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Bohemian Flats

Page 3

by Mary Relindes Ellis


  Les citoyens d’Augsbourg ne firent la connaissance d’Adelinde Richter que lorsque les jeunes mariés rentrèrent de leur lune de miel à Paris. Ils virent alors pour la première fois ce que Friedrich Richter avait décrit comme sa grâce enchanteresse, puis ils entendirent sa voix basse et sensuelle, qui déclencha toute une vague de conjectures parmi les commères. Roumaine, elle était déjà suspecte, mais c’était sa beauté ténébreuse – sa chevelure noire et abondante, ses yeux bruns, presque noirs, aux lourds cils, et sa peau olivâtre – qui, selon ces Klatschbasen, était un signe incontestable d’ascendance tzigane. Elle amenait de Bucarest deux chevaux : un magnifique sauteur pur-sang, ainsi qu’un andalou noir qu’elle montait pour se promener et qui participait de temps en temps à des courses officielles, car il pouvait aussi s’avérer très rapide. Cet automne-là, elle fut la seule femme à prendre part au concours hippique d’Augsbourg, dans la catégorie du saut d’obstacles et, bien qu’en amazone, elle gagna facilement. Les Klatschbasen l’observèrent minutieusement durant l’épreuve et guettèrent la façon dont le cheval réagissait à son contact. Elle montait le pur-sang avec une profonde assurance et franchissait sans heurt tous les obstacles. L’un des juges, un ancien colonel de l’armée allemande, avait beaucoup voyagé. Selon lui, personne ne s’y prenait ainsi avec les chevaux, hormis les Mongols, les Turcs et les Tziganes.

  Ensuite, il y avait ceux qui ne croyaient pas qu’Adelinde fût tzigane et affirmaient au contraire que c’était une juive ayant trouvé refuge dans le catholicisme. La petite communauté juive d’Augsbourg était du même avis, mais en l’absence de preuves et sensible au fait de s’être vu attribuer au fil des siècles des caractéristiques qui n’étaient pas vraies, elle ne le disait pas en public. Alexandra Richter était fort contrariée par les chuchotements et les regards indiscrets qu’elle s’attira lorsqu’elle présenta sa bru à la haute société de la ville. Ce fut pourtant elle-même qui, à son insu, attira encore les ragots une fois que son fils et sa bru furent rentrés d’un voyage à Londres, en septembre 1878. Elle confia en effet à Elsa Schneider, sa meilleure amie, autoproclamée protectrice des arts et de la culture à Augsbourg, que son fils et sa belle-fille se seraient noyés à bord du SS Princess Alice si Adelinde ne les avait pas empêchés d’entreprendre le « Voyage au clair de lune » jusqu’à Gravesend et de revenir sur le bateau à aubes qui parcourait la Tamise. Debout sur le quai du Cygne, non loin du pont de Londres, les époux attendaient d’embarquer lorsque Adelinde, se sentant soudain nauséeuse, avait demandé à Immanuel de la ramener à l’hôtel. Le lendemain matin, au réveil, ils avaient appris l’effroyable nouvelle de la collision entre le Princess Alice et le Bywell Castle, énorme transporteur de charbon qui repartait après avoir été repeint en cale sèche. Les six cent cinquante passagers présents à bord du bateau à aubes s’étaient noyés.

  — Que diable un gros charbonnier faisait-il donc sur la Tamise ? avait demandé Immanuel au concierge.

  Il ne lui avait fallu que quelques secondes pour s’apercevoir que le silence de l’homme avait pour cause son chagrin : son frère était second à bord du Princess Alice.

  — Ne trouves-tu pas étrange qu’elle ait eu la nausée avant même d’embarquer ? demanda Elsa.

  — Absolument pas ! répondit Alexandra.

  S’apercevant soudain du tour inquiétant que prenait la conversation, elle mesura Elsa d’un regard désapprobateur.

  — J’ai horreur de voyager sur l’eau. Je ne veux même pas me promener en canot sur le Lech ou le Danube. Ça me rend malade rien que d’y penser. À ma connaissance, Adelinde n’a jamais pris le bateau.

  Mais Elsa répéta cette histoire dès le lendemain après-midi, lors d’une petite réunion entre amies où chacune apportait son ouvrage de dentelle, et tout comme ses mains entremêlaient les fils, elle entremêla son récit de ses propres impressions. Le matin suivant, Alexandra entendit l’une de ses domestiques répéter l’histoire ainsi enjolivée. Elle quitta alors sa demeure de Maximilanstraße et longea les deux immeubles qui la séparaient de la maison baroque plus modeste, mais néanmoins vaste, où résidaient son fils et sa bru, afin de présenter ses excuses à cette dernière et d’élaborer une stratégie visant à limiter le préjudice subi. Ce fut d’un ton contrarié qu’elle raconta l’incident à Adelinde.

  — Elisa Schneider n’est plus mon amie, conclut-elle.

  — Ne vous inquiétez pas, belle-maman, répondit Adelinde.

  Puis elle éclata de rire et posa une main sur son ventre.

  — Il y avait une bonne raison à cette nausée : je suis enceinte.

  — Gott in Himmel ! Seigneur ! C’est merveilleux ! s’écria Alexandra.

  Si elle était transportée à l’idée de devenir grand-mère, elle était également ravie d’avoir des armes lui permettant de contester les répugnantes hypothèses d’Elsa.

  — Je suis tellement contente que vous soyez heureuse, dit Adelinde. Mais ce n’est pas cela qui va empêcher les gens de parler. Je pourrais bien être obligée de soulever cette petite toute nue lors de son baptême pour montrer qu’elle ne porte pas la marque du diable.

  À mesure que la grossesse devenait visible, Alexandra suggéra discrètement à sa bru de mener une existence tranquille à la maison en attendant la naissance du bébé. Mais Adelinde n’avait aucune envie de se retirer à la vue d’autrui uniquement parce que son ventre s’arrondissait. Chaque jour, elle se promenait d’un bon pas et faisait l’essentiel de ses courses au marché plutôt que de laisser une domestique s’en charger. Immanuel et elle continuaient à pratiquer l’équitation dans la propriété familiale, située à la campagne, à vingt milles d’Augsbourg. C’était là un autre signe, affirmaient les Klatschbasen, qu’elle était d’extraction vulgaire, douteuse : seules les Tziganes étaient assez insouciantes et assez hardies pour faire du cheval pendant leur grossesse. Alexandra Richter, qui refusait de prononcer le mot « Tzigane » quand on lui posait la question, répondait invariablement :

  — Elle n’est pas roumaine. Sa famille est hongroise. En Roumanie, ils sont connus sous le nom de Csángó.

  Pour finir, Immanuel pria sa mère de cesser bel et bien ses explications quant aux origines de sa femme. D’après lui, cela ne faisait qu’apporter de l’eau au moulin des ignorants et, pour sa part, il ne répondait jamais aux questions sur les origines ethniques de son épouse, se contentant d’affirmer :

  — Elle est celle que vous voyez.

  Des rumeurs circulaient également sur le compte d’Immanuel. Selon certains, il était athée, toute son instruction l’ayant dépouillé de sa croyance en Dieu. Cependant, il assistait à la messe du dimanche en compagnie de sa famille et observait toutes les fêtes religieuses. Selon d’autres, il était transcendantaliste ou darwiniste – position tout aussi condamnable que l’athéisme car, franchement, qui pouvait s’imaginer que l’homme descendait du singe ? De plus, il croyait dans l’égalité de l’enseignement entre les hommes et les femmes, notion que la ville conservatrice d’Augsbourg n’avait toujours pas saisie mais qui était acceptée dans le nord de l’Allemagne. Il y avait cependant des limites aux rumeurs concernant Immanuel parce qu’il était le fils de l’un des plus importants hommes d’affaires d’Augsbourg. Il était aussi directeur du lycée d’Augsbourg, établissement d’enseignement secondaire laïc et très strict. Ainsi, ceux qui voulaient que leurs fils (et certaines de leurs filles) accèdent par l’instruction à un haut statut social et intellectuel témoignaient de prudence lorsqu’ils donnaient leur opinion sur Herr Professor-Doktor Richter.

  Magdalena naquit l’année suivante, en février. Lorsque le prêtre souleva le bébé pour l’offrir à Dieu au moment du baptême, Alexandra Richter se rappela soudain les propos de sa bru et se demanda si Adelinde savait qu’elle donnerait naissance à une fille : Je pourrais bien être obligée de soulever cette petite toute nue le jour de son baptême pour montrer qu’elle ne porte pas la marque du diable.

  Une fois qu’on lui eut mis dans les bras le bébé nouvellement baptisé et dont le p
oids lui fit verser des larmes de joie, elle rejeta cette idée : il ne s’agissait probablement que d’une coïncidence. Enfin quelqu’un pour qui acheter des robes, songea-t-elle en regardant l’abondante chevelure noire et les yeux en amande de l’enfant.

  *

  * *

  Mais Immanuel et Adelinde avaient beau ignorer les soupçons et les ragots, ceux-ci atteignirent la famille par un autre biais. Un nouveau bébé fournissait aux commères de la ville d’Augsbourg le prétexte idéal pour épier Adelinde et, dès qu’elle sortait promener Magdalena dans son landau, celles-ci se précipitaient. L’une d’elles occupait la mère en lui faisant la causette tandis que deux ou trois autres, penchées au-dessus du nourrisson, simulaient un babillage aux accents maternels pour chuchoter leurs observations et échanger leurs avis. Croyant pouvoir agir sans crainte, certaines écartaient même la couverture qui entourait le visage du bébé afin de mieux observer ses traits. À l’occasion, une ou deux d’entre elles glissaient en cachette le doigt sous son bonnet pour vérifier la forme de ses oreilles, la rondeur de son crâne. Peut-être la petite Magdalena ne comprenait-elle pas leurs propos, mais vers l’âge où elle commença à marcher, elle percevait au travers de leur voix les connotations négatives de leurs murmures. Leur contact la faisait frémir ; elle refusait de répondre aux questions qu’elles lui posaient dans une espèce de langage enfantin et considérait en silence ces femmes et l’homme qui, de temps en temps, se joignait à elles. Toutefois, Alexandra Richter devinait pourquoi sa petite-fille affichait une mine sérieuse en public. Et quand c’était elle qui l’emmenait faire sa promenade quotidienne, ou bien au marché, elle la protégeait de telles inquisitions. Elle mettait une couverture sur le landau et, prétextant que le bébé dormait, elle refusait que quiconque le regarde. Une fois que Magdalena sut marcher, elle la soulevait de son landau pour la prendre dans ses bras quand elle s’arrêtait ; le port aristocratique d’Alexandra Richter décourageait efficacement tous les bavardages inutiles, allusions déplacées et contacts indésirables que l’enfant redoutait.

  Immanuel fut très surpris lorsqu’un jour, au cours d’une conversation ordinaire, un collègue le plaignit d’être le père d’une fillette aussi maussade et taciturne, à tel point qu’il rapporta la conversation à sa famille lors d’un déjeuner dominical chez son frère aîné. Depuis le coin du salon où elle jouait en compagnie d’une domestique, Magdalena leva les yeux ; les portes de la pièce et de la salle à manger étaient en effet ouvertes afin que les adultes puissent la surveiller. Son père et sa mère lui tournaient le dos, mais elle apercevait le visage de sa grand-mère, assise à l’autre bout de la table. Alexandra Richter haussait les sourcils en signe d’exaspération.

  — J’étais stupéfait, poursuivit son père. C’est une enfant très gaie et très bavarde, ici comme à la maison.

  — Doux Seigneur, Immanuel ! Comment pouvez-vous être tous les deux à la fois aussi instruits et aussi ignorants ? répondit Alexandra sur un ton de reproche. Ne laissez pas ces gens-là parler à Magdalena sans être présents vous-mêmes. Croyez-vous qu’elle n’entend rien ? Qu’elle ne comprend rien ? J’espère sincèrement que non, parce que vous seriez alors aussi mauvais qu’eux. Magdalena est une petite fille très intelligente et ce depuis qu’elle est née.

  — Tu veux dire que nous devrions la protéger ? demanda Immanuel. La garder enfermée à la maison ? Sauf erreur de ma part, tu n’as jamais rien fait de tel avec nous.

  — C’est différent, insista Alexandra.

  — Je ne crois pas que ce soit aussi grave que ce que tu prétends, rétorqua-t-il. Elle devra avoir affaire à ces gens-là pour le restant de ses jours. Comme nous tous. En fait, elle a acquis l’expérience dont elle aura besoin pour survivre dans cette ville. Nous ne pouvons pas la protéger du moindre commérage ridicule. Elle a appris le meilleur moyen de se défendre face à ce genre de rencontres : regarder fixement à son tour et ne rien dire.

  — Immanuel a raison, ajouta Adelinde. Magdalena va très bien quand elle est à la maison et entourée de personnes à qui elle fait confiance. Elle rit et joue comme n’importe quelle autre enfant, poursuivit-elle en prenant une tartelette aux cerises. Je ne suis pas aussi dure que vous le croyez. J’aime ma fille du fond du cœur et je la protégerai. Moi, j’ai dû subir la même chose. Mais j’ai appris qu’aucun d’entre nous ne peut prétendre à une seule vie, il nous faut donc tous adopter au moins deux vies : une publique et une privée.

  — Naturellement, répondit Alexandra. Je veux seulement dire qu’il y a des manières moins brutales d’enseigner cette conduite, il faut l’inculquer en douceur. Vous auriez pu vous contenter de lui tremper les orteils, pour ainsi dire, au lieu de l’immerger totalement dans l’eau. Je crains qu’elle ne se renferme sur elle-même, qu’elle n’aime pas les gens.

  — Je ne veux pas qu’elle se renferme sur elle-même, belle-maman, répondit Adelinde. Mais une saine dose de prudence envers son prochain est indispensable. Qui et quoi redouter le plus en ce monde ?

  — Les autres, répondit Friedrich Richter.

  Il regarda derrière eux en direction du salon et fit un clin d’œil : Magdalena se tenait sur le seuil de la salle à manger.

  Les craintes d’Alexandra se révélèrent justifiées : Magdalena développa une profonde antipathie envers les adultes. Ceux-ci considéraient les enfants comme des êtres dépourvus d’entendement, incapables d’interpréter la subtilité du ton et encore moins de la conversation. Mais plutôt que de devenir amère, elle les convoquait dans ses rêveries, leur faisait incarner leur vrai rôle : elle se figurait les Klatschbasen sous les traits de sorcières ou de mages bouffis planant dans les airs, et qui se dégonflaient sous les pierres qu’elle leur lançait dans le jardin. Cependant, elle aussi faisait des rêves sur lesquels elle n’avait aucun contrôle, et d’une telle vivacité qu’elle avait du mal à croire qu’elle ne les avait pas vécus. Dans l’un des tout premiers, elle luttait au cœur d’un endroit très sombre pendant une période indéterminée avant d’être aveuglée par une lumière blanche. À l’âge de cinq ans, tandis qu’elle jouait dans l’enceinte du jardin à l’arrière de la maison, après une douce ondée, elle reconnut non sans hésitation ce dont il s’agissait. Elle était en train d’observer des vers qui sortaient de terre pour ramper à travers l’herbe humide en levant de temps à autre leur tête aveugle sous la lumière opalescente des nuages qui diminuaient peu à peu. Puis apparut le soleil tout entier et Magdalena regarda les nuages se dérober à ses rayons. Elle ramassa l’un des vers en train de se rétracter et referma les doigts sur lui pour qu’il soit de nouveau abrité par la nuit. En sentant vigoureusement onduler cette vie souterraine, elle conclut qu’elle-même avait jadis été un ver.

  Elle entretint cette croyance une semaine durant, jusqu’à ce que sa mère, un mois avant la naissance de son second enfant, lui explique de façon aussi neutre que possible – eu égard à son jeune âge – comment on faisait les bébés et on les mettait au monde.

  — C’est une chose que tu ne dois pas répéter, conclut-elle. Non qu’elle ne soit pas vraie. Ton père et moi, nous croyons qu’il est bon de dire la vérité chaque fois que c’est possible. Mais d’autres parents se sentent beaucoup moins à l’aise pour parler de certains sujets à leurs enfants, comme celui-ci, et c’est un fait que nous devons respecter.

  Magdalena était muette de stupéfaction. Son rêve n’était pas un rêve : c’était un souvenir.

  Elle posa une main sur le ventre de sa mère.

  — Il fait noir, là-dedans.

  — Oui, j’imagine.

  — Elle ne peut pas me voir.

  — Pourquoi dis-tu « elle » ? demanda sa mère d’une voix étrange. Ce pourrait être un garçon.

  Magdalena la regarda fixement, sans pour autant retirer la main de son ventre. Elle savait qu’elle avait raison. C’était une fille. Mais le fait de le dire tout haut avait rendu sa mère perplexe. Elle resta un instant silencieuse et prit le temps de réfléchir à une autre réponse.

  — Je pense
que c’est une fille.

  — Voilà qui est mieux, dit sa mère, non sans nervosité. Avant la naissance, personne ne peut savoir si c’est une fille ou un garçon.

  Sa mère mentait. Magdalena l’avait vue sortir les vêtements qu’elle-même avait portés étant bébé, y compris les bonnets à rubans et les chemises de nuit à dentelles. Les trois paires de chaussons qu’elle avait tricotées étaient roses. Et même si elle n’avait pas vu ces vêtements ni prêté attention aux chaussons, Magdalena aurait tout de même su que sa mère mentait. Cette brusque certitude lui procura un sentiment mystérieux, dont elle n’arrivait pas à déterminer s’il était bon ou mauvais et qui ressemblait fort aux sensations qu’elle éprouvait à certains moments où, seule dans le jardin, elle restait assise sur le banc qui faisait le tour de l’arbre. Elle avait alors l’impression d’être en suspens dans les airs, comme si le banc et la verdure dont elle était environnée n’étaient qu’un rêve dans lequel elle se trouvait provisoirement, et non la vie réelle. Elle se levait, allait jusqu’aux rosiers de sa mère et enfonçait un bras parmi les tiges afin d’en sentir les épines. Le sang et la douleur causée par les égratignures la ramenaient à la réalité, lui prouvaient qu’elle était mortelle et qu’elle se trouvait dans son jardin, sur terre. La manière dont la scrutait sa mère la confortait dans l’idée qu’elle avait raison quant au sexe du bébé.

 

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