Unreconciled

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Unreconciled Page 12

by Michel Houellebecq


  Avant la guerre, ami, il y poussait du blé.

  Comme une croix plantée dans un sol desséché

  J’ai tenu bon, mon frère;

  Comme une croix de fer aux deux bras écartés.

  Aujourd’hui, je reviens dans la maison du Père.

  La grâce immobile

  La grâce immobile

  Sensiblement écrasante

  Qui découle du passage des civilisations

  N’a pas la mort pour corollaire.

  Le bloc énuméré

  De l’œil qui se referme

  Dans l’espace écrasé

  Contient le dernier terme.

  LES IMMATÉRIAUX

  La présence subtile, interstitielle de Dieu

  A disparu

  Nous flottons maintenant dans un espace désert

  Et nos corps sont à nu.

  Flottant, dans la froideur d’un parking de banlieue

  En face du centre commercial

  Nous orientons nos torses par des mouvements souples

  Vers les couples du samedi matin

  Chargés d’enfants, chargés d’efforts,

  Et leurs enfants se disputent en hurlant des images de Goldorak.

  LE NOYAU DU MAL D’ÊTRE

  Une pièce blanche, trop chauffée, avec de nombreux radiateurs (un peu: salle de cours dans un lycée technique).

  La baie vitrée donne sur les banlieues modernes, préfabriquées, d’une zone semi-résidentielle.

  Elles ne donnent pas envie de sortir, mais rester dans la pièce est un tel désastre d’ennui

  (Tout est déjà joué depuis longtemps, on ne continue la partie que par habitude).

  Sublime abstraction du paysage.

  COURTENAY – AUXERRE NORD.

  Nous approchons des contreforts du Morvan. L’immobilité, à l’intérieur de l’habitacle, est totale. Béatrice est à mes côtés. ‘C’est une bonne voiture’, me dit-elle.

  Les réverbères sont penchés dans une attitude étrange; on dirait qu’ils prient. Quoi qu’il en soit, ils commencent à émettre une faible lumière jaune orangé. La ‘raie jaune du sodium’, prétend Béatrice.

  Déjà, nous sommes en vue d’Avallon.

  Le TGV Atlantique glissait dans la nuit avec une efficacité terrifiante; l’éclairage était discret. Sous les parois de plastique d’un gris moyen, des êtres humains gisaient dans leurs sièges ergonomiques. Leurs visages ne laissaient transparaître aucune émotion. Se tourner vers la fenêtre n’aurait servi à rien: l’opacité des ténèbres était absolue. Certains rideaux, d’ailleurs, étaient tirés; leur vert acide composait une harmonie un peu triste avec le gris sombre de la moquette. Le silence, presque absolu, n’était troublé que par le nasillement léger des walkmans. Mon voisin immédiat, les yeux clos, se retirait dans une absence concentrée. Seul le jeu lumineux des pictogrammes indiquant les toilettes, la cabine téléphonique et le bar Cerbère trahissait une présence vivante dans la voiture; soixante êtres humains y étaient rassemblés.

  Long et fuselé, d’un gris acier relevé de discrètes bandes colorées, le TGV Atlantique n° 6557 comportait vingt-trois voitures. Entre mille cinq cents et deux mille êtres humains y avaient pris place. Nous filions à 300 km/h vers l’extrémité du monde occidental. Et j’eus soudain la sensation (nous traversions la nuit dans un silence feutré, rien ne laissait deviner notre prodigieuse vitesse; les néons dispensaient un éclairage modéré, pâle et funéraire), j’eus soudain la sensation que ce long vaisseau d’acier nous emportait (avec discrétion, avec efficacité, avec douceur) vers le Royaume des Ténèbres, vers la Vallée de l’Ombre de la Mort.

  Dix minutes plus tard, nous arrivions à Auray.

  Il faisait beau; et je marchais le long d’un coteau sec et jaune.

  La respiration sèche et irrégulière des plantes, en été … qui semblent prêtes à mourir. Les insectes grésillent, perçant la voûte menaçante et fixe du ciel blanc.

  Au bout d’un certain temps, quand on marche sous le soleil, en été, la sensation d’absurdité grandit, s’impose et envahit l’espace, on la retrouve partout. Si même au départ vous aviez une direction (ce qui est hélas fort rare … la plupart du temps, on a affaire à une ‘simple promenade’), cette image de but s’évanouit, elle semble s’évaporer dans l’air surchauffé qui vous brûle par petites vagues courtes à mesure que vous avancez sous le soleil implacable et fixe, dans la complicité sournoise des herbes sèches, promptes à brûler.

  Au moment où une chaleur poisseuse commence à engluer vos neurones, il est trop tard. Il n’est plus temps de secouer d’une crinière impatiente les errements aveugles d’un esprit capturé, et lentement, très lentement, le dégoût aux multiples anneaux se love et affermit sa position, bien au centre du trône, le trône des dominations.

  MERCREDI. MAYENCE – VALLÉE DU RHIN – COBLENCE.

  Évidente duplicité de la solitude. Je vois ces vieux assis autour d’une table, il y en a au moins dix. Je pourrais m’amuser à les compter, mais je suis sûr qu’il y en a au moins dix. Et pfuui! Si je pouvais m’envoler au ciel, m’envoler au ciel tout de suite!

  Ils émettent parlant tous ensemble une cacophonie où l’on ne reconnaît que quelques syllabes mastiquées, comme arrachées à coups de dents. Mon Dieu! Qu’il est donc difficile de se réconcilier avec le monde! …

  J’ai compté. Il y en a douze. Comme les apôtres. Et le garçon de café serait-il censé représenter le Christ?

  Et si je m’achetais un tee-shirt ‘Jesus’?

  Je suis difficile à situer

  Dans ce café (certains soirs, bal);

  Ils discutent d’affaires locales,

  D’argent à perdre, de gens à tuer.

  Je vais prendre un café et la note;

  On n’est pas vraiment à Woodstock.

  Les clients du bar sont partis,

  Ils ont fini leurs Martinis,

  Hi hi!

  NICE

  La promenade des Anglais est envahie de Noirs américains

  Qui n’ont même pas la carrure de basketteurs;

  Ils croisent des Japonais partisans de la ‘voie du sabre’

  Et des joggeurs semi-californiens

  Tout cela vers quatre heures de l’après-midi,

  Dans la lumière qui décline.

  L’ART MODERNE

  Impression de paix dans la cour,

  Vidéos trafiquées de la guerre du Liban

  Et cinq mâles occidentaux

  Discutaient de sciences humaines.

  LE JARDIN AUX FOUGÈRES

  Nous avions traversé le jardin aux fougères,

  L’existence soudain nous apparut légère

  Sur la route déserte nous marchions au hasard

  Et, la grille franchie, le soleil devint rare.

  De silencieux serpents glissaient dans l’herbe épaisse,

  Ton regard trahissait une douce détresse

  Nous étions au milieu d’un chaos végétal,

  Les fleurs autour de nous exhibaient leurs pétales.

  Animaux sans patience, nous errons dans l’Eden,

  Hantés par la souffrance et conscients de nos peines,

  L’idée de la fusion persiste dans nos corps:

  Nous sommes, nous existons, nous voulons être encore,

  Nous n’avons rien à perdre. L’abjecte vie des plantes

  Nous ramène à la mort, sournoise, envahissante.

  Au milieu d’un jardin nos corps se décomposent,

  Nos corps décomposés se couvriront de roses.

  LA FILLE

  La fille aux cheveux noirs et aux lèvres très minces

  Que nous connaissons tous sans l’avoir rencontrée

  Ailleurs que dans nos rêves. D’un doigt sec elle pince

  Les boyaux palpitants de nos ventres crevés.

  VÉRONIQUE

  La maison était rose avec des volets bleus,

  Je voyais dans la nuit les traits de ton visage

  L’aurore s’approchait, j’étais un
peu nerveux,

  La lune se perdait dans un lac de nuages

  Et tes mains dessinaient un espace invisible

  Où je pouvais bouger et déployer mon corps

  Et je marchais vers toi, proche et inaccessible,

  Comme un agonisant qui rampe vers la mort.

  Soudain tout a changé dans une explosion blanche,

  Le soleil s’est levé sur un nouveau royaume;

  Il faisait presque chaud et nous étions dimanche,

  Dans l’air ambiant montaient les harmonies d’un psaume.

  Je lisais une étrange affection dans tes yeux

  Et j’étais très heureux dans ma petite niche;

  C’était un rêve tendre et vraiment lumineux,

  Tu étais ma maîtresse et j’étais ton caniche.

  Un champ d’intensité constante

  Balaie les particules humaines

  La nuit s’installe, indifférente;

  La tristesse envahit la plaine.

  Où retrouver le jeu naïf?

  Où et comment? Que faut-il vivre?

  Et à quoi bon écrire des livres

  Dans le désert inattentif?

  Les serpents rampent sous le sable

  (Toujours en direction du Nord)

  Rien dans la vie n’est réparable,

  Rien ne subsiste après la mort.

  Chaque hiver a son exigence

  Et chaque nuit, sa rédemption

  Et chaque âge du monde, chaque âge a sa souffrance,

  S’inscrit dans la génération.

  Ainsi, générations souffrantes,

  Tassées comme des puces d’eau

  Essaient de compter pour zéro

  Les capteurs de la vie absente

  Et toutes échouent, sans trop de drame,

  La nuit va bien recouvrir tout

  Et l’épuisement monogame

  D’un corps enfoncé dans la boue.

  UN ÉTÉ À DEUIL-LA-BARRE

  Reptation des branchages entre les fleurs solides,

  Glissement des nuages et la saveur du vide:

  Le bruit du temps remplit nos corps et c’est dimanche,

  Nous sommes en plein accord, je mets ma veste blanche

  Avant de m’effondrer sur un banc de jardin

  Où je m’endors, je me retrouve deux heures plus loin.

  Une cloche tinte dans l’air serein

  Le ciel est chaud, on sert du vin,

  Le bruit du temps remplit la vie;

  C’est une fin d’après-midi.

  MAISON GRISE

  Le train s’acheminait dans le monde extérieur,

  Je me sentais très seul sur la banquette orange

  Il y avait des grillages, des maisons et des fleurs

  Et doucement le train écartait l’air étrange.

  Au milieu des maisons il y avait des herbages

  Et tout semblait normal à l’exception de moi

  Cela fait très longtemps que j’ai perdu la joie

  Je vis dans le silence, il glisse en larges plages.

  Le ciel est encore clair, déjà la terre est sombre,

  Une fissure en moi s’éveille et s’agrandit

  Et ce soir qui descend en Basse-Normandie

  A une odeur de fin, de bilan et de nombre.

  CRÉPUSCULE

  Des masses d’air soufflaient entre les bosquets d’yeuses,

  Une femme haletait comme en enfantement

  Et le sable giflait sa peau nue et crayeuse,

  Ses deux jambes s’ouvraient sur mon destin d’amant.

  La mer se retira au-delà des miracles

  Sur un sol noir et mou où s’ouvraient des possibles

  J’attendais le matin, le retour des oracles,

  Mes lèvres s’écartaient pour un cri invisible

  Et tu étais le seul horizon de ma nuit;

  Connaissant le matin, seuls dans nos chairs voisines,

  Nous avons traversé, sans souffrance et sans bruit,

  Les peaux superposées de la présence divine

  Avant de pénétrer dans une plaine droite

  Jonchée de corps sans vie, nus et rigidifiés;

  Nous marchions côte à côte sur une route étroite,

  Nous avions des moments d’amour injustifié.

  SOIR SANS BRUME

  Quand j’erre sans notion au milieu des immeubles

  Je vois se profiler de futurs sacrifices,

  J’aimerais adhérer à quelques artifices,

  Retrouver l’espérance en achetant des meubles

  Ou bien croire à l’Islam, sentir un Dieu très doux

  Qui guiderait mes pas, m’emmènerait en vacances,

  Je ne peux oublier ce parfum de partance

  Entre nos mots tranchés, nos vies qui se dénouent.

  Le processus du soir alimente les heures,

  Il n’y a plus personne pour recueillir nos plaintes;

  Entre les cigarettes successivement éteintes,

  Le processus d’oubli délimite le bonheur.

  Quelqu’un a dessiné le tissu des rideaux

  Et quelqu’un a pensé la couverture grise

  Dans les plis de laquelle mon corps s’immobilise;

  Je ne connaîtrai pas la douceur du tombeau.

  Quand la pluie tombait en rafales

  Sur notre petite maison

  Nous étions à l’abri du mal,

  Blottis auprès de la raison.

  La raison est un gros chien tendre

  Et c’est l’opposé de la perte

  Il n’y a plus rien à comprendre,

  L’obéissance nous est offerte.

  Donnez-moi la paix, le bonheur

  Libérez mon cœur de la haine

  Je ne peux plus vivre dans la peur,

  Donnez-moi la mesure humaine.

  L’aube grandit dans la douceur

  Le lait tiédit, petites flammes

  Vibrantes et bleues, petites sœurs

  Lait gonflé comme un sein de femme

  Et le bruit du percolateur

  Dans le silence de la ville;

  Vers le Sud, l’écho d’un moteur;

  Il est cinq heures, tout est tranquille.

  Il existe un pays, plutôt une frontière,

  Où la lumière est douce et pratiquement solide

  Les êtres humains échangent des fragments de lumière,

  Mais ils n’ont pas la moindre appréhension du vide.

  La parabole du désir

  Remplissait nos mains de silence

  Et chacun se sentait mourir,

  Nos corps vibraient de ton absence.

  Nous avons traversé des frontières de craie

  Et le second matin le soleil devint proche

  Il y avait dans le ciel quelque chose qui bougeait,

  Un battement très doux faisait vibrer les roches.

  Les gouttelettes de lumière

  Se posaient sur nos corps meurtris

  Comme la caresse infinie

  D’une divinité – matière.

  LES OPÉRATEURS CONTRACTANTS

  Vers la fin d’une nuit, au moment idéal

  Où s’élargit sans bruit le bleu du ciel central

  Je traverserai seul, comme à l’insu de tous,

  La familiarité inépuisable et douce

  Des aurores boréales

  Puis mes pas glisseront dans un chemin secret,

  À première vue banal

  Qui depuis des années serpente en fins dédales,

  Que je reconnaîtrai.

  Ce sera un matin apaisé et discret;

  Je marcherai longtemps, sans joie et sans regret,

  La lumière très douce des aubes hivernales

  Enveloppant mes pas d’un sourire amical;

  Ce sera un matin lumineux et secret.

  L’entourage se refuse au moindre commentaire;

  Monsieur est parti en voyage.

  Dans quelques jours sûrement il y aura la guerre;

  Vers l’Est le conflit se propage.
r />   LA LONGUE ROUTE DE CLIFDEN

  À l’Ouest de Clifden, promontoire,

  Là où le ciel se change en eau

  Là où l’eau se change en mémoire,

  Tout au bord d’un monde nouveau

  Le long des collines de Clifden,

  Des vertes collines de Clifden,

  Je viendrai déposer ma peine.

  Pour accepter la mort il faut

  Que la mort se change en lumière

  Que la lumière se change en eau

  Et que l’eau se change en mémoire.

  L’Ouest de l’humanité entière

  Se trouve sur la route de Clifden,

  Sur la longue route de Clifden

  Où l’homme vient déposer sa peine

  Entre les vagues et la lumière.

  Le maître enamouré en un défi fictif

  N’affirme ni ne nie en son centre invisible

  Il signifie, rendant tous les futurs possibles

  Il établit, permet un destin positif.

  Ressens dans tes organes la vie de la lumière!

  Respire avec prudence, avec délectation

  La voie médiane est là, complément de l’action,

  C’est le fantôme inscrit au cœur de la matière

  Et c’est l’intersection des multiples émotifs

  Dans un noyau de vide indicible et bleuté

  C’est l’hommage rendu à l’absolue clarté

  La racine de l’amour, le cœur aperceptif.

  PASSAGE

  I. Des nuages de pluie tournoient dans l’air mobile,

  Le monde est vert et gris; c’est le règne du vent.

  Et tout sens se dissout hormis le sens tactile …

  Le reflet des tilleuls frissonne sur l’étang.

  Pour rejoindre à pas lents une mort maritime,

  Nous avons traversé des déserts chauds et blancs

 

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