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Bohemian Flats

Page 12

by Mary Relindes Ellis


  — Tu penses à ta mère ? lui demande Alžběta.

  Il opine du chef, puis s’essuie les yeux sur ses manches de chemise.

  — Tu as quinze ans ?

  — Seize.

  — Si jeune… Mais si courageux, pour avoir fait le trajet tout seul. Comment tu t’es procuré l’argent ? Et est-ce que ta mère sait où tu es ?

  Il lui raconte les raisons qui l’ont poussé à quitter l’Allemagne et de quelle façon il s’y est pris. Ses espoirs à propos de l’Amérique et la découverte qu’ici aussi, les gens pouvaient être hostiles.

  — Pour certains Tchèques et Slovaques, c’est sans doute parce qu’il est évident que tu es allé à l’école, que tu n’es pas un de ces Allemands pas très intellectuels. Tu as une place de minotier alors que beaucoup d’immigrants plus âgés en sont encore à travailler dans les emballages. Tu connais l’histoire de la Bohême et du reste de l’Europe centrale ? La force employée par la dynastie des Habsbourg afin d’éradiquer notre langue maternelle ?

  — Oui.

  — À Prague, on est probablement encore en train de se battre pour savoir si les affaires doivent se faire en allemand ou en tchèque.

  — Mais ça, c’est là-bas, proteste-t-il. Je voulais laisser tout ça derrière moi. Je n’en voulais pas ici. Je ne suis pas un aristocrate !

  — Ah, Raimund, soupire-t-elle. Tu découvriras que tu emportes toujours ta culture avec toi et que pour certains, ça peut inclure de vieilles querelles. Mais c’est surtout que tu es nouveau. Jeune, célibataire et joli garçon. Les habitants mettent un moment à s’habituer aux nouvelles têtes. Il y en a d’autres, ici, qui ne sont ni tchèques ni slovaques. On a au moins cinq familles allemandes. On a des familles irlandaises, italiennes, suédoises, norvégiennes, des Russes et un homme originaire de Macédoine, tout juste arrivé cette année. On a un couple de Finlandais – Aino et Kyle Takelo. On a même un juif.

  Raimund n’est pas certain de l’avoir bien comprise, à cause de son accent.

  — Chiffe ? Comment ça ?

  — Ah, s’exclame-t-elle.

  Une main sur la bouche, elle rit au point de trembler de tout son corps. Une fois calmée, elle s’essuie les yeux avec son tablier.

  — Un Jude, souffle-t-elle en allemand. Un juif !

  Et elle s’essuie de nouveau les yeux.

  — J’ai hâte de raconter ça à Zalman : il est chiffe. Zalman est l’un de nos meilleurs tailleurs, et c’est un homme tellement gentil. Son nom de famille, c’est Sokoloff. Je ne sais pas pourquoi il habite ici et non parmi les siens, dans le nord de Minneapolis. Ni pourquoi il n’est pas marié. Il est discret là-dessus. Bon, finis ton koláč et après, on cause.

  Une fois que Raimund a terminé son dessert, Alžběta sort une bouteille de slivovice et deux petits verres.

  — Je pense que tu es un bon garçon et que tu as de bonnes manières, dit-elle après avoir rempli les verres. Donc je vais te dire deux ou trois choses qui vont te faciliter la vie sur les Flats. Des choses que ta mère te dirait si elle habitait ici.

  Il boit une petite gorgée d’alcool de prune.

  — Règle numéro un : ne couche avec aucune femme du coin.

  Il s’étrangle : la liqueur lui brûle la gorge.

  — Tu n’as jamais bu de slivovice ?

  — Si, ment-il tout en suffoquant.

  Et il vide son verre d’un trait.

  — M-m-ma mère ne me dirait jamais ça.

  — Bien sûr qu’elle te le dirait, si elle avait fait la traversée avec toi. Je sais ce qui se passe sur les navires. C’est tout naturel pour un garçon de ton âge ; pas de quoi se sentir gêné.

  — Pourquoi je ne dois pas approcher les femmes du coin ?

  — Raimund ! C’est exactement comme au pays ! Si tu causes des ennuis à une fille ou que tu couches avec la femme d’un autre, ils te tueront. Regarde ce qui s’est passé avec Honza alors que tu n’avais rien fait, sauf parler à cette folle qu’il a pour épouse.

  Elle remplit de nouveau les deux verres.

  — On a un dicton, par ici, que j’aime beaucoup. Tu veux l’entendre ?

  — OK, dit-il en essayant de pratiquer son nouvel accent américain.

  Il prend une plus grande gorgée de liqueur de prune et se prépare à ce qui va suivre.

  — Ne chie pas là où tu manges.

  Sur ce, elle lui remplit encore son verre.

  — Je devrai aller voir en ville…, commence-t-il.

  — Pour ça, oui.

  — Si c’est la première règle, alors quelle est la deuxième ?

  — La deuxième, c’est d’être prudent le dimanche soir. On vend de la bière faite maison, par ici. Les choses ont parfois tendance à déraper. Tu peux te faire tuer aussi comme ça. Je ne veux pas que tu te retrouves mêlé à quoi que ce soit de ce genre.

  — Et la troisième règle ?

  — La troisième, c’est tout le reste. Tu apprendras au fur et à mesure. Mais, ajoute-t-elle en regardant son costume d’occasion, quand tu auras gagné assez d’argent, fais-toi faire un meilleur costume par Zalman.

  Avant qu’il ne parte, elle lui donne une miche de pain de pommes de terre, une bouilloire de soupe et un autre koláč énorme, enveloppé dans un torchon propre. En quittant la maison d’Alžběta, il se sent revigoré, heureux et légèrement ivre. Et comme c’est dimanche, les habitants de Cooper Street se détendent ; ils restent devant chez eux. Ses voisins immédiats lui sourient. Il leur sourit en retour et leur adresse un signe de tête. C’est en rentrant chez lui qu’il est frappé par leur changement d’attitude. Il y a une autre règle, non dite, même si Procházka y a fait allusion : Alžběta Dvořák est la matriarche des Flats et, puisqu’elle l’a accepté, les autres habitants comprennent qu’il est fait pour vivre parmi eux.

  C’est Alžběta qui le présente à Moira O’Flaherty, une couturière de Mill Street, et c’est Mme O’Flaherty qui lui apprend les différents noms attribués jadis au village, selon les vagues d’immigrants qui s’y sont successivement établis. On l’a appelé « les Flats danois », « la Petite Lituanie » et « la Petite Irlande ». Au début des années 1880, on le surnommait « le Coin du Connemara » parce qu’un groupe d’indigents en provenance de cette région y avaient habité et que, tout juste débarqués d’Irlande, ils ne parlaient que le gaélique.

  — Quand ils sont arrivés ici, ils étaient à l’article de la mort. J’imagine qu’ils étaient bien plus nombreux lorsqu’ils avaient quitté l’Irlande, mais ils tombaient comme des mouches sur le navire, lui dit Mme O’Flaherty en regardant le fleuve. Seuls trente d’entre eux sont parvenus jusqu’ici. Les habitants du Connemara sont un peuple fier. En gaélique, mara signifie « de la mer. » Il en faut beaucoup pour séparer un habitant du Connemara de son pays. Ils avaient l’air tellement mal en point au sortir du train qu’un chef de gare a fait parvenir un message à Mme John Fallon. Son mari et elle, des Irlandais parvenus, vivaient dans une des maisons un peu plus coquettes, là-haut, dans le quartier de Seven Corners. Elle aurait pu les ignorer, vu qu’elle était riche, mais non. Elle a placé les familles ici et là chez les autres Irlandais de la ville disposés à les héberger. Ensuite, son mari et un groupe d’amis ont construit une énorme pension avec du bois flotté qu’ils avaient repêché dans le fleuve. Tu connais la pension Červenka ?

  Il fait signe que oui.

  — C’est là que se trouvait la maison d’origine, avant que Honza et ses frères ne la démolissent pour la reconstruire. Et les trente nouveaux arrivants du Connemara y ont emménagé, jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de bâtir leurs propres cabanes. Mme Fallon leur a appris l’anglais pour qu’ils arrivent à trouver du travail. Ils détestaient ça, tu sais. Mais elle leur a dit : « Pas de raison de râler. Vous apprenez l’américain parce que ici vous ne pouvez pas faire sans. » Ces immigrants du Connemara étaient pauvres, mais loin d’être bêtes. L’américain, ce n’est qu’une autre version de l’anglais de la reine. Mais ils l’ont appris. Il le fallait. Exactement comme moi.

  —
Vous êtes du Connemara ? demande-t-il.

  — Non, mais mon mari l’était. Quand on s’est mariés, il ne m’a pas donné d’alliance. Il m’a donné ceci.

  Elle fait alors glisser son châle pour lui révéler un collier en argent orné d’un grand pendentif vert.

  — C’est du marbre du Connemara. Plus précieux que de l’or ou des diamants.

  Il ne lui faut pas plus d’un mois pour découvrir que les Flats inspirent à ceux de la ville autant de crainte que de superstitions, toutes fondées sur quelques vérités mais surtout teintées de la fange de préjugés immémoriaux. Peu importe que vous soyez suédois, irlandais, italien, allemand ou norvégien : une fois que l’on habite les Flats, on est mis dans le même sac que les Slovaques et les Tchèques : on devient Bohêmien.

  L’homme qui lui avait vendu son costume l’avait mis en garde :

  — Moi, à votre place, je chercherais un autre endroit où habiter. Les gens n’ont aucune intelligence, là-bas. Aucun comportement civilisé. Ce sont des émotifs. Comme les femmes.

  Puis, tout en reculant pour voir si le costume allait à Raimund, il avait ajouté :

  — Il leur manque le sens des convenances. Ils sont superstitieux et ne font preuve d’aucune modération quand ils commencent à boire. Maintenant que j’y pense, ils seraient mieux à Saint Paul.

  Quand Raimund lui avait rapporté les propos du tailleur, Alžběta avait éclaté de rire.

  — Je parie qu’il est presbytérien. Tu verras que cette religion n’est pas très différente ici de ce qu’elle est en Europe. Minneapolis est protestante et Saint Paul est catholique. Si tu veux en savoir plus, il faudra que tu ailles te promener dans les deux villes pour comprendre leurs habitants et leurs coutumes. Mais attends que l’hiver soit passé, ce sera plus agréable.

  Sur les Flats, l’hiver est rude, d’autant plus rude que la maison n’est pas isolée. Raimund achète à Zalman des chutes de toile de crin servant à rembourrer les fauteuils et les accroche aux fenêtres. Puis, sur les conseils de Honza, il installe un meilleur poêle à charbon. Alžběta lui confectionne une énorme courtepointe et un oreiller, tous deux en plumes, pour le matelas et le lit qu’il a réussi à obtenir gratuitement en ville. Elle lui prépare aussi son déjeuner tous les jours et le soir, il dîne chez elle. Il apprend que cet hiver est assez peu neigeux, mais que c’est ce manque de neige qui le rend si rigoureux.

  Lorsque arrive enfin un printemps singulièrement précoce, Raimund est enchanté. La température s’élève à presque cinq degrés vers la fin du mois de février. En mars, il décide de profiter de ses précieuses journées de repos pour parcourir les deux villes. Il flâne tant dans les quartiers cossus, ceux de la classe moyenne, que dans les quartiers ouvriers ; il longe les rives est et ouest du Mississippi pour voir qui d’autre habite et travaille en bordure du fleuve ; il parle avec les dockers de Saint Paul, mais aussi avec les ouvriers travaillant sur le barrage de Saint-Antoine, non loin des usines Pillsbury A et Washburn C ; il admire les somptueuses maisons de ville au nord de Nicollet Island. Quel contraste avec les autres habitations situées le long du fleuve ! Un jour, tandis qu’il traverse le pont pour gagner le côté sud de l’île, il aperçoit un groupe de policiers de Minneapolis. Ils sont en train de forcer une famille indienne à quitter le tipi qu’elle a dressé parmi les arbres. Il regarde des employés municipaux démonter le tipi, entasser les piquets et empiler les peaux de bête utilisées pour les recouvrir.

  — Ils persistent, dit une voix derrière lui.

  Raimund reconnaît le prêtre de l’église catholique située à quatre rues de l’usine.

  — C’est la cinquième fois qu’on les prend à s’installer ici sans autorisation.

  — Ce sont des Chippewa ? demande Raimund.

  — Non. Des Dakota. C’était leur patrie, autrefois. Mais on vit une autre époque. Ils doivent évoluer, eux aussi. S’adapter. Ainsi va le monde, de nos jours. On leur a proposé de s’abriter dans l’église, mais ils ont refusé.

  Alors qu’il prend congé du prêtre, Raimund devine que cette offre n’était pas aussi simple.

  Au gré de ses promenades, il achète du thé de Chine à la boutique de Yee Sing sur Nicollet Avenue, puis une bouteille de vin à la Maison du Vin, dans Bridge Square. Un autre jour, il arrache un bouton de sa chemise avant d’entrer dans la boutique du tailleur Marienhoff, sur Hennepin Avenue, afin d’avoir un prétexte pour bavarder avec le tailleur allemand pendant qu’il le lui recoud.

  Un matin, il se rend de bonne heure à Saint Paul en tramway. Dans East Third Street, il regarde, fasciné, les feuilles grand format de la Pioneer Press que recrachent d’énormes machines. Ensuite, il s’achète des bonbons à la confiserie de Seventh Street, et apprend que Pellegrini, son propriétaire, a jadis travaillé à l’usine et vécu sur les Flats.

  — J’aime mon commerce et ma nouvelle maison. Mais ce n’est pas pareil. Saluez Alžběta de ma part. C’est elle qui s’est occupée de ma femme à la naissance de nos deux premiers enfants.

  Et il donne à Raimund un sachet de réglisse en plus, pour Alžběta.

  Après s’être arrêté à la serrurerie Miles, dans Jackson Street, afin d’acheter une nouvelle serrure pour sa maison, Raimund décide de rentrer à pied. Comme il attend pour traverser à l’angle de Selby Street et de Dale Street, une voix l’interpelle :

  — Joli garçon. Joo-lii garçon. Viens donc me voir.

  Il lève la tête : une femme est penchée à la fenêtre du premier étage d’une maison en briques bien entretenue et agrémentée d’un auvent rayé. Une autre, plus âgée, apparaît tout près d’elle et lui fait signe d’entrer. Dans ce bordel qui n’est ni tout à fait haut de gamme ni vraiment populaire, il passe un merveilleux après-midi entre deux prostituées. Celle qui l’a interpellé est une créole de Louisiane à la peau caramel et aux cheveux de jais qui lui descendent jusqu’aux cuisses ; l’autre est Noire, aussi grande que lui, aux formes généreuses et dont la peau couleur de ciel nocturne embaume la rose.

  Après les avoir quittées, il prend un tramway jusqu’aux abords de Saint Paul, et de là il continue à pied afin de pouvoir méditer ses découvertes de la journée. Il ne précise quasiment jamais où il habite lors de ses excursions en ville, mais il se débrouille pour introduire le sujet des Flats de façon détournée. Son anglais est impeccable maintenant : non seulement il arrive à dissimuler son accent, mais il parsème aussi son discours d’expressions typiques, afin de donner l’impression qu’il est issu de plusieurs générations d’Américains bien établis. Lorsqu’il se présente, il donne le diminutif de son nom en américain – Ray –, ce qui suffit à teinter la conversation d’une nuance familière.

  Les dockers n’ont absolument aucune opinion sur les Flats, puisqu’ils vivent dans un village de cabanes identiques, à proximité du fleuve.

  Un soir, après le travail, Raimund a demandé au barman et propriétaire du Pračna Saloon, juste à deux rues de Pillsbury A, ce qu’il pensait des Flats.

  — Les ouvriers des usines sont mes clients. Où ils vivent et d’où ils viennent, ça ne me regarde pas, dit-il en achevant de remplir le verre de bière de Raimund. Tant qu’ils paient.

  L’unique réaction positive est donc celle de Pellegrini. Pour le reste, Raimund a le plus souvent entendu que les Slovaques et les Tchèques étaient des barbares : en été, ils cuisinent dehors sur des pierres qu’ils font chauffer ou dans des fours en calcaire, ils cueillent des champignons et des herbes sauvages sur les rives du fleuve et ils fabriquent leur propre bière, qu’ils vendent le dimanche quand les brasseries sont fermées. Par ailleurs, on raconte aussi qu’ils manquent d’ambition parce qu’ils restent sur les Flats, qu’ils se contentent de récupérer les objets dérivant sur le fleuve et supportent en outre tous les insectes qui, l’été durant, volent en nuées au-dessus de la rive et piquent la peau. Ils occupent les emplois les plus serviles : les hommes travaillent dans les scieries et les minoteries, les brasseries et les manufactures. Les femmes blanchissent le linge ou traversent chaque jour
le pont pour aller faire des ménages en ville, quand elles ne font pas un bout de chemin en compagnie des hommes – dont Raimund – pour ensuite gagner la filature de laine North Star située sur l’autre rive, près de l’usine Washburn C.

  — Tu habites le Carré des choux, hein ? lui a demandé un jour un barman irlandais de Hennepin Street.

  L’homme faisait allusion aux vastes potagers où les habitants des Flats cultivent des choux pour préparer la choucroute dont ils se nourrissent au moins deux fois par jour.

  — Comment tu fais ? Jésus, Marie, Joseph ! L’odeur de chou est tellement forte là-bas qu’elle vous brûle les narines. Ça doit vous faire comme du feu qui sort par l’autre côté. Et puis la puanteur du fleuve. Les poissons crevés, la boue. L’odeur de merde. Rien à faire, avait-il dit en secouant la tête. Moi, je pourrais pas. Mais n’empêche que là-bas ils font vraiment une bonne bière.

  Alžběta a raison. Les gens apportent avec eux leur culture, leurs différends culturels, leurs différences religieuses. Une fois aux États-Unis, à mesure que leur destin s’améliore, ils sont libres de modifier la morale propre à leur identité ethnique et finissent souvent par adopter les manières parfois dédaigneuses qui caractérisent la culture anglo-saxonne dominante. D’ailleurs, aux États-Unis, la naissance ne détermine pas la position de l’individu dans la vie : à force de travail, un paysan peut s’élever au rang d’important homme d’affaires, voire occuper une fonction politique. La quantité d’argent ainsi gagné permet également d’acquérir un certain vernis social, mais l’accroissement de la richesse s’accompagne aussi d’une forme de censure que certains appellent les bonnes manières.

 

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