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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 498

by Gustave Flaubert


  Nous avons dîné à Irun, nous avons donc fait un repas en Espagne et fy ai bu du cidre, du vrai cidre, comme en Normandie. La salle était tendue de papier frais et ornée d’une gravure de 25 sols représentant l’Europe en chapeau à plumes. La fille qui nous servait à table était maigre, fanée et vieille ; elle a du être jolie à en juger par son beau regard et par l’expression de gracieuse tristesse qui lui donne quelque chose de doux et de fier comme l’Espagne son pays. Le soir enfin nous avons quitté notre hôtesse avec des poignées de main, après lui avoir acheté des cigarettes, nous être souhaité bonne santé et lui avoir promis notre retour. Ah ! c’est un beau pays que l’Espagne ! On l’aime en mettant le pied sur son seuil et on lui tourne le dos avec tristesse, car je la regrettais comme si je l’avais connue, en m’en retournant, le soir, à Behobie, à pied, et le ciel grondait d’orage le long de la rivière ; chemin faisant nous rencontrions des paysans qui rentraient chez eux, et tous nous saluaient en nous souhaitant buonas noches. La pluie venue, nous nous sommes mis à l’abri dans une étable où s’étaient réfugiées comme nous une mère et sa fille, qui se signaient à chaque éclair ; nous avons repris notre route ; l’abbé, qui lisait son bréviaire, n’a pu continuer, l’eau mouillait son livre, et moi je pensais à Fontarabie, à son soleil et à ses ruines.

  J’étais triste quand j’ai quitté Bayonne et je l’étais encore en quittant Pau ; je pensais à l’Espagne, à ce seul après-midi où j’y fus, ce qui fait que Pau m’a semblé ennuyeux. On m’a assuré le contraire et on a rejeté sa mine rechignee sur le mauvais temps qu’il faisait ; on m’a dit que les jolies femmes ne se montraient qu’au soleil, et il pleuvait fort, la journée que j’y suis resté. Le haras m’a tout autant intéressé que le château d’Henri IV, car j’ai encore mal au cœur du berceau du bon roi. Son petit-fils Louis XVIII l’a fait surmonter d’un casque doré et de drapeaux blancs, de trophées et de fleurs de lis, et tout cela pour une écaille de tortue et deux fourchettes qui dorment dedans à la place du cher monarque. Cela veut-il dire qu’Henri IV ait été un pique-assiette ? Aujourd’hui on répare le château, on recrépit les ruines, on remet du ciment dans les pierres grises, on se joue avec l’histoire. Qu’est-ce que tout cela signifie ? Par amour pour l’art on finira par s’habiller en ligueur quand on sera dans un château du xvi” siècle, et par vivre dans un bal masqué perpétuel. Bref, je suis assommé des châteaux qui rappellent des souvenirs, et des souvenirs comme ceux d’Henri IV, qui est bien l’homme le plus matériel et le plus antipoétique du monde. Si nous rebattons si bien les vieux habits pour les mettre sur nos dos, c’est faute peut-être d’en avoir de neufs.

  L’homme n’est pas content d’avoir le présent et l’avenir, il veut le passé, le passé des autres, et détruit même jusqu’aux ruines. S’il pouvait il vivrait à la fois dans trois siècles et se regarderait dans douze miroirs. Laissez donc un peu couper la faux du temps, ne grattez pas la verdure des vieilles pierres, point de badigeon aux tombeaux et n’ôtez pas les vers de dessus les cadavres pour les embaumer ensuite et vivre avec eux.

  Au delà de Pau, le paysage devient triste, sans être encore grandiose. Il n’y a plus rien ici de la vivacité et de l’hilarité bayonnaises ; à Lourdes, à Argeiès, à Pierrefitte, aux eaux voisines et aux eaux chaudes, les vêtements sont bruns ; comme les troupeaux, les hommes sont laids et petits, beaucoup de goftres chez les femmes ; plus de saillies ni d’éclats, on est triste, l’hiver a été rude, il fait froid, le vent souffle de la montagne, le gave gronde et emporte à chacun un morceau de son champ ; on est éloigné des grandes villes et le transport est cher, et pourtant l’herbe est haute, la culture va jusqu’au haut des montagnes et s’attache aux pans escarpés des rochers. La nature est riche et l’homme est pauvre, d’où cela vient-il ? Si on n’avait devant soi les pics des Pyrénées, on trouverait superbes ces montagnes d’avant-poste, ces paysages si pleins de fraîcheur, ces vallées qui ont l’air d’une corbeille de marbre tapissée d’herbes. J’ai été à pied de Assat aux Eaux-Chaudes, le long du gave qui roulait au fond sous des touffes d’arbres. La route serpente le long d’un côté, suspendue aux rochers, comme un grand lézard blanc qui en suivrait tous les contours ; je marchais vite, écoutant le bruit de l’eau et regardant les sommets de la montagne.

  Tous les établissements thermaux se ressemblent : une buvette, des baignoires et l’éternel salon pour les bals que l’on retrouve à toutes les eaux du monde. La fréquentation des étrangers donne un air plus éveillé aux habitants des eaux qu’à ceux des vallées inférieures, dont le caractère extérieur est plus grave.

  A Saint-Savin, qui domine la vallée d’Argelès par exemple, l’église était remplie d’hommes ; les femmes vêtues complètement de noir avaient l’air de statues. L’église est haute, nue ; les fenêtres sont petites et très élevées ; sa simplicité contraste avec les églises du pays (et notamment celles de Lourdes), qui sont toutes chargées d’ornements dans le goût des églises espagnoles, comme celle de Bétarram.

  Nous avons été au bout de la terrasse du prieuré pour regarder le panorama de quatre vallées qui s’embranchent. De gros nuages flottaient sur les pics de montagnes et l’air était lourd, et cependant la brise montait jusqu’à nous. Au loin on entendait vaguement le bruit du gave dans la vallée ; l’église résonnait de cantiques et des oiseaux chantaient dans les arbres. A l’entrée du prieuré, il y a des bas-reliefs romans, arrachés au cloître détruit, dont on a formé une sorte de haie ; les feuilles de vignes qui montent le long des fûts de pierre battaient sur les feuilles d’acanthe et sur les oiseaux sculptés dans les chapiteaux écornés ; l’enfant qui nous conduisait et le domestique de la maison, étonnés, nous regardaient. Je garderai bon souvenir de Cauterets et de la cordialité de M. Baron, qui nous a menés au lac de Gaube et au Pont d’Espagne. On y va à cheval, ou plutôt on y grimpe sur des rochers éboulés dans le sentier, on gravit en quelques instants à des hauteurs immenses, s’étonnant de la vigueur de son cheval, dont le pied ne glisse pas sur le granit ni sur le marbre et dont le poil, après une journée de fatigue, est aussi sec et aussi dur que les pierres auxquelles il se cramponne. Ce qu’on appelle le Pont d’Espagne est un pont jeté sur le torrent, que l’on traverse environ une heure après la cascade de Cerisey. Alors on entre dans une forêt de sapins, et bientôt vous marchez sur une grande prairie au bout de laquelle se trouve le lac. Sa teinte vert de gris le fait confondre un instant avec l’herbe que vous foulez ; il est uni et calme ; son eau est si calme qu’on dirait une grande glace verte ; au fond se dresse le Vignemale, dont les sommets sont couverts de neige, de sorte que le lac se trouve encaissé dans les montagnes, si ce n’est du côté où vous êtes. Certes, si on y allait seul et qu’on y restât la nuit pour voir la lune se mirer dans ses eaux vertes avec la silhouette des pics neigeux qui le dominent, écoutant le vent casser les troncs de sapins pourris, certes, cela serait plus beau et plus grand ; mais on y va comme on va partout, en partie de plaisir, ce qui fait qu’on n’a pas le loisir d’y rêver ni l’impudeur de se permettre des élans poétiques désordonnés. On arrive à midi, dévoré d’une faim atroce, et l’on s’y empiffre d’excellentes truites saumonées, ce qui ôte à l’imagination toute sa vaporisité et l’empêche de s’élever vers les hautes régions, sur les neiges, pour y planer avec les aigles. Si vous ouvrez l’album que vous présente le maître de la cabane où vous mangez, vous n’y verrez que deux genres d’exclamations : les unes sur la beauté du lac de Gaube, les autres sur la bonté de ses truites ; les secondes sont infiniment plus remarquables sous le rapport littéraire que les premières, ce qui veut dire qu’il n’y a que des sots ou des ventrus qui aient pris la plume pour y signer leur nom et leurs idées.

  Les plus curieuses réflexions :

  “Je me suis chargé d’excellentes truites au lac de Gaube.” (Dantan jeune.)

  “Malgré tous mes efforts la truite n’a pu entrer.” (Villemain.) En regard, un portrait du fin critique.

  “Pour entonner une truite “O truites du lac de Gaube,
que n’êtes-vous des cerises ?” (M. de RéMUSAT. )

  “Quelle bosse je me suis foutue.” (Cousin.)

  Sur le haut d’une page, on lit :

  “Mme Thiers. — N’est-ce pas, bijou chéri, qu’il serait bien doux de mourir ensemble, à côté de ces neiges éternelles, au clair de lune et dans les eaux azurées du lac ?

  “M. Thiers. — Ma petite chatte, ne parlons pas politique.”

  Un jour Chateaubriand se trouvait au lac de Gaube avec quelques amis, tous mangeant assis sur ce même banc où nous avons déjeuné. On s’extasiait sur la beauté du lac : “J’y vivrais bien toujours”, disait Chateaubriand. — “Ah ! vous vous ennuieriez ici à mourir”, reprit une dame de la société. — “Qu’est-ce que cela, répartit le poète en riant, je m’ennuie toujours !” (Rapporté par M. Caron.)

  J’ai la prétention de n’être exclusivement ni l’un ni l’autre (c’est pour cela que je n’ai rien écrit sur l’album ni pour les truites ni pour le lac, gardant mes impressions pour moi seul) et moins ridicule donc que tous les poètes qui sont venus au lac de Gaube. Je n’en dirai rien, ni du Marcado non plus, forêt couverte de sapins noirs et où les branches pourries sont tombées en travers de la route. Je fais comme nos chevaux, je saute par làdessus, ayant bien plus peur qu’eux de m’y casser le cou.

  Jusqu’à présent ce que j’ai vu de plus beau, c’est Gavarnie. On part de Luz le matin et on n’y revient que le soir au jour tombant ; la course est longue et dangereuse, on marche peut-être pendant trois lieues au bord d’un précipice de 500 pieds, sans éprouver le moindre sentiment d’inquiétude, confiance qu’il est difficile d’expliquer et que tout le monde éprouve malgré soi. Quand vous avez passé l’échelle et le pic de Bergun, la montagne s’écarte du gave pour un instant, vous étale une prairie qui embaumait de foin coupé ; elle se resserre bientôt et déploie toutes ses splendeurs tragiques au Chaos. Ainsi nomme-t-on un lieu plein de rochers entassés les uns sur les autres, comme un champ de bataille d’un combat de montagnes où ces cadavres immenses seraient restés, écroulés sans doute un jour d’avalanche ; je ne me rappelle plus quand, mais tout l’effroi de leur chute reste encore dans leur nom de Chaos, dans toute la contrée ; le gave passe à travers et se cabre contre eux sans les ébranler. Tout s’oublie vite quand on arrive dans le cirque de Gavarnie. C’est une enceinte de deux lieues de diamètre, enfermée dans un cercle de montagnes dont tous les sommets sont couverts de neige et du fond de laquelle tombe une cascade. A gauche, la brèche de Roland et la carrière de marbre, et le sol sur lequel on s’avance, et qui de loin semblait uni, monte par une pente si raide qu’il faut s’aider des mains et des genoux pour arriver au pied de la cascade ; la terre glisse sous vos pas, les roches roulent et s’en vont dans le gave, la cascade mugit et vous inonde de sa poussière d’eau.

  Le temps était pur, et les masses grises des montagnes du Marboré, bordées de neige, se détachaient dans le bleu du ciel et au-dessus d’elles roulaient quelques petits nuages blancs dont le soleil illuminait les contours. On reste ravi, et l’esprit flotte dans l’air, monte le long des rochers, s’en allant vers le ciel avec la vapeur des cascades.

  C’est en côtoyant le pied de la montagne que l’on arrive au pont de neige. A l’entrée, nous trouvâmes enseveli un aigle que sans doute l’avalanche aura pris dans son vol et entraîné avec elle, tombeau de neige qui s’est dressé pour lui dans les hautes régions et qui l’a emporté comme un immense lacet blanc.

  On s’avance sous une longue voûte qui suit le cours du gave, dont les parois de neige durcie sont en pointe de diamants. On dirait de l’albâtre oriental humide de rosée ; l’eau découle du plafond sur nos habits ; le gave roule des pierres, et au milieu des ténèbres la blancheur des murs de neige nous éclaire, et l’on marche courbé, se traînant sur les pierres de marbre dans cette demeure des fées. Quand vous revenez au jour, vous revoyez le cirque, ses roches, ses petits sapins et dans le bas son herbe roussie du soleil.

  Je suis revenu à Luz au pas et en rêvant de Gavarnie ; j’avais encore le bruit de sa cascade dans l’oreille et je marchais sous le pont de neige. J’ai été accosté franchement par un homme qui m’a demandé du tabac et nous avons causé côte à côte jusqu’à Saint-Sauveur, où nous nous sommes quittés. N était grand, veste blanche, bas bleus et espadrilles aux pieds, le chapeau noir espagnol et le foulard roulé en bandeau sur la tête ; il montait un maigre petit cheval blanc et s’appuyait sur son long bâton comme s’il s’en fût aidé pour marcher. Je l’avais d’abord tenu pour espagnol à son accent, mais il m’a dit être français et faire le commerce des mules ; il a servi dans la guerre de Belgique, il a été sergent, on lui a même proposé d’être tambour-major, mais il n’a pas voulu ; car il déteste l’habit de soldat et la discipline, il aime mieux l’Espagne que la France : “C’est là que la vie est bonne, s’écriait-il ! tout le monde y mange de la viande, le pain y coûte un sou, deux liards la livre, le vin y est meilleur, tout le monde est poli et on n’a pas besoin de crier pour se faire servir dans les auberges. — Oui, Monsieur, me disait-il en me regardant avec son œil à moitié fermé, celui qui y fait de la dépense pour un sou est regardé comme celui qui en fait pour six francs.” Comme je lui demandais si les femmes étaient jolies : “Ce n’est pas tant qu’elles sont jolies comme elles sont bonnes ; rien qu’à les entendre parler, continuait-il, il y a une grâce, une certaine chose chez elles enfin, qui vous porte à penser à des affaires de femmes quand on ne le voudrait pas.” Mais il revenait toujours sur le bon marché des vivres et ne tarissait pas sur l’éloge du pain qui est meilleur, du vin, de la viande, de tout en général et sur la magnifique beauté du cher pays qu’il habite.

  BAGNÈRES-DE-LUCHON.

  15 septembre, temps de pluie.

  Aujourd’hui je devais aller au port de Venasque et revenir par le port de la Picade, aller en Espagne encore une fois ! Le projet est avorté et je suis à écrire assis sur un canapé d’auberge, en paletot et le chapeau sur la tête. Je ne sais ni que faire, ni que lire, ni qu’écrire. II faut passer ainsi toute une journée, et qui promet d’être ennuyeuse. A peine s’il est 7 heures du matin, et le jour est si triste qu’on dirait du crépuscule ; il fait froid et humide. Restant confiné dans ma chambre, il ne me reste qu’un parti, c’est d’écrire. Mais quoi écrire ? il n’y a rien de si fatigant que de faire une perpétuelle description de son voyage, et d’annoter les plus minces impressions que l’on ressent ; à force de tout rendre et de tout exprimer, il ne reste plus rien en vous ; chaque sentiment qu’on traduit s’affaiblit dans notre cœur, et dédoublant ainsi chaque image, les couleurs primitives s’en altèrent sur la toile qui les a reçues.

  Et puis, à quoi bon tout dire ? n’est-il pas doux au contraire de conserver dans le recoin du cœur des choses inconnues, des souvenirs que nul autre ne peut s’imaginer et que vous évoquez les jours sombres comme aujourd’hui, dont la réapparition vous illumine de joie et vous charmera comme dans un rêve ? Quand je décrirais aujourd’hui la vallée de Campan et Bagnères-de-Bigorre, quand j’aurais parlé de la culture, des exploitations, des chemins et des voitures, des grottes et des cascades, des ânes et des femmes, après ? après ?… est-ce que j’aurai satisfait un désir, exprimé une idée, écrit un mot de vrai ? je me serai ennuyé et ce sera tout. Je suis toujours sur le point de dire avec le poète :

  A quoi bon toutes ces peines, Secouez le gland des chênes, Buvez l’eau des fontaines, Aimez et rendormez-vous.

  Je suis avant tout homme de loisir et de caprice, il me faut mes heures, j’ai des calmes plats et des tempêtes. Je serais resté volontiers quinze jours à Fontarabie, et je n’aurais vu ni Pau, ni les eaux thermales, ni la fabrique de marbre à Bagnères-de-Bigorre, qui ne vaut pas l’ongle d’une statue cassée, ni bien d’autres belles choses qui sont dans le guide du voyageur. Est-ce ma faute si ce qu’on appelle Yintéressant m’ennuie et si le très curieux m’embête ? Hier, par exemple, en allant au lac d’Oo, quand mes compagnons maugréaient contre le mauvais temps, je me recréais de la plui
e qui tombait dans les sapins et du brouillard qui faisait comme une mer de blancheur sur la cime des montagnes. Nous marchions dedans comme dans une onde vaporeuse, les pierres roulaient sous les pieds detios chevaux, et bientôt le lac nous est apparu calme et azuré comme une portion du ciel ; la cascade s’y mirait au fond, les nuages qui s’élevaient du lac, chassés par le vent, nous laissaient voir de temps en temps les sommets d’où elle tombe.

  En venant ici de Bagnères-de-Bigorre, nous avons couché à Saint-Bertrand-de-Comminges, vieille petite ville aux rues raides et pierreuses, presque déserte, silencieuse et ouverte au soleil. De la vieille ville romaine il ne reste rien, et de l’église romane peu de chose, tant l’attention se porte ailleurs tout entière. La façade est nue ; grande tour carrée avec du ciment neuf entre les vieilles pierres, couverte d’un chapeau de planches construit récemment pour couvrir les cloches qui se rouillent sans doute. Le portail est petit et de vieux goût roman, et les chapiteaux de ses colonnes supportent des grotesques : gnomes montés sur des hippogriffes, usés par le temps, uniformes d’eux-mêmes et qui semblent rire dans leur horreur du mystère qui les entoure. A l’intérieur, murs simples et nus ; point d’abside ; les fenêtres, hautes et étroites, et sur les côtés des arcades jumelles et pointant en pure ogive diminuent de hauteur à mesure qu’elles s’inclinent vers le fond, comme si l’élan diminuait. Mais ce qui est maintenant toute l’église et ce qui la constitue réellement, c’est un immense jubé en buis qui renferme à lui seul le chœur et la nef, le prêtre et les fidèles. Ses pans hauts obscurcissent le jour qui tombe des fenêtres romanes ; son maître-autel, plein de fioritures de bois peint, cache la relique du saint qui est relégué derrière, comme dans la coulisse ; sur les parois latérales, à chaque médaillon une tête de chevalier ou de matrone, souvenir antique que le libre caprice du sculpteur a jeté à profusion, plaçant l’art au milieu de la foi, le remplissant et s’en faisant un prétexte. N’est-ce pas l’antiquité dans le roman, le xvie siècle dans le xie, la Renaissance dans le moyen âge ? Partout le bois est sculpté, fouillé, tressé, tant le talent est flexible, tant l’imagination se joue et rit dans les mignardes inventions ; aux culs-de-lampe ce sont des amours suspendus et versant des corbeilles de fleurs sur des seins de femmes qui palpitent, et des ventres de tritons qui rebondissent et dont, plus bas, la queue de poisson s’enlace et se roule sur la colonne. Çà et là c’est une tête de mort, plus loin une face de cheval, de lion, n’importe quoi pourvu que ce soit quelque chose ; ici un pédagogue qui fesse un écolier pour faire rire quand on passe à côté ; la luxure en femme avec le pied fourchu, et la feuille de chou, un singe qui a mis le capuchon d’un moine, des bateleurs qui s’exercent, et mille choses encore sans gravité et sans pensée ; partout de la complaisance dans les formes, de l’esprit, de l’art et rien autre chose ; pas une tête inspirée qui prie, pas une main tendue vers le ciel, ce n’est pas une église, c’est plutôt un boudoir. Dans un temple, toutes ces miséricordes ouvragées où l’on s’asseoit comme dans un fauteuil, et où les belles dames du xvi” siècle laissaient retomber leurs doigts effilés se prélassant sur les détails païens, ces volutes, ces feuilles d’acanthe, ces têtes de mort même, qu’est-ce que tout cela veut dire ? Les prophètes, Jes docteurs et les sybilles qui se suivent méthodiquement dans chaque cadre de bois, sur les parois intérieures, où vont-ils ? et pourquoi faire ? On leur tourne le dos, et la tête levée vers le ciel rencontre involontairement les petits plafonds fleuris où l’œil caresse des formes amoureuses. La Renaissance est là entière avec son enthousiasme scientifique et sa prodigalité de formes, et sa décence exquise dans les nudités où elle s’étudie, dans la corruption. Qu’il y a loin de là au pieux cynisme du moyen âge ! C’est beau, joli, charmant ; on admire de la tête et non du cœur, enthousiasme frelaté qui s’en va vite ; c’est un musée, un beau morceau d’art qui fait penser à l’histoire, un livre en bois où l’on lit une page du xvie siècle, pas autre chose.

 

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