  Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os

  De l’ivrogne attardé foulé par les chevaux,

  Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

  Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre,

  Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,

 

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