Opération bague au doigt
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Elle insiste tellement sur le mot « changé » qu’elle en perd toute crédibilité.
— Si tu le dis, soupire ma mère en me regardant droit dans les yeux.
Ma lutte contre le champignon récalcitrant ne lui a pas échappé. Elle poursuit :
— Oui, les choses ont changé. Avoir des enfants, se marier… ce n’est plus comme avant. De mon temps, on ne se mariait qu’une fois et on s’arrangeait pour que le mariage tienne.
Et toc ! Ça, c’est pour Miranda qui, heureusement, n’a pas vu que ma mère la fixait. Son regard revient sur Kirk, puis s’arrête sur moi.
— Et on ne se fréquente plus de la même façon avant le mariage. Si je te disais que ton père m’a présentée à sa mère à notre deuxième rendez-vous… Le deuxième !
Cette fois, toute la tablée a reçu le message de ma mère cinq sur cinq. A commencer par Kirk, qui éprouve tout à coup d’énormes difficultés à avaler la bouchée de tagliatelles qu’il avait portée goulûment à sa bouche. En le voyant mastiquer lentement, les yeux ailleurs, j’éprouve soudain le besoin pressant de le protéger. Avec un mélange de tristesse et de colère que je ne parviens pas à exprimer. Rien ne sort de ma bouche.
Fort heureusement, Nonnie prend la parole.
— Si ma mémoire est bonne, sa mère a fait une apparition à la fête à laquelle il t’avait emmenée ce soir-là. Ça devait être pour s’assurer que ses « enfants » ne buvaient pas de bière. Mais nous savions tous ce qu’elle cherchait en réalité. C'était une vraie fouineuse !
Ma mère proteste.
— Tu trouves qu’elle avait tort de surveiller son fils ?
Mais plus personne ne l’écoute. Car Nonnie s’empresse de nous raconter combien grand-mère Anna était connue pour se mêler un peu trop de la vie de son fils. Et elle illustre ses propos de quelques anecdotes croustillantes, pour notre plus grande joie.
— Figurez-vous qu’elle a même essayé de les accompagner pendant leur voyage de noces ! Vous vous rendez compte ? Vous, vous avez de la chance que votre mère ait choisi de vivre chez moi, sinon, vous ne seriez peut-être jamais nés !
Et elle se met à pouffer en faisant un clin d’œil à Artie.
Quelques heures plus tard, je n’arrive toujours pas à oublier ce qu’a dit ma mère. Je traîne encore ses paroles comme un fardeau jusqu’à l’arrêt du bus. Une fois installée dans le bus à côté de Kirk, je m’aperçois qu’il n’est pas plus à l’aise. Il ne dit pas un mot, et le silence se fait de plus en plus pesant entre nous.
Cette soudaine tristesse me laisse perplexe.
C’est alors qu’il me prend la main, l’attire sur son genou et me regarde dans les yeux.
— Ecoute, je veux… enfin, je pense… que dirais-tu de venir avec moi au baptême, Angie ?
J’ai envie de crier de joie, mais mon excitation retombe aussitôt.
— Si c’est à cause de ce qu’a dit ma mère…
— Non, ce n’est pas ça, je t’assure. J’aurais dû t’emmener chez moi depuis longtemps, j’en suis conscient. C’est juste que ma famille…
Il marque une pause, comme s’il n’arrivait pas à trouver ses mots.
— ... je veux dire, elle ne ressemble pas du tout à la tienne.
— Ce n’est peut-être pas plus mal, dis-je avec un petit rire nerveux.
Il se retourne vers moi.
— Tu te moques de moi ? Tu as une famille géniale. Nonnie est tellement chaleureuse, tellement douce. Et puis quel humour ! Sonny et Joey, ce sont un peu les frères que je n’ai pas eus. Quant à ta mère ! Tu sais, la pire chose qu’une femme puisse me faire, c’est flatter ma gourmandise.
Et il éclate de rire.
Je crois qu’il n’a pas tout compris…
— Alors que ma famille… Bien sûr, ils sont sympathiques, une fois qu’on a appris à les connaître. Mais ils sont un peu, comment dire… bizarres.
Le soir même, je donne un coup de fil à Grace.
— Il est adorable, non ? Quand je pense que je n’arrêtais pas de me faire du souci… J’avais peur que ses parents ne m’aiment pas. Et voilà que je découvre que c’est lui qui a peur que je ne les aime pas, eux !
— Adorable, en effet.
— Grace, qu’est-ce qu’il y a? Je pensais que tu serais heureuse pour moi.
— Je suis heureuse pour toi, si c’est ce que tu veux. C’est ce que nous recherchons toutes, non ?
Silence complet pendant de longues minutes. Un silence chargé de sens.
— Grace, tu es sûre que ça va ?
Elle finit par articuler.
— Oh oui, tout va très bien. Je suis juste un peu perturbée. Drew veut m’emmener en week-end pour ce dîner d’affaires et… je ne sais pas, mais alors pas du tout quoi mettre !
J’entends en bruit de fond le tintement des portemanteaux. Je sais qu’elle est là, devant son gigantesque placard, essayant de faire son choix parmi la multitude de tenues à faire pâlir de jalousie un top model…
Je sens que le fossé qui nous sépare s’élargit chaque jour davantage. C'est si simple d’être Grace… Quand on a pour unique souci dans la vie de se demander s’il faut porter du Calvin Klein ou du Donna Karan pour un dîner d’affaires…
Les progrès que je fais pas à pas, laborieusement, pour essayer d’être heureuse signifient-ils seulement quelque chose pour elle ? Non seulement elle a déjà rencontré les parents de Drew, mais elle est même partie en vacances avec eux !
— Bon, je vais te laisser.
— Euh… oui, d’accord. Je te rappelle demain.
Mais je sais qu’elle ne m’appellera pas. Demain soir, elle sera sans doute avec Drew. Et le lendemain, elle aura probablement un dîner bien arrosé avec des collègues qui peuvent se permettre de manger dans des restaurants cinq étoiles…
C’est la vie. Au fil des années, chacun suit son chemin, et les chemins se séparent…
Je raccroche en soupirant. Mon seul réconfort, c’est que je suis au moins sûre de la voir au mariage. Le sien ou le mien ? Ça y est, je suis de nouveau prise de frissons. Toujours cette sensation de peur…
Le lendemain après-midi, tous mes doutes se sont envolés quand j’arrive à Lee & Laurie.
Il faut dire que, ce matin, j’ai annoncé la nouvelle à Colin. Il était ravi et m’a même dit en plaisantant qu’il voulait être mon garçon d’honneur. Ça m’étonnerait fort que Michelle soit moins enthousiaste !
En entrant dans la pièce, je laisse tomber mon sac sur le bureau à côté de la pile de magazines que je compte feuilleter pour passer le temps.
— Je t’annonce que je vais à Newton.
Michelle lève le nez du numéro d’In Style où elle était plongée.
— Chez les parents de Kirk ?
— C’est ça.
Elle lève le pouce en signe de victoire.
— Ouais ! J’en étais sûre, j’en étais sûre…
— Sûre de quoi ? intervient Doreen en faisant pivoter sa chaise avec sa délicatesse habituelle.
Comme je n’ai pas très envie que la pseudo-reine des comploteuses soit au courant de mes petites intrigues personnelles, je réponds brièvement :
— Je vais dans la famille de Kirk pour un baptême.
Roberta, qui vient de raccrocher, se mêle de la conversation.
— Un baptême ? Et c’est qui, la maman ?
— Kate, la sœur de Kirk.
— C’est un garçon ou une fille ? demande-t-elle, toute rose d’excitation.
— Euh, une fille. Kimberly.
Je me demande bien ce que ça peut lui faire, mais je me souviens à temps que c’est à Roberta — la mère épanouie — que je m’adresse !
Doreen intervient :
— Donc tu vas rencontrer ses parents.
— Eh oui ! dis-je en m’asseyant et en sortant le casque de mon tiroir.
Doreen explose de rire… Ça ressemble à un barrissement!
— Je vais te dire, ma vieille ! On ne connaît réellement un homme que quand on connaît ses parents. Est-ce que
je t’ai dit que le père de mon ex était gardien de prison à Rikers Island ? Eh bien, crois-moi, ça m’a ouvert les yeux… Jusque-là, je croyais que les menottes étaient le signe d’une perversion sexuelle sans importance.
— Sikorsky, c’est n’importe quoi ! lance Michelle, écœurée.
Doreen se contente de sourire et de prendre un nouvel appel.
Roberta me dit d’un air rêveur :
— Je me souviens de ma première rencontre avec les parents de Lawrence. Tu sais quoi ? Je crois bien que j’ai flashé sur mon beau-père dès que je l’ai vu.
— Moi aussi, s’exclame Michelle.
Je la regarde avec effarement.
— Toi ? Un faible pour M. Delgrosso ?
Je revois cet homme trapu qui avait la déplorable habitude de nous lorgner un peu trop longtemps quand nous passions près de sa boutique, en sortant du lycée.
— Quoi ! C'est un beau mec, non ?
— Et maintenant, c’est qui la grosse maligne, Delgrosso ? lance Doreen d’un air taquin.
— Je vous remercie d’avoir appelé Lee & Laurie Catalogue…, gazouille Michelle dans son casque en donnant une chiquenaude à sa collègue.
Dire que c’est sur ces filles que je compte pour m’aider ! Soudain la présence de Grace me manque cruellement. J’aimerais tellement la voir, ne serait-ce que pour boire un pot.
— Je vous remercie d’avoir appelé Lee & Laurie Catalogue…
Finalement, répondre à ces appels me fait du bien. Ça m’évite de remuer de sombres pensées. Je réussis même à sympathiser avec une femme qui fait du 95C et qui désespère de savoir si la robe en page trente-cinq de notre catalogue d’été pourrait lui aller. Pourtant, croyez-moi, j’ai d’ordinaire un mal fou à sympathiser avec toutes celles qui ont « du monde au balcon », comme dit Nonnie en parlant des femmes à forte poitrine.
Je finis par convaincre la femme que six dollars quatre-vingt-quinze de frais d’envoi, c’est peu de chose pour cette robe assurément parfaite pour la communion de son neveu…
Je me retourne vers le Comité, et je constate que Michelle et Roberta sont toujours pendues au téléphone. Doreen repart à l’attaque.
— Tu ne comprends donc pas que si tu vas à Newton, tu ne pourras plus faire marche arrière après ? Si tu assistes à une seule réunion de famille, tu devras assister à toutes les suivantes… L'anniversaire du grand-père de soixante-dix ans, la promotion de la sœur… tu n’y couperas pas. « Kirk, où est passée Angela ? Tout va bien entre vous ? » Bientôt, tu ne pourras même plus faire une petite escapade sans que la famille en fasse tout un foin.
Je comprends soudain à quel point le mariage de Doreen a pu être un fiasco. Heureusement, Michelle raccroche au bon moment.
— Ecoute, Doreen, ce n’est tout de même pas la faute de ton ex-mari s’il a épousé une lesbienne !
— C'est vrai, Doreen ? demande Roberta en raccrochant au nez de son interlocuteur. Tu sais, pour nous, ça n’a aucune importance que tu sois…
— Je suis féministe. Ça ne signifie pas que je suis lesbienne.
— Moi aussi, je suis féministe, dit Michelle. Ecoutez, les filles, il y a quand même des choses plus importantes à régler.
Elle se tourne vers moi.
— Bon, alors, qu’est-ce que tu vas mettre ?
Si je me sens un peu coupable de remettre ma vie de couple entre les mains de Michelle, je sais en revanche que pour tous les problèmes de fringues et de mode, c’est Grace la référence ! Je finis par la joindre — avec beaucoup de mal — le soir même, en revenant du boulot. Je la supplie de venir faire les magasins avec moi.
Ça devait être mon jour de chance : Grace allait justement chez Bloomingdale le lendemain à l’heure du déjeuner… Notez bien, ça lui arrive assez souvent. Elle y passe même tellement de temps qu’ils ont pratiquement ouvert un salon d’essayage à son nom !
Elle n’a pas encore réussi à trouver dans sa garde-robe la tenue idéale pour son dîner d’affaires avec Drew, et elle en a conclu qu’un nouvel achat s’imposait. Bien que pour moi il n’y ait pas urgence — il me reste un mois et demi avant la cérémonie —, j’aime autant foncer chez Bloomingdale le plus vite possible. Pour une fois que j’ai une bonne raison de courir les rayons…
Le lendemain, donc, je la suis dans l’Escalator qui nous conduit au deuxième étage.
— Alors, ça y est ? Il t’a demandé de l’accompagner et tu as dit « oui » ?
Je grogne un vague « oui », compte tenu de tous les efforts que j’ai dû déployer pour arriver à mes fins : la ruse, le coup de l’oreiller, sans compter la menace et le chantage, tout y est passé ! Grace ne le sait pas. Je lui ai même soigneusement caché que je m’étais embarquée dans l’habile plan de Michelle, car je crois qu’elle n’approuverait pas. Elle ne pourrait pas comprendre. C’est normal, car pour elle, tout est plus facile : les hommes, les demandes en mariage (je suis sûre que celle de Drew ne va pas tarder) et bien entendu les fringues.
Nous voici arrivées au deuxième, l’étage des stylistes.
A ce moment précis, je comprends que j’ai fait une énorme bourde. En voyant les présentoirs arrangés avec goût et débordant de robes, de hauts et de pantalons à la coupe impeccable, je prends conscience que je n’ai pas mis les pieds dans un grand magasin depuis une éternité ! Je n’ai pourtant rien contre le shopping, bien au contraire. C’est mon péché mignon.
En fait, c’est la fièvre acheteuse qui a failli faire tomber ma carrière d’actrice dans l’oubli dès le départ. Lorsque j’ai abandonné mon boulot de commerciale, je ne me suis pas rendu compte qu’il me faudrait renoncer à bien d’autres choses encore au nom de l’art : par exemple, mon goût pour les jeans bien coupés, la certitude qu’un fond de teint de quarante-cinq dollars m’illuminerait vraiment de l’intérieur, et mon incapacité à dire « non » devant une paire d’escarpins.
Avec le temps, j’ai réussi à mieux gérer mes envies. Mais j’ai encore quelques grosses dettes à éponger. Il y a un an, je me suis trouvée dans une situation particulièrement délicate. En vérifiant mes comptes, j’ai commencé à me demander comment j’allais payer les quatre paires de chaussures que je venais d’acheter (les rendre ne m’a pas traversé l’esprit une seconde!). J’ai parlé de mes déboires financiers à Kirk en le suppliant de m’aider. Il faut dire que Kirk est un petit génie en matière de fiscalité ; il gère son budget comme un champion et possède un solide plan de retraite.
Il m’a aidée à bâtir un projet de désendettement. Malgré quelques rechutes ponctuelles — l’achat d’une nouvelle paire de chaussures ou d’une nouvelle robe lorsqu’un changement de saison ou le lancement d’une nouvelle collection l’exigeaient —, je dois dire que j’ai réussi à rester à flot. J’ai même cru par moments que j’étais libérée de cette obsession qui me poussait à manipuler ma carte de crédit aux dépens de mon bien-être financier et affectif.
A présent, je sais que j’avais tort. Tort de penser que ce besoin d’acheter était désormais sous contrôle. Je suis encore capable de succomber à ce besoin primaire. En sillonnant les rayons de Bloomingdale dans le sillage de Grace, j’ai l’impression que ma carte Visa souffre que je la délaisse au fin fond de mon sac! C'est la fièvre acheteuse dans toute sa splendeur.
Je dépasse stoïquement le rayon des pantalons de coton, car je me suis alloué une somme de cent dollars à ne dépasser à aucun prétexte et exclusivement réservée à l’achat d’une robe pour le baptême.
Mais en regardant Grace faire des essais de drapés avec une totale insouciance, je me sens soudain en manque. Je suis là, les mains vides par peur de trop dépenser, ou par simple frustration.
— Tout est trop cher, ici. Et puis… il n’y a que du noir.
— Pourquoi, tu as quelque chose contre le noir ? Le noir va à tout le monde, réplique Grace.
— Mais je ne peux pas porter du noir pour un baptême, voyons!
— Alors qu’est-ce que tu proposes ?
— Je ne sais pas.
J�
��aperçois un fourreau dans les tons jaunes sur le présentoir derrière moi. Le jaune, c’est pas mal pour ce genre d’événement, non ? Seulement voilà, en jaune, j’ai tout d’un bourdon ! Le rose fait trop petite fille, et le blanc trop virginal. Quant au vert… je préfère laisser tomber.
Grace a raison : seul le noir me va.
Un peu à contrecœur, je choisis donc au hasard des rayons quelques robes pas trop moches ni trop chères. Mon moral remonte d’un cran quand je tombe sur une robe droite dans les bleu ciel, un modèle de Theory. Au moment où je me considère presque libérée de mes vieux démons avec la satisfaction de rester dans le droit chemin, voilà que mes yeux tombent sur l’étiquette. C’est un modèle de Calvin Klein.
Personne ne connaît mon corps aussi bien que Calvin Klein.
Grace fonce directement sur les robes, et je devrais la suivre puisque je n’ai besoin que d’une robe pour le baptême, mais je préfère m’attarder sur un haut moulant brun chocolat. Il me suffit d’effleurer le tissu high-tech pour savoir que je suis perdue ! Le décolleté est suffisamment plongeant pour parvenir à mettre en valeur mes seins, pourtant quasi inexistants, et les bretelles croisées dans le dos font ressortir la courbe de mes épaules (d’après Grace, c’est ce que j’ai de mieux. Moi, j’aurais préféré que ce soient mes fesses…).
Je m’empare du modèle et je découvre que c’est une petite taille. La mienne ! Je le plaque contre moi devant la glace. Il faut absolument que je l’essaye, il n’y a pas d’autre solution.
Idem pour les deux pantalons, la jupe à la coupe funky et les quatre T-shirts que je déniche sur mon passage en allant voir le rayon jeans. Oui, parfaitement, le rayon des jeans. Car je suis de nouveau sous l’emprise du Mal, et je ne vois pas pourquoi j’irais dans un salon d’essayage sans quelques échantillons des nouveaux modèles de pantalons.
Grace est déjà en train de faire la queue devant les salons, les bras chargés de robes soigneusement sélectionnées. Cinq en tout. Je vois ses yeux s’agrandir en me voyant arriver, croulant sous le poids de mon butin.
Je me place sagement dans la file d’attente.