Les refuges de pierre
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Elle remarqua à nouveau le tatouage qui ornait sa tempe. Comme celui de la Première Zelandoni, il était constitué de carrés, certains définis par de simples traits, d’autres colorés, mais il en avait moins, et c’étaient d’autres qui étaient colorés, avec également des marques courbes. Ayla se rendit compte qu’à l’exception de Jondalar et d’elle-même tous les participants à la réunion présentaient un tatouage facial. Le plus discret était celui de Willamar, le plus chargé ornait le visage de la femme chef, Kareja.
— Puisque Kareja a déjà vanté les avantages de la Onzième Caverne, continua le doniate, je me contenterai de t’inviter à nous rendre visite, mais je voudrais te poser une question. Es-tu de Celles Qui Servent ?
— Non, répondit Ayla en plissant le front. D’où te vient cette idée ?
— J’ai écouté les ragots, avoua-t-il en souriant. A voir la domination que tu exerces sur les animaux... (il tendit le bras vers Loup) beaucoup pensent que tu dois en faire partie. Et j’ai entendu parler de ce peuple chasseur de mammouths qui vit à l’est. On dit que, chez eux, Ceux Qui Servent ne mangent que du mammouth et vivent tous ensemble, dans un même foyer peut-être. Quand on t’a présentée comme Ayla « du Foyer du Mammouth », je me suis demandé si tout cela était vrai.
— Pas tout à fait, répondit-elle avec un sourire. Il est exact que, chez les Chasseurs de Mammouths, Ceux Qui Servent la Mère appartiennent au Foyer du Mammouth, mais cela ne signifie pas qu’ils vivent tous ensemble. C’est plus un nom, comme la « Neuvième Caverne ». Il y a de nombreux Foyers : celui du Lion, du Renard, de la Grue. Ils indiquent... la lignée à laquelle une personne appartient. On naît dans un foyer, ou on est adopté. Plusieurs Foyers différents forment un Camp, qui porte le nom du Foyer de son fondateur. Le mien s’appelait le Camp du Lion parce que Talut, son Homme Qui Ordonne, était du Foyer du Lion. Sa sœur Tulie était la Femme Qui Ordonne : chaque Camp a à sa tête une sœur et un frère.
Tout le monde écoutait avec intérêt. Découvrir comment d’autres peuples vivaient et s’organisaient fascinait ces hommes qui ne connaissaient guère que leurs coutumes.
— Mamutoï signifie dans leur langue « le peuple qui chasse le mammouth », ou peut-être « les enfants de la Mère qui chassent le mammouth », puisqu’ils honorent aussi la Mère, poursuivit Ayla. Le mammouth est particulièrement sacré pour eux ; c’est pourquoi le Foyer du Mammouth est le plus souvent réservé à Ceux Qui Servent. On choisit ce foyer, ou on se sent choisi, mais moi j’ai été adoptée par le vieux Mamut du Camp du Lion, je suis donc une « Fille du Foyer du Mammouth ». Si j’appartenais à Celles Qui Servent, j’aurais dit « Choisie par le Foyer du Mammouth » ou « Appelée au Foyer du Mammouth ».
Les deux Zelandonia s’apprêtaient à poser d’autres questions mais Joharran les devança. Bien qu’il fût intrigué, lui aussi, il s’intéressait plus au peuple qui avait élevé Ayla qu’à celui qui l’avait adoptée.
— J’aimerais en entendre davantage sur les Mamutoï, dit-il, mais Jondalar nous a raconté des choses surprenantes sur ces Têtes Plates que vous avez rencontrés sur le chemin du retour. Si ce qu’il dit est vrai, nous devons considérer les Têtes Plates d’une manière différente. Pour être franc, je crains qu’ils ne représentent une menace plus grande que nous ne l’avions imaginé.
— Pourquoi une menace ? demanda Ayla, sur ses gardes.
— D’après Jondalar, ils... ils pensent. Nous les avons toujours tenus pour des animaux à peine différents de l’ours des cavernes, peut-être même apparentés. Une espèce plus petite, plus intelligente, mais des animaux quand même.
— Nous savons que certaines grottes des environs ont autrefois servi de tanières à des ours, intervint Marthona. Et Zelandoni nous a raconté que selon les Histoires et les Légendes des Anciens, les Premiers ont parfois tué ou chassé les ours pour avoir un abri. Si certains de ces ours étaient en fait des Têtes Plates... si... si ce sont des êtres intelligents, tout est possible.
— Si ce sont des êtres intelligents que nous avons traités comme des animaux, des animaux hostiles... commença Joharran avant de marquer une pause. Je dois dire qu’à leur place j’envisagerais une façon de me venger. J’aurais essayé depuis longtemps. Il faut être conscient de cela.
Ayla se détendit. Joharran avait exposé son point de vue et elle comprenait mieux pourquoi il pensait que le Clan représentait une menace. Il avait peut-être raison, d’ailleurs.
— Je me demande si c’est pour cette raison que nous avons toujours insisté sur la nature animale des Têtes Plates, dit Willamar. Tuer des animaux pour se procurer de la nourriture ou un abri, c’est une chose. Mais si ce sont des êtres humains, même des êtres humains assez étranges, c’est autre chose. Nul n’aimerait penser que ses ancêtres ont tué des hommes et volé leurs abris, mais, si on se dit que c’étaient des animaux, l’idée devient acceptable.
Ayla trouva la remarque d’une sagacité étonnante, mais Willamar avait déjà émis des commentaires sages et intelligents. Elle commençait à comprendre pourquoi Jondalar avait toujours parlé de lui avec affection et respect. C’était un homme exceptionnel.
— Le ressentiment peut sommeiller longtemps, pendant de nombreuses générations, observa Marthona. S’ils ont des histoires et légendes, cela leur donne une longue mémoire, et des ennuis peuvent surgir. Puisque tu les connais si bien, Ayla, nous poumons peut-être te poser quelques questions.
La compagne de Jondalar se demanda si elle devait leur révéler que le Clan possédait en effet des légendes mais qu’il n’en avait pas besoin pour se rappeler son histoire, puisque tous ses membres naissaient avec une longue mémoire.
— Il serait avisé de tenter de prendre contact avec eux d’une autre manière, suggéra Joharran. Nous éviterions peut-être les conflits. Pourquoi ne pas leur envoyer une délégation, pour discuter de troc, par exemple ?
— Qu’en penses-tu, Ayla ? demanda Willamar. Est-ce qu’un peu de troc avec nous les intéresserait ?
— Je ne sais pas. Ceux que j’ai côtoyés connaissaient l’existence de gens comme nous. Pour eux, nous étions les Autres, et ils évitaient le contact. La plupart du temps, les membres du petit groupe où j’ai grandi ne pensaient pas aux Autres. Ils savaient que j’en faisais partie, que je n’appartenais pas au Clan, mais j’étais un enfant, une fille, en plus. J’avais peu d’importance pour Brun et les hommes, du moins tant que j’étais jeune. Le Clan de Brun ne vivait pas à proximité des Autres, je crois que c’était une chance pour moi. Jusqu’à ce qu’ils me trouvent, aucun d’entre eux n’avait jamais vu un jeune des Autres ; certains n’avaient jamais aperçu d’adulte, même de loin. Ils étaient disposés à me recueillir, à prendre soin de moi, mais j’ignore comment ils auraient réagi s’ils avaient été chassés de leurs grottes par une bande de jeunes gens brutaux.
— Jondalar nous a expliqué que les Têtes Plates que vous avez rencontrés en chemin avaient déjà eu des contacts, dit Willamar. Si d’autres peuples font du troc avec eux, pourquoi pas nous ?
— Ne faut-il pas d’abord savoir si ce sont vraiment des êtres humains et non des animaux apparentés aux ours des cavernes ? questionna Brameval.
— Ce sont des êtres humains, affirma Jondalar. Si tu avais eu des contacts avec l’un d’eux, tu le saurais. Ils sont intelligents, en plus. J’en ai rencontré d’autres que ce couple que nous évoquions à l’instant. Il faudra que je te raconte certaines anecdotes à ce sujet, plus tard.
Manvelar prit la parole :
— Tu dis que tu as été élevée par les Têtes Plates, Ayla. Parle-nous d’eux. Comment se comportent-ils ?
L’homme aux cheveux gris ne semblait pas du genre à tirer des conclusions sans avoir cherché à en apprendre le plus possible. Ayla hocha la tête et prit le temps de réfléchir avant de répondre :
— C’est intéressant que vous les croyiez apparentés aux ours des cavernes. Il y a là une sorte d’étrange vérité : les membres du Clan le croient aussi. Il leur arrive même de vivre avec un ours.
/> — Ah, fit Brameval, comme pour signifier : « Je vous l’avais bien dit ! » Ayla s’adressa directement à lui :
— Le Clan vénère Ursus, le Grand Ours des Cavernes, à la façon dont les Autres honorent la Grande Terre Mère. Il se donne le nom de Clan de l’Ours des Cavernes. Quand il tient son grand Rassemblement – une sorte de Réunion d’Été, mais qui n’a pas lieu tous les ans –, il célèbre une cérémonie sacrée pour l’Esprit de l’Ours des Cavernes. Longtemps avant le Rassemblement, les membres du Clan hôte capturent un ourson, qui vit avec eux dans leur grotte. Ils le nourrissent et l’élèvent comme un de leurs enfants, du moins jusqu’à ce qu’il ait grandi. Ils construisent alors pour lui en enclos dont il ne pourra pas s’enfuir mais continuent à le nourrir et à le dorloter.
« Au Rassemblement du Clan, les hommes rivalisent pour avoir l’honneur d’envoyer Ursus dans le Monde des Esprits afin qu’il parle pour le Clan et transmette ses messages. Les trois hommes qui ont remporté le plus d’épreuves sont choisis : il faut au moins ce nombre pour envoyer un ours des cavernes de taille adulte dans le Monde d’Après. Si c’est un honneur d’être choisi, c’est aussi très dangereux. Souvent, l’ours entraîne plus d’un homme avec lui dans le Monde des Esprits.
— Ils communiquent donc avec le Monde des Esprits, souligna Zelandoni de la Onzième Caverne.
— Et ils enterrent leurs morts avec de l’ocre rouge, ajouta Jondalar, sachant que ce détail avait une signification profonde pour cet homme.
— Il nous faudra du temps pour nous habituer à cette idée, prédit la femme chef de la Onzième Caverne. Du temps et beaucoup de réflexion. Cela va provoquer de nombreux changements.
— Tu as raison, Kareja, acquiesça la Première parmi Ceux Qui Servent.
— Pour le moment, pas besoin de réflexion pour prendre le temps de manger, dit Proleva, les yeux tournés vers le bord est de la terrasse.
Les autres se tournèrent dans la même direction, d’où approchait une file de Zelandonii portant des plateaux de nourriture.
Les participants à la réunion se répartirent en petits groupes pour se sustenter. Manvelar s’assit à côté d’Ayla, en face de Jondalar. La veille, il n’avait pas manqué de se présenter, mais, avec la foule qui entourait la nouvelle venue, il n’avait pas essayé de mieux la connaître. Il savait qu’il aurait l’occasion de le faire plus tard, sa Caverne était proche.
— On t’a adressé plusieurs invitations, mais permets-moi d’en ajouter une, dit-il. Tu dois venir au Rocher des Deux Rivières, la Troisième Caverne des Zelandonii est tout près.
— Si la Quatorzième Caverne est réputée pour ses pêcheurs, et la Onzième pour ses radeaux, pour quoi la Troisième est-elle renommée ? voulut savoir Ayla.
— La chasse, répondit Jondalar à la place de Manvelar.
— Mais tout le monde chasse, non ? objecta-t-elle.
— Bien sûr. C’est pour cela qu’ils n’en tirent pas vanité, parce que tout le monde chasse. Certains chasseurs d’autres Cavernes prennent plaisir à raconter leurs prouesses, et elles sont peut-être réelles, mais, comme groupe, la Troisième Caverne est celle des meilleurs chasseurs.
— Oh, nous en tirons vanité à notre façon, reconnut Manvelar avec un sourire. Mais, si nous sommes devenus d’aussi bons chasseurs, c’est grâce à l’emplacement de notre abri, situé au-dessus du confluent de deux rivières aux larges vallées herbeuses. Celle-ci, dit-il en tendant vers la Rivière une main qui tenait un os enrobé de viande, et une autre appelée la Rivière des Prairies. La plupart des animaux que nous chassons migrent par ces deux vallées, et nous nous trouvons au meilleur endroit pour les observer à toutes les périodes de l’année. Nous avons appris à estimer le moment probable où certains de ces animaux se montreront, et nous prévenons en général toutes les autres Cavernes, mais nous sommes souvent les premiers à les chasser.
— C’est peut-être vrai, dit Jondalar, mais tous les chasseurs de ta Caverne sont bons, pas seulement deux ou trois. Ils travaillent tous avec opiniâtreté pour se perfectionner. Tous. Ayla le comprend. Elle aime chasser, elle est stupéfiante avec une fronde, et attends d’avoir vu le nouveau lance-sagaie que nous avons inventé. Il projette une lance plus loin et plus vite, c’est incroyable. Ayla est plus précise, moi je lance un peu plus loin, mais n’importe qui peut toucher un animal à une distance deux ou trois fois plus grande qu’en lançant une sagaie à la main.
— J’aimerais voir ça ! Joharran veut organiser une chasse prochainement pour augmenter les réserves de vivres destinées à la Réunion d’Été. Ce serait l’occasion de faire la démonstration de cette nouvelle arme.
Se tournant vers Ayla, Manvelar ajouta :
— Vous participerez tous deux à la chasse ?
— Je l’espère, répondit la jeune femme. (Elle avala une bouchée puis regarda les deux hommes.) J’ai une question. Pourquoi les Cavernes sont-elles appelées de cette façon ? Leurs numéros ont-ils une signification ?
— Les Cavernes les plus anciennes ont les numéros les plus bas, expliqua Jondalar. Elles ont été fondées en premier. La Troisième avant la Neuvième, la Neuvième avant la Onzième ou la Quatorzième. Il n’y a plus de Première Caverne. La plus ancienne est la Deuxième Caverne des Zelandonii, qui se trouve non loin d’ici. Vient ensuite celle de Manvelar, qui a été fondée par les Premiers.
— Quand tu m’as appris les mots pour compter, Jondalar, tu les récitais toujours dans un certain ordre, remarqua Ayla. Ici, c’est la Neuvième Caverne, et la tienne est la Troisième, Manvelar. Où sont les membres des Cavernes fondées entre les deux ?
L’homme aux cheveux gris sourit. Ayla avait choisi la bonne personne pour poser des questions sur les Zelandonii. Depuis longtemps, il se passionnait pour l’histoire de son peuple et avait recueilli une masse d’informations auprès de divers membres de la Zelandonia, de conteurs itinérants et de gens qui avaient entendu des histoires transmises de génération en génération. Les membres de la Zelandonia, y compris Zelandoni elle-même, faisaient parfois appel à ses connaissances.
— Pendant les années écoulées depuis que les Premiers ont établi les Cavernes Fondatrices, beaucoup de choses ont changé, expliqua Manvelar. Des hommes sont partis ou ont trouvé une compagne ailleurs. Certaines Cavernes se sont réduites, d’autres se sont développées.
— Comme la Neuvième, certaines ont pris des dimensions inhabituelles, ajouta Jondalar. Manvelar poursuivit :
— Les Histoires font état de maladies qui ont parfois causé de nombreuses morts, et de mauvaises années où des Cavernes ont connu la famine. Quand elles comptaient trop peu de membres, deux d’entre elles ou davantage s’unissaient. La Caverne née de la fusion prenait souvent le numéro le plus bas mais pas toujours. Quand elles devenaient trop nombreuses pour leur abri, elles se scindaient pour former une nouvelle Caverne, souvent proche. Voilà longtemps, un groupe de la Deuxième Caverne est allé s’établir de l’autre côté de sa vallée. Il a choisi le nom de Septième Caverne parce que, à l’époque, il existait une Troisième, une Quatrième, une Cinquième et une Sixième Caverne. Aujourd’hui, il y a encore une Troisième, bien sûr, et une Cinquième, plus au nord, mais la Quatrième et la Sixième ont disparu.
Ravie d’en savoir plus sur les Zelandonii, Ayla eut un sourire reconnaissant. Ils continuèrent un moment leur repas en silence puis elle songea à une autre question :
— Toutes les Cavernes sont connues pour un talent, comme la pêche, la chasse ou la fabrication de radeaux ?
— La plupart, répondit Jondalar.
— La Neuvième est réputée pour quoi ?
Manvelar devança Jondalar :
— Pour ses artistes et ses artisans. Toutes les Cavernes ont des artisans habiles mais la Neuvième possède les meilleurs. C’est en partie pour cette raison qu’elle compte tant de membres. Leur nombre croît avec les enfants que les femmes mettent au monde, bien sûr, mais tous ceux qui souhaitent recevoir la meilleure formation dans un domaine artisanal, de la sculpture à la fabrication d’outils, r
ejoignent la Neuvième Caverne.
— C’est surtout à cause d’En-Aval, intervint Jondalar.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Ayla.
— L’abri le plus proche en aval d’ici. Il n’accueille pas une Caverne organisée, comme le nombre de gens qui le fréquentent pourraient le faire croire. C’est l’endroit où des hommes et des femmes vont travailler sur leur projet, en parler à d’autres personnes. Je t’y conduirai... peut-être après cette réunion si nous terminons avant la nuit.
Lorsque tout le monde se fut rassasié, y compris ceux qui avaient servi ainsi que les enfants de plusieurs participants et Loup, ils se détendirent en buvant un bol ou une coupe de tisane chaude. Ayla se sentait beaucoup mieux. Sa nausée avait disparu, son mal de tête aussi, mais son envie fréquente d’uriner se manifesta de nouveau. Tandis que ceux qui avaient apporté le repas repartaient avec des plats presque vides, Ayla remarqua que Marthona se tenait à l’écart et s’approcha d’elle.
— Y a-t-il un endroit proche où on peut se soulager ? s’enquit-elle à voix basse. Ou faut-il retourner aux habitations ?
— Je pensais justement à la même chose, répondit Marthona avec un sourire. Un sentier conduit à la Rivière, près de la Pierre Debout, un peu escarpé vers le sommet, mais il mène à un lieu proche de la berge qui est surtout utilisé par les femmes. Je vais te montrer.
Loup suivit les deux femmes, regarda un moment Ayla puis renifla une odeur alléchante et partit explorer une autre partie de la rive. Sur le chemin du retour, elles croisèrent Kareja qui descendait et lui adressèrent un hochement de tête entendu.